La philosophie est pleine de fictions, qui, loin d’être de simples procédés rhétoriques, aident à figurer des mondes possibles, plus encore qui nous invitent à imaginer des variations dans nos propres expériences.
À propos de : P. Cassou-Noguès, Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction, Seuil.
La philosophie est pleine de fictions, qui, loin d’être de simples procédés rhétoriques, aident à figurer des mondes possibles, plus encore qui nous invitent à imaginer des variations dans nos propres expériences.
Supposons que le monde soit soudainement annihilé. Un seul homme échappe à cette destruction de toute chose. À quoi cet homme peut-il penser ? Ses idées sont-elles fondamentalement différentes de celles qu’il avait avant l’annihilation du monde ? C’est par cette fiction que Hobbes débute l’exposé de sa philosophie première dans le De Corpore. On a là un exemple typique des expériences de pensée auxquelles ont parfois recours les philosophes. Des allégories platoniciennes aux expériences de pensée développées par les philosophes contemporains, comme celle, devenue célèbre, du cerveau dans une cuve [1], le discours philosophique est traversé de fictions. Mais quel est le statut de ces fictions ? Comment faut-il les lire ? On peut les considérer simplement comme un procédé rhétorique, un artifice pédagogique ou encore une manière d’expliquer une thèse conçue en dehors de la fiction. Mais la fiction peut aussi être abordée comme une certaine manière de poser et de traiter les problèmes philosophiques. C’est ce que propose Pierre Cassou-Nogués dans son dernier ouvrage Mon zombie et moi, en montrant comment il peut y avoir de la philosophie dans la fiction mais aussi comment « la fiction travaille la philosophie » (p. 338). L’enjeu est double. Il s’agit, d’une part, de s’interroger sur le rôle des fictions au sein du discours philosophique et, d’autre part, d’entreprendre une analyse philosophique des fictions littéraires.
Mon zombie et moi n’est pas une réflexion théorique sur la fiction en tant que telle et n’aborde pratiquement pas les discussions philosophiques contemporaines sur le statut de la fiction et des univers fictionnels [2]. Plus qu’une philosophie de la fiction, Pierre Cassou-Noguès nous propose une philosophie par la fiction et, plus précisément, par la fiction littéraire, qu’il s’agisse d’œuvres classiques (Poe, Maupassant), de récits de science-fiction (Wells, Dick, Stapledon) ou encore de fictions imaginées par l’auteur lui-même comme, par exemple, celle, sur laquelle s’ouvre le premier chapitre, d’un zombie, ce personnage décapité dont la tête reste consciente et continue à agir à distance sur le corps et à lui faire exécuter des actions tout comme elle le faisait avant la décapitation.
Ces fictions, aussi invraisemblables soient-elles, présentent des personnages, des situations, des événements qu’on juge possibles et auxquels on adhère : « l’hypothèse qui guide mes recherches, précise l’auteur, est que la fiction, la fiction qui s’écrit et se raconte, la fiction narrative comme je le dirai parfois, détermine le possible » (p. 34). Ces possibles ne sont pas ceux de notre monde, ce sont des faits ou des situations dont nous ne pouvons absolument pas faire l’expérience. La fiction narrative nous présente même comme possibles des choses qui seraient totalement impossibles d’un point de vue scientifique. Mais la fiction ne se réduit pas pour autant à la description d’un autre monde possible. Sur ce point, l’analyse de Pierre Cassou-Noguès se distingue de la théorie des mondes possibles développée par David Lewis qui invite à penser une pluralité de mondes possibles isolés et causalement indépendants les uns des autres [3]. La fiction ne prétend pas décrire une réalité radicalement distincte de celle qui constitue notre monde, elle est plutôt une « variation imaginaire » à partir de notre propre expérience. Une fiction réussie est une fiction à laquelle le lecteur peut adhérer dans la mesure où il fait l’expérience de situations qui ne sont que des variations par rapport à sa propre perception du monde et à la conscience qu’il a de lui-même. Si je peux me mettre à la place du zombie c’est parce que « je fais varier mon expérience, en en modifiant les caractères de telle sorte que cette variante reste une expérience que je peux imaginer vivre » (p. 279).
Une fiction réussie ne peut donc pas raconter n’importe quoi. Si le récit de l’homme invisible (qui voit sans être vu) nous apparaît comme possible, en revanche, il paraît plus difficile d’adhérer à la fiction d’un homme intangible (qui pourrait toucher sans être touché). Il y a donc des limites à la fiction. Elles sont déterminées par notre propre expérience mais aussi par une « structure de l’imaginaire » (p. 270) susceptible de se transformer au cours du temps ; le possible qui se révèle dans la fiction est donc « mobile et la métaphysique qui en découle toujours provisoire » (p. 41).
Ces variations imaginaires qui se déploient dans la fiction peuvent se prêter à une analyse phénoménologique. En faisant varier les propriétés de notre propre expérience, les fictions permettent de distinguer les caractères contingents et les caractères nécessaires de l’expérience. S’inspirant explicitement de la méthode des variations éidétiques élaborée par Husserl, laquelle consiste à faire varier les perspectives sur un phénomène afin d’en saisir l’essence, ce qui constitue le noyau stable de ces variations, Pierre Cassou-Nogués nous propose une « phénoménologie médiatisée par la fiction, une quasi-phénoménologie » (p. 168), méthode qu’il qualifie également de « métafiction » (p. 340).
Au delà d’une lecture philosophique des fictions littéraires, l’ouvrage s’intéresse aux fictions contenues dans le discours philosophique, plus particulièrement dans les théories modernes et contemporaines du sujet. L’hypothèse d’interprétation que suggère Pierre-Cassou Noguès consiste à relire certains textes clés sur le mode de la fiction. Ainsi les Méditations métaphysiques sont interprétées comme « une fiction, comparable à un roman de science-fiction et décrivant une situation possible de laquelle se dégage une certaine figure du sujet » (p. 74). Le cogito cartésien serait formulé à travers la fiction. Le chapitre 7 se focalise sur la théorie lockéenne de l’identité personnelle et les discussions qu’elle suscite de la part de philosophes contemporains [4], en montrant comme elle « ouvre des voies que la fiction littéraire développera et des problèmes qui appellent de nouvelles fictions philosophiques » (p. 209). L’auteur met également en évidence, au chapitre 8, les fictions auxquelles les philosophes ont parfois recours pour savoir s’il est possible de concevoir une machine qui pense. Sur toutes ces questions, l’ouvrage offre une présentation claire et tout à fait accessible de certaines questions contemporaines qui se posent en philosophie de l’esprit, montrant au passage comment la fiction peut contribuer à la compréhension des problèmes.
Mais l’enjeu principal est de montrer comment les figures modernes et contemporaines du sujet se sont constituées par et dans les fictions. Cette hypothèse originale entraîne une réévaluation du statut des fictions au sein de la pensée philosophique. Plus qu’une simple expérience de pensée venant confirmer ou illustrer une thèse, la fiction narrative nous ferait accéder à une certaine connaissance du sujet et de l’esprit. En explorant ces fictions, en déployant leurs possibles, se découvre une conception du sujet à laquelle nous sommes capables d’adhérer ; une conception qui, selon Pierre-Cassou Noguès, ne serait ni celle d’un matérialisme réductionniste ni celle d’un sujet totalement désincarné. En effet, « le possible qui est donné dans la fiction, implique que je ne peux me défaire d’une incarnation minimale, nécessaire au récit que je dois livrer de mon expérience » (p. 294). Mais ce qui importe c’est moins cette conception du sujet, qui ne pose rien de fondamentalement nouveau, que le recours à une méthode fondée sur la « métafiction ».
Mais si la figure moderne du sujet s’est constituée au travers de fictions, les problèmes qu’elle soulève ne seraient-ils pas, au bout du compte, que des productions de notre imaginaire ? Cela pose évidemment la question du statut de la fiction dans l’analyse philosophique. Sur ce point, l’auteur affirme prendre le contre-pied de certaines analyses de Wittgenstein : « dans le but de montrer l’aberration des problèmes philosophiques au regard des circonstances ordinaires, Wittgenstein imagine des situations extraordinaires dans lesquelles en effet se poseraient nos problèmes philosophiques » (p. 338). Alors que pour Pierre Cassou-Noguès le récit de fiction découvre des possibles qui donnent lieu à des problèmes qui ont du sens. Néanmoins, il n’est pas sûr qu’il y ait une telle opposition entre la perspective wittgensteinienne et la démarche suivie par l’auteur. Si, ces dernières années, la littérature a pu retrouver toute sa place dans le champ philosophique, on le doit en grande partie à des auteurs qui revendiquent l’héritage de Wittgenstein et dont l’objectif est de montrer comment les fictions peuvent conduire à une forme de connaissance morale [5]. Si la littérature apporte quelque chose à l’éthique, on voit aussi, grâce à Mon zombie et moi, qu’elle peut apporter quelque chose à la philosophie de l’esprit.
On peut toutefois se demander pourquoi Pierre Cassou-Noguès choisit de convoquer principalement des fictions « extraordinaires » qui déterminent et limitent le type de problèmes abordés. S’agissant d’une question comme celle du sujet, les œuvres de Proust ou de James présentent un intérêt majeur [6]. On peut également regretter que la réflexion se limite aux fictions littéraires sans évoquer les fictions cinématographiques. Certains travaux récents permettent de penser que le cinéma a aussi beaucoup à nous apprendre sur l’identité personnelle ou sur la nature de l’esprit [7].
Mon zombie et moi ouvre un véritable programme de recherche sur les fictions philosophiques, participant ainsi à une véritable réhabilitation des fictions littéraires dans la philosophie contemporaine. Qu’une forme de pensée puisse se déployer au sein des fictions narratives, c’est aussi l’idée que défend Franck Salaün, directeur de la collection « Fictions Pensantes » des éditions Hermann, dans son dernier livre Besoin de fiction qui rassemble une série d’études visant à définir ce que peut être une « expérience littéraire de la pensée » (p. 13). À travers ces ouvrages s’affirme indéniablement une autre manière de faire de la philosophie.
par , le 16 février 2011
– Voir le compte rendu du précédent livre de Pierre Cassou-Noguès, Les démons de Gödel, logique et folie.
Christophe Béal, « La fiction, outil philosophique », La Vie des idées , 16 février 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-fiction-outil-philosophique
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[1] Cf. Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, tr. A.Gerschenfeld, Paris, Editions de Minuit, 1984, p. 11-32.
[2] Pour une introduction à ces questions : cf. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999 ; Lorenzo Menoud, Qu’est-ce que la fiction ?, Paris,Vrin, 2005.
[3] David Lewis, De la pluralité des mondes, tr. M.Caveribère, J.P.Cometti, Editions de l’Eclat, 2007.
[4] Cf. Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984 ; Sydney Shoemaker, Self-Knowledge and Self-Identity, Ithaca, Cornell University Press, 1963.
[5] Cf. Sandra Laugier (dir.), Ethique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006 ; Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Paris, Agone, 2008.
[6] Sur Proust : Vincent Descombes, Proust, Paris, Editions de Minuit, 1987 ; Joshua Landy,Philosophy as Fiction : Self, Deception and Knowledge in Proust, Oxford University Press, 2004.
[7] Cf. Steven M. Sanders (dir.), The Philosophy of Science Fiction Film, The University Press of Kentucky, 2008 ; Susan Schneider (dir.), Science Fiction and Philosophy, Blackwell Publishers, 2009.