Recensé : Jacques Rancière, Le fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014, 152 p., 14 €.
Le dernier ouvrage de Jacques Rancière, Le fil perdu. Essais sur la fiction moderne, se donne pour ambition de cerner ce qui fait la spécificité de la littérature moderne, en tant que celle-ci naît d’une transformation du régime de l’écriture [1] : celui-ci n’est plus en effet fondé, du moins sous sa forme moderne, sur la logique représentative issue de la poétique d’Aristote. Il repose au contraire sur le principe de la stricte équivalence des sujets représentés [2] (p. 23-24 et 84-85), à l’encontre de la hiérarchie traditionnelle des genres renvoyant à un partage du sensible entre les hommes supérieurs et les hommes inférieurs : il y aurait ainsi d’un côté l’humanité active vouée aux nobles tâches et redevables d’une représentation mettant en valeur ses actes héroïques ; de l’autre l’humanité commune tout entière occupée à assurer la reproduction quotidienne de la vie du seul point de vue des besoins matériels, et qui n’est pas jugée digne de composer un sujet de fiction, sauf à des fins de raillerie dans le cadre de comédies (p. 22-24 et 69).
La fiction moderne : la primauté accordée à la vie ordinaire
La « démocratie littéraire » renvoie précisément à un nouveau partage du sensible qui vient perturber la distinction de la fiction pure et de la vie quelconque [3], donnant à décrire sous forme de tableaux valant par eux-mêmes l’insignifiance du tissu ordinaire de l’existence quotidienne (pp. 29-30 et 45-48), et mettant en valeur les capacités d’individus aptes à vivre eux aussi les grandes passions qui étaient auparavant la chasse gardée d’une catégorie privilégiée d’êtres humains (pp. 20 et 26). « L’égalité propre à la fiction nouvelle, écrit Rancière, appartient à cette redistribution des formes de l’expérience sensible dont participent aussi les formes de l’émancipation ouvrière ou la multiplicité des rébellions qui s’en prennent à la hiérarchie traditionnelles des formes de vie » (p. 30). Le paradoxe que fait d’ailleurs ressortir Jacques Rancière tient au fait que ce sont les écrivains considérés en général, notamment du point de vue de la critique marxiste, comme politiquement réactionnaires – Flaubert ou Baudelaire par exemple, en tant que ceux-ci défendent une conception aristocratique de « l’art pour l’art » – qui ont travaillé à transformer l’ordre fictionnel traditionnel, en brouillant le strict partage entre ce qui est digne d’être représenté et ce qui ne peut se prévaloir d’aucun titre légitime pour se rendre visible [4] (p. 91-92 et 95-96).
La tradition issue d’Aristote a conféré au poète la fonction de représenter ce qui a eu lieu, non pas réellement, mais dans l’ordre de la fiction, en tant que vraisemblable ou nécessaire. Or, d’après Aristote (Poétique, 9), la fiction poétique est supérieure sur le plan philosophique à la chronique historique en ce qu’elle représente les choses en référence à l’universel : ce que le héros doit nécessairement ou vraisemblablement avoir dit, même s’il ne l’a pas réellement dit. À l’opposé la chronique se borne à cerner l’événement, certes dans sa réalité, mais dont le statut reste infra-ontologique, car particulier et grevé de contingence : l’événement historique désigne ce qui s’est réellement passé, mais qui au fond aurait pu se passer tout autrement, car lié aux circonstances et donc au hasard. Dans la fiction épique ou tragique, on ne rencontre au contraire aucun hasard, l’intrigue est échafaudée de telles sorte que les événements se succèdent jusqu’au dénouement final selon un système de causes et d’effets nécessaire qui rendent l’histoire intelligible (p. 10, 21 et 101). La tragédie, c’est dans une telle perspective, le développement d’une intrigue (« la représentation d’une action menée jusqu’à son terme », dit Aristote, Poétique, 7) qui a un début, un milieu et une fin, l’enchaînement entre ces différents moments s’opère de façon nécessaire, et non en vertu du hasard – la tragédie elle-même constituant un organisme structuré selon des règles strictes, et formant ainsi une totalité achevée (p. 21).
Le propre de la littérature moderne aurait été, d’après Rancière, de mettre en question ce partage binaire entre fiction (poétique) et réalité (historique), et de réfuter le principe d’une supériorité du fictif en tant que domaine de la nécessité et de l’universalité sur le réel en tant que domaine de la particularité et de la contingence. Du coup, le régime général de la littérature vient supplanter le canon classique des Belles-lettres, et le privilège de la représentation se défait peu à peu [5] – de là l’idée que la littérature, en tant que régime moderne de la parole poétique, ne représente rien à strictement parler, ainsi que l’atteste le projet qui était celui de Flaubert d’écrire un « livre sur rien » – il faut entendre par là un livre qui tiendrait par la seule force interne de son style [6] (pp. 34 et 60-61). N’importe quel sujet étant dès lors digne d’être représenté, il n’y a plus à proprement parler comme chez Aristote (Poétique, 4 et 5) de hiérarchie à partir de laquelle on pourrait classer les genres de la fiction poétique en ce qu’ils représentent des actions et des personnages nobles (épopée, tragédie), ou à l’inverse communs (comédie) : on rentre ici dans un régime d’équivalence généralisée, où au sein du sensible, tous les signes prennent la même valeur – Flaubert décrit par exemple dans Madame Bovary, la rencontre entre Emma et Rodolphe, et la naissance de son amour pour lui, non comme l’aboutissement d’un processus rationnel où vient s’articuler un faisceau de moyens à des fins de séduction réciproque, mais comme ce qui naît à la manière d’une surprise, au gré et au hasard d’événements sensibles sans importance (la chaleur de l’été, un parfum de vanille, la clameur des voix, les mugissements des bœufs, le souvenir de désirs amoureux plus anciens transfigurés par la situation présente...), qui conduit, sans que cela soit commandé par une logique sous-jacente, à ce « qu’une main – la sienne – s’abandonne dans une autre main – celle du séducteur » (p. 33).
L’héroïsme des existences anonymes
Ce qui compte désormais, ce n’est plus l’action orientée vers une fin rationnellement déterminée, mais la manifestation contingente de micro-événements sensibles se produisant sur un mode impersonnel, et venant affecter la psyché des personnages (p. 32-34, 38-39, 56-60). La fiction moderne ne nous donne d’ailleurs pas tant à voir une myriade d’événements sensibles réfractés à travers l’intimité psychologique des personnages que la texture d’un monde fait de l’entrelacement d’expériences singulières dont aucune n’est à proprement parler privilégiée (p. 27 et 63), au sens où elle formerait le substrat d’une action orientée vers un noble but, transcendant l’insignifiance d’une vie ordinaire répétitive et vouée à l’accomplissement abrutissant des mêmes tâches. La capacité reconnue à quiconque de vivre une existence que son identité sociale lui interdisait par principe de vivre va de pair avec l’effondrement d’un modèle de fiction où les normes en matière de représentation (primauté du tout sur la partie, agencement rationnel des causes et des effets notamment) se faisaient l’écho du principe de hiérarchisation des classes d’êtres et des formes d’expérience qui leur sont naturellement liées (p. 22, 24, 27, 69 et 72). De là le morcellement de l’intrigue romanesque en une succession de tableaux articulés les uns aux autres d’une manière tellement artificielle qu’elle ne permet plus de penser la fiction sous l’angle de la totalité organisée, où les détails sont subordonnés à la logique d’une intrigue naturellement conduite à son achèvement [7] (p. 21 et 62). Le refus d’accorder un privilège à telle forme de vie ou à telle forme d’expérience implique que le romancier soit désormais incapable de différencier l’univers des pensées ou des sentiments, voire des simples impressions sensibles, et l’ordre de l’action rationnelle, contrairement aux normes de la poétique traditionnelle qui accordait un privilège au fait même pour le personnage d’agir : de là cet entrelacement, par exemple chez Flaubert, Keats, Conrad, ou Woolf des affects les plus imperceptibles et des pensées les plus rationnelles, ou encore l’alliance de la rêverie la plus éthérée déconnectée de toute velléité de passage à l’acte et de l’action la plus prosaïque toute entière portée par le projet d’une transformation effective du réel (p. 30-32, 42, 79-80, 86, 101, 104-105). D’où désormais des œuvres romanesques, qui se lisent comme des « récits erratiques », ou « des monstres sans colonne vertébrale », pour reprendre les critiques faites à Flaubert par ses contemporains (p. 8).
L’importance accordée par Flaubert aux considérations psychologiques sur l’intimité d’Emma Bovary explique d’ailleurs pourquoi celui-ci, dans une lettre à Louis Bouilhet, s’inquiétait de la disproportion que risquait de prendre son roman, avec une partie consacrée aux pensées et aux affects démesurément longue par rapport à celle consacrée aux péripéties proprement dites (p. 8). C’est sans doute dans une telle disproportion qu’on peut lire le plus parfaitement les signes de la démocratie littéraire qui vient à naître selon Rancière au tournant des années 1840. Ceci dit, la démocratie littéraire qui éclot dans les romans de Gustave Flaubert (p. 7-36) et le théâtre de Victor Hugo (p. 113-119), ou encore dans la poésie de Keats (p. 73-93) et celle de Baudelaire (p. 94-112), et qui plus tard se confirme chez Joseph Conrad (pp. 37-55) et Virginia Woolf (p. 56-72), ne doit pas s’entendre en un sens directement politique comme traduisant les aspirations des masses modernes à l’émancipation (p. 30). Ce qu’une telle démocratie littéraire met en œuvre, c’est une forme bien spécifique d’égalité, qui d’une certaine façon précède et rend possible l’égalité politico-sociale : « l’égalité des phrases », ou plus précisément, selon Rancière, « le pouvoir égalitaire de la respiration commune qui anime la multitude des événements sensibles » (p. 34). Toute la force et l’intérêt du livre de Jacques Rancière tient en définitive à ce que celui-ci parvient à restituer l’expérience sensible vécue par des existences anonymes, vouées à tisser du commun à partir de mots lus dans des livres qui ne leur étaient pas destinés (p. 28, 32 et 69).