Benjamin Boudou, chercheur en théorie politique au Max Planck Institute for the Study of Religious and Ethnic Diversity, analyse dans cet ouvrage ce qu’il nomme le « dilemme des frontières ». Il désigne par-là la tension interne à nos démocraties libérales, prises entre les principes qu’elles valorisent et les pratiques politiques qu’elles adoptent. D’un côté, les démocraties libérales défendent des principes de liberté et d’égalité : dans un monde démocratique idéal, chaque individu serait libre d’aller et venir où bon lui semble. D’un autre côté, les démocraties libérales mènent des politiques contraires à ces principes. Dans le monde actuel, les États démocratiques imposent un contrôle strict de la liberté de mouvement, tout le monde ne peut pas entrer si facilement à l’intérieur des frontières des pays démocratiques, et l’égalité n’est garantie que pour une petite partie de la population, les citoyens. Cette tension entre principes et pratiques a des conséquences dramatiques : des milliers de morts aux portes des pays démocratiques et la violation des droits de l’Homme. La question de Benjamin Boudou est la suivante : comment un État peut-il justifier des actions aux conséquences délétères ? Le pouvoir d’un État est-il légitime s’il entre en contradiction avec les principes qu’il défend ? « [D]e quel droit […] une communauté politique s’arroge-t-elle le privilège de déterminer ses frontières et donc d’empêcher des étrangers de les franchir ? » (p. 16)
Le rôle de la théorie politique
Benjamin Boudou propose de répondre à ces questions par le prisme de la théorie politique, discipline à la croisée des principes et des pratiques politiques. La théorie politique se caractérise par un double regard. Un regard heuristique d’abord (p. 38-42) : la théorie politique cherche à comprendre pourquoi tels acteurs politiques adoptent telles pratiques politiques. Elle fait l’hypothèse que les raisons d’agir de ces différents acteurs sont perceptibles dans leurs discours. Il s’agit alors d’étudier les justifications que se donnent ces acteurs pour dégager les principes et les arguments qu’ils défendent. Un regard critique et éthique ensuite (p. 45-49) : la théorie politique évalue ces justifications en analysant la cohérence des arguments vis-à-vis des principes défendus, un argument incohérent révélant souvent qu’il repose sur des principes non justifiés et mettant donc en question la légitimité des acteurs qui le formulent. L’objectif de Benjamin Boudou dans cet ouvrage est d’appliquer ce double regard au dilemme des frontières.
Ouverture ou fermeture des frontières
Une telle analyse n’est possible qu’en faisant le constat que les frontières sont des constructions sociales et politiques. Tout territoire délimité par des frontières est la marque d’une communauté politique, c’est-à-dire d’une « manière particulière de lier les individus entre eux » (p. 56). Et c’est cette manière particulière de lier les individus entre eux qui détermine si une communauté privilégie une politique d’ouverture ou de fermeture des frontières. La relation d’une communauté politique avec l’étranger dépend donc en premier lieu de ce que cette communauté considère être son « bien commun » (p. 85), c’est-à-dire les valeurs dominantes au nom desquelles elle définit ses frontières, le lien entre ses membres, et son lien avec l’étranger. L’objectif heuristique de la théorie politique est de reconstituer les différents types de bien commun sur lesquels se construisent les communautés politiques pour comprendre comment ces communautés justifient leur rapport à l’étranger.
Du côté des communautés politiques qui privilégient une politique de fermeture des frontières, on trouve trois types de bien commun. Le premier est la Nation. La communauté politique qui aspire à être « nationale » se définit par un ensemble de significations partagées, une culture, une identité. Les membres de la communauté sont liés par des liens affectifs et politiques, et ces liens justifient une « logique de l’intériorité » (p. 97) et une « logique de l’appartenance » (p. 106) : la préférence est systématiquement donnée aux membres de la communauté. Par conséquent, il est justifié de fermer les frontières aux étrangers puisqu’ils n’appartiennent pas à la communauté.
La République constitue une deuxième forme de bien commun. La communauté politique républicaine se définit par la participation active à une « culture politique commune » (p. 118). Les membres de la communauté sont liés par une certaine idée de la liberté, la « non-domination » (p. 119), et cette idée justifie une « logique du consentement » (p. 126) : toute personne participant activement à cette culture politique commune appartient à la communauté. Par conséquent, il est justifié de conditionner l’entrée sur le territoire à un strict engagement à participer à cette culture politique préétablie.
Les institutions politiques et juridiques représentent une troisième incarnation possible du bien commun. La communauté politique se définit alors par un « projet politique, juridique et institutionnel » (p. 134). Les membres de la communauté sont liés par un ensemble de droits (liberté d’association, droit de propriété, droit à l’autonomie) et ces droits justifient un « principe d’autodétermination » (p. 134) : les membres de communauté ont le droit de disposer d’eux-mêmes. Par conséquent, ils peuvent décider de fermer (mais aussi d’ouvrir) leurs frontières, indépendamment de toute influence étrangère.
Du côté des communautés politiques qui privilégient une politique d’ouverture des frontières, on trouve deux types de bien commun. Le premier est l’hospitalité. La communauté politique animée par l’idéal d’hospitalité se définit par l’acceptation d’un certain nombre de normes cosmopolitiques, parmi lesquelles le devoir d’« hospitalité civique » (p. 168). On considère que tout individu possède un « droit à l’appartenance » (p. 165) c’est-à-dire un droit à être rattaché à une communauté politique, un État. Tout apatride dispose ainsi d’un droit d’asile. Par conséquent, il est justifié d’accueillir, au moins temporairement, les demandeurs d’asile.
Dans les communautés politiques « ouvertes », la liberté de mouvement est une deuxième figure du bien commun. La communauté politique se définit alors par la non-restriction de la liberté de mouvement, qui est vue comme une « liberté fondamentale » (p. 193). Les membres de la communauté sont libres d’aller et venir où bon leur semble et cette liberté justifie une symétrie entre l’émigration et l’immigration : les membres de la communauté devraient pouvoir aller et venir sur n’importe quel territoire. Par conséquent, il est justifié d’ouvrir les frontières pour permettre à chacun d’exercer sa liberté de mouvement.
La déconstruction des présupposés du débat
L’objectif critique et éthique de la théorie politique est ensuite d’évaluer ces arguments en en jugeant la cohérence et en en déconstruisant les présupposés. Pour Benjamin Boudou, les deux types de politique ne sont pas à l’abri de certaines remises en cause. En particulier, les principes fondamentaux qui organisent les arguments en faveur d’une fermeture des frontières reposent tous sur au moins deux présupposés fallacieux, le « nationalisme méthodologique » (p. 62) et la « fable contractualiste » (p. 73).
Le premier présupposé repose sur l’idée que l’État-nation est un « donné qui n’a pas besoin d’être interrogé » (p. 65) de sorte que le pouvoir qui émane de la communauté politique est d’office considéré comme légitime. Pourtant les frontières des États-nations ne reposent pas sur des communautés préétablies : les personnes qui se trouvaient à l’intérieur des frontières des États-nations au moment de leur formation se sont retrouvées liées alors même qu’elles n’appartenaient pas forcément à une même communauté ethnique et culturelle. Aujourd’hui, ces personnes, les nationaux, possèdent le monopole de la définition de l’identité nationale et de la culture politique, alors qu’« ils n’y ont, par définition, pas non plus participé » (p. 109). Que ce soit d’un ensemble de significations partagées, d’une culture politique commune ou d’un projet politique, juridique et institutionnel qu’on parle, il semble qu’aucun de ces biens communs ne soit justifié puisque ceux qui les invoquent s’appuient sur l’idée d’État-nation qui est elle-même non justifiée. Benjamin Boudou pose alors la question suivante : pourquoi les étrangers n’auraient-t-ils pas le droit de participer à la définition du bien commun d’une communauté puisqu’il semble qu’il n’y ait pas de justification possible de ses frontières de prime abord ?
Le deuxième présupposé repose sur l’idée que l’État-nation a été fondé sur « le consentement du peuple » (p. 77) de sorte que le pouvoir qui émane de la communauté politique de cet État s’appuie sur la liberté d’association de ses membres. D’une part, cette ontologie sociale idéalisée masque « l’arbitraire du pouvoir de quelques-uns sur le grand nombre » (p. 77) et efface les « structures de domination » entre élites politiques et citoyens ordinaires notamment (p. 79). D’autre part, les personnes qui se trouvaient à l’intérieur des frontières des États-nations au moment de leur formation ont été soumises à l’autorité d’un souverain sans y consentir, parce qu’elles vivaient dans la zone géographique assujettie au souverain et ne pouvaient en partir, faute de moyens. Le problème pour Benjamin Boudou est que cette fable opère encore lorsqu’il s’agit de justifier les frontières et leurs régimes d’ouverture. Ce sont les « nationaux » qui participent aujourd’hui à la détermination aux politiques d’ouverture des frontières. À nouveau, il y a quelque chose d’incohérent à ce que ce soit ces personnes qui décident de l’accueil ou non des étrangers, sachant que le présupposé sur lequel on s’appuie pour légitimer leur pouvoir est injustifié. Pourquoi les étrangers n’auraient-ils pas leur mot à dire sur l’établissement des régimes migratoires, puisque les nationaux eux-mêmes n’ont au départ pas choisi de s’associer et qu’ils ne sont donc pas plus dans une position plus légitime que les étrangers pour décider de l’ouverture ou non des frontières ?
Mais les principes fondamentaux qui organisent les arguments en faveur d’une ouverture des frontières reposent eux aussi sur certains présupposés. La notion d’hospitalité, par exemple, est un « concept anachronique » qui comporte des « caractéristiques antimodernes » (p. 158). Originellement, l’hospitalité est entendue comme « don ou libéralité » (p. 158). Elle dépend d’un choix individuel de se mettre au service d’autrui et « ne peut donc pas être politique » en ce qu’elle n’appartient pas au domaine du droit (p. 159). L’hospitalité, dans son sens premier, ne peut pas désigner une obligation légale pour un État d’accueillir les étrangers. Elle n’est jamais qu’une obligation volontaire que se donne un État, mais elle ne peut lui être imposée. Un État peut donc décider d’inscrire l’hospitalité dans ses lois, mais ne peut pas obliger les autres États à faire de même. Dans un monde où la migration est une question globale, cela est problématique. De plus, l’hospitalité est « incompatible avec nos principes libéraux et démocratiques » (p. 160). Tel qu’on entend l’hospitalité originellement, la relation entre les accueillants et les accueillis est toujours inégale, les accueillis devant souscrire aux conditions d’entrée et de sortie et aux lois du pays d’accueil. L’hospitalité correspond donc à « une pratique et une vertu partielles et partiales » (p. 161).
De même, la défense de la liberté de mouvement a tendance à négliger les problèmes de « l’accès inégal à la mobilité » (p. 197) et des « formes d’exploitation » auxquelles les migrants sont soumis dans le pays d’accueil (p. 198). Ouvrir les frontières permettrait sans doute à ceux qui le peuvent d’exercer leur liberté de mouvement, mais ne résoudrait pas le fait que les plus pauvres ne sont pas en mesure de migrer et n’agirait pas non plus sur le traitement inégal réservé à ceux qui ont pu migrer. La liberté de mouvement contournerait le nationalisme méthodologique, mais ne permettrait pas de lutter contre la « priorisation des intérêts des citoyens sur les étrangers » qui est illégitime puisque les raisons de cette priorisation reposent sur l’idée de l’État-nation (p. 198).
La reconstruction d’un projet démocratique
Face aux limitations de l’ensemble des arguments pour ou contre l’ouverture des frontières, Benjamin Boudou conclut son ouvrage par une proposition normative. Il suggère de prendre en compte un autre type de bien commun pour établir quel rapport à l’étranger est le plus juste : les intérêts partagés. Une communauté politique, ou un « public », selon le terme de John Dewey, se définit par le « partage d’affection » (p. 204). Les membres de la communauté sont liés par le fait qu’ils sont affectés par une même situation et qu’ils ont besoin de se rassembler pour agir sur elle. Les frontières d’une communauté politique ne sont pas fixes, mais « contestables et révisables » (p. 205) en fonction des différentes situations qui affectent chaque individu. L’appartenance à la communauté repose donc sur le « principe des intérêts affectés » (p. 207) : « Si mes intérêts sont en jeu, je dois avoir mon mot à dire quant à ce qui les affecte, sans quoi je les subis » (p. 217). Le fait d’être affecté par une situation suppose alors une forme de « prise en considération » et de « participation » (p. 217).
Benjamin Boudou propose d’appliquer ce principe aux différentes situations qui touchent les étrangers. À l’échelle internationale, le principe demande d’ouvrir les frontières aux demandeurs d’asile, car leurs intérêts fondamentaux sont en danger. À l’échelle nationale, le principe demande d’intégrer les résidents étrangers (droit de vote, accès à la citoyenneté), car ils sont soumis aux lois du pays dans lequel ils vivent. Dans tous les cas, le principe demande que toute personne affectée par une norme puisse faire entendre sa « voix démocratique sans forcément avoir droit à l’intégration » (p. 223). Cela pourrait par exemple prendre la forme d’un « parlement des migrants » (p.227) dans lequel des représentants seraient assignés pour défendre les intérêts des non-membres.
Si cette proposition normative est intéressante, on aurait pu souhaiter que l’auteur détaille davantage les modalités d’application du principe des intérêts affectés. Il est notamment difficile de déterminer qui est affecté ou non par une norme. Il reste aussi à comprendre comment organiser concrètement la participation de toutes les personnes affectées. Une question centrale est celle de la langue : comment donner voix démocratique à toutes les personnes affectées si elles ne parlent pas toutes la même langue ?
De même, la notion de bien commun mobilisée dans l’ouvrage ne va pas sans tension. Benjamin Boudou utilise le terme pour faire référence à un ensemble de valeurs que l’on cherche à défendre lorsque l’on définit les frontières de la communauté. Or, l’usage du singulier laisse entendre qu’il n’y aurait qu’une valeur à partir de laquelle se constituerait une communauté (l’hospitalité, la culture, la liberté de mouvement…). Cela peut apparaître contestable : une communauté, même homogène, se constitue toujours sur un ensemble de principes éventuellement en tension. Les différents biens communs répertoriés correspondent en fait plus à une direction générale vers laquelle tendent certaines communautés à cause de l’ensemble des valeurs par lesquelles elles se définissent. Cependant, ces quelques manques n’entachent en rien la qualité du raisonnement. Benjamin Boudou offre ici un des ouvrages de théorie politique les plus complets sur les questions d’ouverture des frontières et d’intégration des étrangers. Appelant à se « défaire des oppositions binaires et des différents biais » (p. 230), il adopte une posture pragmatiste dont on s’étonnait qu’elle ne soit pas plus centrale en éthique de la migration.
Benjamin Boudou, Le dilemme des frontières : éthique et politique de l’immigration, Paris, Éditions de l’EHESS, 2018, 263 p., 17 €.