Recensé : Paul Lichterman, Elusive Togetherness. Church groups trying to bridge America’s divisions, Princeton, Princeton University Press, 2005.
L’une des citations les plus fréquemment mobilisées dans les travaux sur l’engagement associatif, la société civile et le capital social, est sans nul doute l’affirmation de Tocqueville selon laquelle « les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres. J’ai fait voir que cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l’y créer artificiellement. Et c’est ce que les associations seules peuvent faire » [1]. Mais c’est l’interprétation proposée par Robert Putnam de l’intuition tocquevillienne, au travers de la notion de capital social (voir encadré), qui est aujourd’hui le plus souvent discutée, la référence à Tocqueville demeurant finalement assez ornementale. Parce qu’il constate que la notion néo-tocquevillienne de capital social fait écran à l’observation de certains processus, Paul Lichterman nous propose dans Elusive Togetherness de distinguer les deux perspectives. Il fait le pari qu’un retour sur les intuitions de l’auteur de La démocratie en Amérique peut permettre de nourrir l’imagination sociologique. Alors que Putnam tend à considérer que les relations de confiance et de réciprocité qui se nouent à l’intérieur d’une association s’étendent nécessairement à l’extérieur du groupe (même s’il est amené à nuancer cette idée en introduisant l’opposition entre des formes de capital social bonding et bridging), Lichterman cherche à comprendre la relation entre les liens noués à l’intérieur des groupes, le type d’interactions qui s’y déroulent, et les liens noués avec l’extérieur du groupe. Autrement dit, comment et à quelles conditions se produit la « spirale sociale » attendue, qui doit contribuer à l’édification d’une communauté civique plus vaste ? Pour répondre à cette question, il mobilise la notion de « style de groupe » qu’il avait développé dans un article antérieur coécrit avec Nina Eliasoph, « Culture in interaction » [2].
Le capital social
Si Robert Putnam n’est pas l’inventeur du concept de capital social, c’est lui qui en a popularisé l’usage dans les années 1990, lui donnant un écho important bien au-delà des cercles scientifiques. Voir en particulier Putnam R., Leonardi R., Nanetti R.Y., Making democracy work. Civic traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; Putnam R., « Bowling alone. America’s declining social capital”, Journal of Democracy, vol. 6, n°1, January 1995 ; Bowling Alone. The collapse and revival of American community, Simon and Schuster, New York, 2000 ; Putnam R. (dir.), Democracies in Flux. The evolution of Social Capital in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press, 2002.
On trouve des références au capital social dès les années 1920, cf. Hanifan L.J., The community center, Boston, Silver, Bourdette and Co, 1920. Bourdieu s’y intéresse également dans « Le capital social », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°31, 1980. Mais c’est J. Coleman qui va l’imposer sur l’agenda scientifique dans les années 1990, cf. “Social capital in the creation of human capital”, American Journal of Sociology, 84, 1988 et Foundations of social theory, Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass., Londres, 1990. Le capital social désigne alors « les obligations et attentes à l’égard d’autrui, qui dépendent du niveau de confiance de l’environnement social ; le niveau d’information fourni par la structure sociale ; et les normes accompagnées de sanctions ». Les travaux sur le capital social se sont ensuite déployés dans deux directions : l’une, mobilisant plutôt les théories du choix rationnel, dans la lignée des analyses de Coleman, conçoit le capital social comme une réalité endogène – et donc modifiable – et les individus comme des acteurs rationnels. Dans cette conception, le capital social n’est pas une donnée culturelle, générale, relevant des valeurs de l’ensemble d’une société ; c’est le produit de situations particulières. Putnam s’inscrit quant à lui dans la seconde tradition, dans laquelle le capital social est conçu comme une réalité macrosociologique, sociale ou culturelle. Il définit celui-ci comme « les relations entre les individus : les réseaux sociaux et les normes de réciprocité et de confiance qui en émanent », Bowling Alone, ibid., p. 19. C’est cette approche qui est la plus utilisée par les auteurs désireux de penser l’articulation entre capital social et culture civique et politique. Parmi les très nombreuses synthèses des débats suscités par le capital social, dans des perspectives mettant l’accent sur le politique, cf. Jackman R.W., Miller R.A., « Social capital and politics », Annual Review of Political Science, 1998 ; Flap H., « Creation and return of social capital : a new research program », Revue Tocqueville, vol 20, n°1, 1999. En français, cf. Hamidi C., « Lire le capital social. Autour de Robert Putnam », Revue Française de Science Politique, vol. 53, n° 4, août 2003, pp. 607-613 et Bevort A., Lallement M. (dir.), Le capital social. Performance, équité et réciprocité, Paris, La Découverte, 2006.
Cette investigation théorique féconde s’appuie sur l’étude ethnographique de différents groupes et projets civiques organisés sur une base religieuse, les uns proches du courant mainline libéral, les autres du courant évangélique protestant conservateur (cf. encadré), dans une ville moyenne du Midwest. De fait, ce type de structures représente une part considérable de la vie civique aux États-Unis puisque plus de 50% des Américains sont membres actifs d’une congrégation religieuse, et la moitié du bénévolat prend place dans le contexte d’une congrégation [3]. Ces structures sont en outre amenées à jouer un rôle croissant dans le contexte politique où se déroule l’observation menée par Lichterman, entre 1996 à 2000. À cette période est en effet lancée une vaste réforme de l’État-Providence, visant à déléguer aux États la mise en place des programmes sociaux et à limiter à cinq ans la durée pendant laquelle les individus peuvent bénéficier de l’aide sociale. Les groupes civiques, et tout particulièrement les groupes religieux sont alors invités à se structurer pour répondre à ce retrait de la puissance publique et fournir les services sociaux nécessaires. On voit donc l’intérêt politique qu’il y a aujourd’hui à observer de près le fonctionnement de ces structures.
Courants mainline et évangélique au sein du protestantisme américain.
Ces deux courants, qui renvoient à des catégories sociales, et non théologiques, se sont définis en opposition l’un à l’autre. Le premier, qui émerge dans le contexte de la réforme sociale de la fin du XIXe, début XXe siècle, est caractérisé par l’acceptation du principe du pluralisme religieux et le fait de ne pas prendre la Bible au pied de la lettre. Il tire son nom de la Pennsylvania Main Line, une banlieue blanche et aisée longeant le chemin de fer du même nom dans les environs de Philadelphie, et non comme on pourrait le penser de son statut numériquement majoritaire – ce qu’il n’est d’ailleurs plus le cas aujourd’hui aux États-Unis. Le second, réagissant à la fois à l’émergence de la mouvance mainline et au fondamentalisme strict de certains courants conservateurs au début du XXe, met l’accent sur la certitude religieuse comme fondement de l’identité des fidèles : les autres religions sont vues comme étant dans l’erreur. Enfin, la foi est vécue sur le mode de la relation personnelle au Christ.
Plus concrètement, Lichterman a suivi huit groupes appartenant à l’Urban Religious Coalition (URC), un vaste réseau d’églises protestantes mainline [4] créé au début des années 1970, et un projet émanant du réseau Tumbling Walls, qui rassemble des églises évangélistes protestantes. Au sein du réseau URC, ses analyses portent essentiellement sur les cas de Humane Response Alliance (HRA), un groupe qui se constitue afin de créer des liens sociaux entre les églises, les communautés et les services sociaux en réponse à la réforme du Welfare State, et de trois groupes qui en émanent. Fun Evening propose des activités en soirée aux adolescents jugés à risque. Justice Task Force, qui est né de l’insatisfaction suscitée par les actions de Humane Response Alliance chez certains de ses membres, vise à sensibiliser l’opinion aux enjeux de la réforme du Welfare State. Park Cluster, enfin, cherche à offrir des biens et des services publics aux habitants du quartier défavorisé de Park. Dans le réseau évangéliste conservateur, c’est essentiellement le projet Adopt-a-family qu’étudie Lichterman. Celui-ci vise à mettre des bénévoles en contact avec des familles sur le point de sortir du système d’aide sociale, afin qu’ils les aident dans leurs tâches quotidiennes [5].
Avant de revenir sur les résultats de cette étude, et les applications qui peuvent en être faites au cas français, il faut s’arrêter sur le concept de style de groupe mobilisé ici.
Styles et habitudes de groupe [6]
Eliasoph et Lichterman font le constat que les groupes civiques ont des styles qui leur sont propres. Ceux-ci reposent sur des schémas récurrents d’interactions, fondés sur la façon dont le groupe définit – plus ou moins implicitement – ce qu’est un « bon » membre et quelles sont les formes adéquates de participation et de discussion au sein du groupe [7]. Ces styles de groupe ne sont pas neutres : ils fonctionnent comme des filtres ou des cadres structurant ce qui est dicible et pensable dans le groupe. Ils sont largement indépendants des croyances des individus qui composent le groupe, et s’avèrent contraignants : les individus reconnaissent le style à l’œuvre dans un contexte donné, et tendent à s’y conformer. Enfin, ils sont en nombre limité : les acteurs font rentrer les expériences nouvelles dans des catégories familières, qui sont en nombre restreint. Ces styles résultent à la fois de la culture civique américaine telle qu’elle est filtrée par chacun des groupes, et des rôles sociaux institutionnalisés que leurs partenaires, et notamment les services sociaux avec lesquels ils sont en lien, attribuent aux groupes.
Pour opérationnaliser ce concept sensibilisateur [8] de styles de groupe, Eliasoph et Lichterman retiennent trois dimensions, qui les guident dans leurs observations : la définition des frontières des groupes et la façon de penser la relation à l’extérieur du groupe (group boundaries), les liens à l’intérieur du groupe (group bonds), et les normes langagières (speech norms) [9]. En appliquant cette grille de repérage à leurs terrains d’études [10], ils identifient deux des styles de groupe à l’œuvre dans la culture civique américaine. Dans le premier cas, celui d’un groupe engagé contre la construction d’un incinérateur de déchets toxiques, c’est le style de la « timide affiliation » qui prévaut. Les membres du groupe, qui s’identifient comme membres de la communauté des résidents de la ville, sont très soucieux de respecter les convictions de chacun, et de ne contraindre personne à des modalités d’engagement qui lui déplairaient. En termes de normes de langage, ils cherchent à traiter les problèmes de façon raisonnable, délibérative, en privilégiant les faits sur l’émotion. Au contraire, c’est le style du « désengagement actif » qui domine dans le second cas, celui d’un club de danse country. Là, les discussions tournent autour de plaisanteries racistes ou graveleuses, les sujets sérieux sont soigneusement évités, et la norme langagière en vigueur consiste à violer les règles ordinaires de la conversation, le groupe manifestant ainsi son refus de l’hypocrisie du monde environnant, et son opposition aux institutions sociales dominantes. Si les normes langagières et la définition des frontières du groupe diffèrent dans les deux cas, la conception des liens au sein des deux groupes présente des points communs : dans les deux cas, les membres refusent tout prosélytisme [11] et sont extrêmement soucieux de respecter l’individualité de chacun. Paradoxalement, c’est donc le langage de l’individualisme qui sert ici de support à l’engagement, et qui délimite les formes qu’il est susceptible de prendre.
En élaborant le concept de styles de groupe, Eliasoph et Lichterman revendiquent une certaine conception de la culture, et de la culture civique en particulier [12]. Les normes culturelles sont conçues comme étant des réalités profondes et structurantes, qui fonctionnent comme des « règles constitutives » [13] par le biais desquelles les individus donnent du sens, ensemble, à leur vie quotidienne. Dans cette perspective, la culture et les significations partagées déterminent les réseaux sociaux, au moins autant que le phénomène inverse [14]. En outre, « la culture n’est pas simplement dans la tête » des acteurs [15], elle n’est pas conçue comme un système de valeurs intériorisées, qu’on pourrait mettre au jour en sondant le for intérieur des individus [16]. Elle est appréhendée comme un ensemble de formes symboliques disponibles publiquement, qui prennent sens dans les interactions et les processus de communication entre les acteurs, dans la lignée de la sociologie interactionniste symbolique, de la sociologie cognitive et du pragmatisme. C’est sur ce point que Lichterman adresse une première critique forte à Putnam, dans Elusive Togetherness. Alors que Tocqueville attirait l’attention sur la question des significations investies dans les interactions, Putnam abandonne cette dimension au profit de l’étude des seules relations [17], dans son souci de se doter d’un instrument de mesure et de comparaison de celles-ci.
Comment comprendre la spirale sociale ?
L’attention aux normes culturelles, et notamment discursives, disponibles au sein des groupes, peut nourrir différents types de questionnements. Certains travaux se sont intéressés au contenu, plus ou moins politisé et/ou tourné vers l’esprit public, des discussions qui se déroulent dans les arènes associatives : c’est le cas de ceux de Wuthnow [18], des précédents travaux d’Eliasoph [19] ou de ceux de Hamidi [20] et Lefèvre [21] en France. Ils ont permis de montrer que le contexte associatif ne se prête pas nécessairement à la politisation des discussions, et qu’il peut au contraire favoriser une « évaporation du politique », selon la formule employée par Eliasoph [22]. Ce n’est toutefois pas dans cette perspective que Lichterman utilise le concept de style de groupes dans Elusive Togetherness : dans cet ouvrage, il cherche à comprendre comment certains styles de groupe permettent de créer des liens durables avec l’extérieur du groupe, tandis que la plupart font au contraire obstacle à ce processus.
Pour cela, il reconstruit l’argument tocquevillien, qu’il qualifie d’argument de la « spirale sociale », et cherche à préciser à quelles conditions les liens créés à l’intérieur des groupes débouchent sur des liens durables avec l’extérieur [23]. Il écarte la réponse apportée à cette question par Putnam, lorsque celui-ci propose de distinguer deux formes de capital social, bonding et bridging [24]. La première désigne les relations qui se nouent à l’intérieur de groupes préexistants (ethniques, sociaux, religieux…) qui rassemblent des individus qui se ressemblent, et qui créent une loyauté intra-groupe forte, éventuellement accompagnée d’une grande méfiance à l’égard des out-groups. À l’inverse, le capital bridging résulte des interactions entre des individus issus de segments variés de la société, et il est censé favoriser le développement de relations de tolérance et de confiance généralisées à l’ensemble de la société. Putnam prend ainsi en considération le fait que les effets internes à une organisation ne sont pas obligatoirement transférés à un niveau plus large (ce qui n’est d’ailleurs pas sans lui poser problème, car il doit admettre que le capital social a plus de chances de se développer dans une configuration bonding que bridging, alors que le capital social n’a les effets positifs qu’il lui attribue que dans le second cas). La distinction entre ces deux formes s’inscrit également dans le cadre de la prise en considération par Putnam du « côté obscur » (the dark side) du capital social. De nombreuses critiques avaient en effet souligné dès l’origine l’existence d’un « capital anti-social » [25] ou d’un « capital social incivique » [26], lorsque les buts poursuivis par une organisation vont à l’encontre des principes démocratiques [27] ou qu’une société civile florissante contribue à l’effondrement d’un régime républicain, par exemple [28]. Toutefois, si ces travaux permettent de montrer les limites du concept de capital social, ils n’offrent pas d’alternatives. Les notions de capital social bonding et bridging, quant à elles, laissent à penser que toutes les associations constituées sur une base ethnique ou religieuse sont nécessairement bonding, sans pour autant que les interactions nouées à l’intérieur et envers l’extérieur des groupes aient fait l’objet d’investigations. C’est précisément ce que cherche à faire Lichterman, afin de reconstruire la théorie tocquevillienne sur ce point.
Il constate que les liens créés à l’intérieur des groupes débouchent sur des liens durables avec l’extérieur lorsque les groupes adoptent une posture réflexive, c’est-à-dire qu’il est possible de discuter collectivement du rapport du groupe au reste du monde. Sensibilisé à l’importance de la communication réflexive par certains auteurs pragmatistes, et notamment Dewey et Jane Adams [29], il identifie trois indices de réflexivité qui lui permettent d’examiner si celle-ci est à l’œuvre dans les différents groupes. Le groupe discute-t-il la relation qu’il entretient avec des groupes, des catégories et des individus qui lui sont extérieurs ? S’interroge-t-il sur ce qu’il est, et ses limites ? Discute-t-il des raisons pour lesquelles les individus et les groupes font ce qu’ils font ? En pratique, rares sont les styles de groupes qui intègrent cette posture. Il existe bien d’autres façons de gérer la place d’un groupe dans la société, que l’on choisisse de passer sous silence les différences en faisant référence à la commune humanité de tous les individus – ou, dans une version religieuse, au fait que « nous sommes tous les enfants du même Dieu », ou que les groupes privilégient l’introspection et l’autocritique afin de faire disparaître la conscience des différences chez leurs membres, par exemple.
Les cas
À la lumière des cas étudiés, Lichterman identifie cinq des styles à l’œuvre dans les groupes civiques américains : le style « en réseau » (networker), le « bénévolat par intermittence » (plug-in style volunteering), le style de la « critique sociale » (social critic), celui des « serviteurs du social » (social servants), et celui des « partenaires » (partnership) [30]. Seul ce dernier style encourage la réflexivité sociale et permet de créer des liens durables avec l’extérieur du groupe.
Le groupe Humane Response Alliance (HRA), qui correspond aux deux premiers styles, est un « réseau lâche » (loosely connected network) [31] emblématique de la société civile américaine contemporaine. Ces coalitions rassemblent des groupes de bénévoles et des travailleurs sociaux professionnels qui définissent les tâches à accomplir par les bénévoles, autour d’enjeux précis, ce qui permet des engagements ponctuels. Lors de sa création, le HRA se donne pour objectif de reconstruire les structures sociales de la ville, en créant des liens entre les églises, les communautés et les services sociaux afin de limiter les effets du désengagement de l’État occasionné par la réforme de l’État-Providence. En ce sens, le souci de créer une spirale sociale à partir de l’engagement associatif est au cœur du projet initial de ce groupe. Pourtant lors des réunions, les animateurs de réseaux et les bénévoles, toujours accaparés par les actions à mener, ne discutent jamais de la situation du HRA et de ses relations avec l’extérieur, et au bout d’un an, le projet finit par s’arrêter, du fait notamment de cette incapacité à créer des liens au-delà du groupe. Cette situation renvoie à un style de groupe bien particulier : le style des conversations est celui du « business meeting », centré sur les tâches à accomplir et écartant les conversations plus générales. Les frontières du groupe sont floues, la carte mentale adoptée est vague et potentiellement ouverte à tous (tous les croyants peuvent s’engager). Enfin, à l’intérieur du groupe, les différences et les désaccords potentiels ne sont pas explicités et discutés, par souci de respecter les croyances et les envies de chacun. La façon dont se déroulent les réunions illustre bien ce processus : elles se concluent toujours par un moment de prière silencieuse, lors d’une séquence intitulée « À quelle action sommes-nous appelés, moi et ma communauté ? ». Au lieu de discuter avec les autres membres du groupe de ce qui serait utile ou nécessaire, le bénévole doit trouver en lui-même l’indice de ce que Dieu souhaite lui voir faire, parmi les différentes activités proposées. Au delà de la dimension religieuse de cette séquence, elle renvoie d’après Lichterman à une croyance bien enracinée dans la culture civique américaine, selon laquelle c’est à chacun de faire ce qu’il pense juste, sur la base de ses valeurs et de ses croyances individuelles. On le voit, ce style ne permet pas de poser collectivement un regard réflexif sur le groupe et sa place dans la société. S’il développe effectivement certaines compétences chez les membres, celles-ci ne correspondent pas à ce que les théoriciens de la société civile en attendent : en participant ponctuellement à tel ou tel projet, les bénévoles apprennent en effet à nouer rapidement des relations interpersonnelles très superficielles, dans des interactions fugaces, avec des gens qu’ils ne reverront probablement jamais, ou encore à ne pas se sentir mal à l’aise de côtoyer dans un même espace le temps d’une soirée de parfaits inconnus [32].
C’est précisément en réaction aux insatisfactions suscitées par le HRA qu’est né le groupe Justice Task Force. Ses fondateurs estiment qu’il faut s’attaquer aux causes structurelles des problèmes, plutôt que d’appliquer après coup « des pansements sur une jambe de bois » : un de leurs principaux projets consiste ainsi à organiser dans les églises des ateliers sur les injustices économiques, afin d’éveiller les consciences. Pourtant, là aussi la volonté de s’adresser au reste de la société se heurte au style du groupe, que Lichterman qualifie de style de la critique sociale. Le style des conversations est prophétique, il s’agit de pointer les « vrais » enjeux et de souligner systématiquement les mécanismes de domination économique qui sont à l’œuvre. Mais ce style de groupe repose sur une contradiction interne : ses membres désirent sincèrement s’adresser à l’extérieur, mais ils se vivent comme détenant une vérité à délivrer aux autres, sans s’interroger sur la validité de leur croyance ni les modalités de la transmission. Ceux qui ne sont pas d’accord avec eux sont considérés soit comme aliénés, soit comme ayant des intérêts de classe antagonistes : dans les deux cas, il est inutile de chercher à discuter avec eux. Par ailleurs, les membres du JTF sont issus de différentes congrégations, à l’intérieur desquelles ils se sentent marginaux. Là aussi, Lichterman identifie une tradition politique plus vaste à l’œuvre dans le style de la Justice Task Force, celle de Thoreau, qui imprègne également l’activisme radical depuis les années 1960, et qu’il qualifie de « politique personnalisée » (personalized politics) [33]. Elle incite les militants à s’appuyer sur un sentiment d’obligation sociale à changer la société très individualisé, au nom d’une singularité individuelle plutôt que de l’appartenance à un collectif. Les échecs du groupe, liés à son style, montrent enfin que le fait d’avoir un regard politique et critique sur la société ne garantit pas d’être capable de s’interroger sur les liens noués avec l’extérieur du groupe. L’existence ou non d’une spirale sociale ne saurait donc se résumer à l’alternative bénévolat/activisme, ou à la cause défendue par le groupe.
Le troisième style de groupe, celui de serviteur du social, correspond au programme Adopt-a-Family mis en place par le réseau évangéliste Tumbling Walls afin de mettre des familles sur le point de sortir du système d’aide sociale en lien avec des bénévoles chargés de les aider dans leurs activités quotidiennes (les accompagner aux rendez-vous sociaux et médicaux, les aider à faire leurs courses, etc.). Là aussi, le groupe a pour ambition initiale de créer des liens avec l’extérieur : les concepteurs du projet évoquent la nécessité de nouer des relations personnelles avec les bénéficiaires de l’aide, et de « sortir de sa zone de confort » en se confrontant à des gens différents, comme le Christ l’a fait avec les pauvres et les marginaux. On a donc a priori affaire à un modèle de capital social bridging, tel que le décrit Putnam. Mais, là encore, la spirale tourne court du fait des habitudes du groupe. La relation d’aide est pensée sur le modèle du Christ, et puisqu’il faut traiter tout individu comme un don de Dieu, rien de ce qui pourrait évoquer les barrières de classe, de race, etc. entre les individus, ou les causes des difficultés des familles ne peut être évoqué dans les discussions. La carte mentale doit rester floue et les conversations se limiter à l’identification des besoins concrets de la personne aidée. Une fois encore, les bénévoles acquièrent des compétences dans l’action, mais ce ne sont pas celles que l’on aurait pu anticiper : ils apprennent à ne pas s’intéresser à l’arrière-plan institutionnel de leur action, à ne pas parler des différences entre eux et ceux qu’ils aident (les bénévoles sont essentiellement blancs, et les familles aidées issues des minorités ethniques) et à ne pas caractériser les familles en termes sociaux et raciaux [34]. Ainsi, alors que ce programme met des bénévoles au contact d’univers sociaux très différents du leur, la perplexité que cette situation ne peut manquer de susciter n’est pas prise en charge collectivement, et la tentative de créer durablement des liens échoue.
Seul le groupe Park Cluster, qui émane du HRA et essaie de créer des liens avec la population du quartier défavorisé du Park parvient à ses fins, le style du groupe évoluant au cours du temps. À ses débuts, Park Cluster fonctionne selon une logique de réseau et de bénévolat par intermittence : les services sociaux déterminent les besoins de la population du quartier, et les bénévoles participent quand ils le souhaitent à des activités ponctuelles (visite aux malades, organisation de fêtes dans le quartier, dons de vêtements, etc.). Progressivement, les insatisfactions que suscite ce mode de fonctionnement font l’objet de discussions au sein du groupe : certains membres évoquent l’inadéquation des actions par rapport aux besoins de la population, ils s’interrogent sur les causes des difficultés durables des familles, etc. Du modèle du « business meeting », le style des discussions évolue : la durée des réunions s’allonge, les membres s’enhardissent progressivement et mettent en discussion des réalités plus vastes. Ils développent de nouvelles exigences concernant l’organisation interne, demandent plus de formalisation des responsabilités de chacun et plus de prédictibilité dans l’engagement des uns et des autres, ce qui va à l’encontre du souci de respecter et de valoriser tout engagement, quelle que soit sa forme ou sa fréquence, qui dominait dans le style du « plug-in style volunteering ». En matière de relations avec l’extérieur du groupe enfin, le style évolue vers un « partenariat » avec les habitants du quartier, invités à participer à la définition des actions qui leur sont destinées, dans une logique de community development. Cette évolution ne se fait pas sans heurts, et certains bénévoles ne se reconnaissent pas dans ce nouveau style partenarial. Si elle se produit malgré tout, c’est d’après Paul Lichterman parce que les membres parviennent à s’interroger collectivement sur les liens qu’ils entretiennent avec l’extérieur, et sur l’organisation interne du groupe. Ils reconnaissent et mettent en discussion les différences sociales et raciales qui les distinguent des habitants du quartier, ce que n’ont pas su faire les participants au programme Adopt-a-Family, et ils s’interrogent sur la meilleure façon de respecter les souhaits des partenaires malgré ces différences. Comme le souligne Lichterman, la voie est étroite entre l’aveuglement aux différences, et la condescendance qui peut aussi venir de la conscience de ces écarts, qui se manifeste chez les membres de la Justice Task Force, par exemple. Si les membres de Park Cluster parviennent à s’engager dans un processus de réflexivité et de partenariat, c’est qu’ils s’appuient sur une appartenance commune à un collectif. Ils se définissent en effet comme membres d’une même paroisse, alors que les membres de la Justice Task Force se conçoivent comme des individus isolés et marginalisés dans leurs églises. Le terme de paroisse, qui implique des devoirs envers le voisinage, leur donne un outil langagier permettant d’évoquer leurs relations avec leurs partenaires du quartier du Park : c’est le seul groupe qui dispose d’un terme religieux désignant le fait de créer des liens. À l’inverse, le terme prophète, qui fait sens à Justice Task Force, ne joue pas en faveur de l’idée de créer des liens avec ceux qui reçoivent cette parole. Dans cette perspective pragmatique, la religion joue donc un rôle de façon concrète et profane, en donnant aux acteurs des outils langagiers leur permettant de parler de leur relation à l’extérieur du groupe.
Styles de groupe, culture civique et religion aux États-Unis
L’analyse ethnographique fine qui nous est proposée ici permet de mettre en lumière plusieurs résultats importants.
Il existe différents styles de groupe à l’œuvre dans la société civile américaine. Ceux-ci ne sont pas réductibles à l’opposition entre des groupes d’activistes et de bénévoles, à la cause plus ou moins politique défendue par l’association, aux objectifs que se donnent les organisations, à l’orientation théologique du groupe ou à sa structuration sur une base communautaire (bonding) ou non. Seuls certains de ces styles permettent aux membres des groupes de discuter collectivement, de façon réflexive, de leurs relations aux autres. Cette réflexivité est la condition pour créer des liens durables avec l’extérieur et initier la spirale sociale au cœur de l’intuition tocquevillienne. On comprend alors pourquoi dans la plupart des cas étudiés, au lieu d’apprendre à élargir leur cercle de relations et de préoccupations, les membres des groupes apprennent à se résigner au fait qu’ils n’occupent qu’une place très limitée dans la société, et que celle-ci est trop vaste et trop complexe pour qu’ils parviennent à la comprendre et à agir dessus [35]. Les styles de groupes filtrent la culture civique, or différentes traditions culturelles américaines convergent vers une conception individualisée de l’engagement qui n’est pas propice à la réflexivité collective, qu’il s’agisse du modèle de la « politique personnalisée » qui imprègne les groupes activistes, de la « stratégie de l’influence personnelle » [36] à l’œuvre dans certains groupes évangélistes, ou de la conviction que partagent les bénévoles plug-in style qu’ils doivent écouter en eux la conscience qui dictera les modalités de leurs actions.
Par ailleurs, Lichterman souligne que différents éléments peuvent entrer en tension à l’intérieur d’un même style. Ainsi l’adoption du style partenarial à Cluster Park, positive en termes de spirale sociale, réduit les possibilités de politisation des discussions. Très désireux de créer des projets avec leurs partenaires, les membres du groupe évitent de s’interroger sur les limites de leurs actions : ils passent sous silence les forces sociales plus larges qui viennent entraver l’efficacité des projets mis en œuvre par le groupe. De même, l’intensité des convictions politiques des membres de la Justice Task Force, leur détermination à pointer sans relâche les relations de domination inaperçues de la masse de la population rendent improbable l’exercice de la réflexivité sociale nécessaire pour nouer des liens durables avec cette population. Ces observations rejoignent, avec une problématique différente, la thèse de Diana Mutz, qui souligne les tensions entre les impératifs participatif et délibératif et le dilemme que cela pose à la démocratie. Selon elle, les réseaux suscitant une forte implication de leurs membres tendent à être peu délibératifs, et peu respectueux des opinions contradictoires hétérogènes, et inversement, les lieux qui se prêtent le plus à la délibération ne suscitent pas une participation aussi dense [37]. On voit bien ici tout l’intérêt de distinguer finement les différents types d’effets attendus de l’engagement lorsque l’on s’interroge sur les vertus de la société civile et que l’on cherche à mesurer celle-ci.
Enfin, l’ouvrage de Lichterman apporte des résultats importants pour qui s’intéresse au rôle civique de la religion. En adoptant une démarche ethnographique, il peut saisir des effets discrets de la religion et montrer que l’identité sociale religieuse peut être presque silencieuse, et pourtant influente. De fait, aucun des groupes étudié n’agit de façon prosélyte, les membres des différents groupes s’expriment très peu en des termes religieux et la religion ne dicte pas de comportement uniforme et unifié aux groupes qui se reconnaissent en elle, mais cela ne signifie pas qu’elle n’exerce pas une influence, par l’intermédiaire des styles des groupes. Allant à l’encontre des interprétations théologiques du rôle de la religion et de l’essentialisme textuel, Lichterman montre comment la religion joue un rôle de façon profane et concrète, en mettant par exemple à disposition des individus un vocabulaire religieux leur permettant de construire des liens civiques avec l’extérieur du groupe. Il s’inscrit ainsi en faux contre l’hypothèse d’un « espace public nu » et de la privatisation de la religion [38], en invitant à se doter d’outils de mesure plus fins que ceux couramment utilisés jusqu’à très récemment [39].
Conclusion
Le pari de Paul Lichterman qu’un retour aux intuitions tocquevilliennes affranchi de l’interprétation qu’en a proposée Putnam pouvait s’avérer fécond, semble donc gagné. Pour conclure, j’aimerais toutefois pointer quelques-unes des interrogations que suscite son analyse.
La première a trait au niveau d’analyse choisi par l’auteur. En s’intéressant aux styles de groupe, il privilégie un niveau meso, qu’il relie au niveau macro de la culture civique américaine [40]. Ce faisant, il laisse délibérément de côté le niveau individuel, et celui de la structure associative. Cela correspond également à l’intérêt qu’il porte à la question du « comment » et à celle du « où » (quels processus, dans quels contextes ?) plutôt qu’à celle du « pourquoi ». Il est pourtant difficile de se déprendre de cette dernière question, et un détour par le niveau des individus et de la structure associative pourrait parfois permettre d’y répondre. Quand Paul Lichterman analyse l’évolution du style de groupe à Park Cluster, il montre comment, progressivement, certains membres osent exprimer leur désaccord avec le style plug-in dominant et parviennent à faire basculer le groupe vers un style partenarial, ce qui ne manque pas de susciter des tensions avec ceux qui se retrouvaient davantage dans le style initial. Apparemment, le projet Adopt-a-Family a également suscité des frustrations, mais les bénévoles qui les ont éprouvées n’ont pas réussi à s’affirmer dans le groupe afin de le faire évoluer. On est tentée de faire l’hypothèse que le sentiment inégalement réparti de compétence individuelle, et le fait d’assumer plus ou moins aisément le conflit [41], pourrait permettre d’expliquer ces différences dans les trajectoires des groupes. De même, des modes de fonctionnement différents dans les deux groupes peuvent contribuer à expliquer ces écarts, si des instances formalisées de délibération sont prévues à Park Cluster et pas dans le projet Adopt-a-Family, ou si les membres en désaccord avec le style dominant ont des ressources institutionnelles qui leur permettent de se faire entendre dans le premier cas et pas dans le second, par exemple [42]. L’explication par les styles de groupe est novatrice et très stimulante, et elle semble convaincante ; elle l’aurait peut-être été encore davantage si Paul Lichterman avait intégré ces hypothèses alternatives, pour les invalider ou montrer comment elles se combinent à l’effet des styles de groupe.
La seconde interrogation a trait au primat qu’il accorde au discursif dans sa réflexion. Si on le suit volontiers dans l’idée que les significations partagées importent, et qu’il ne suffit pas que des gens se retrouvent ensemble dans un groupe pour que cela produise des effets en matière de société civile [43], il est possible qu’il mette trop exclusivement l’accent sur la dimension discursive, explicite, voire intellectualisée de l’échange de significations [44], au détriment de la prise en compte des liens affectifs qui sous-tendent les interactions [45]. Là aussi, un détour par le niveau individuel permettrait peut-être de réintégrer cette dimension. On pourrait également s’interroger sur les effets du faire-ensemble et sur l’existence de formes de communication silencieuses, dont les effets ont été démontrés dans la socialisation familiale [46], mais restent sans doute à étudier dans ces espaces publics.
La dernière interrogation renvoie à la comparaison avec le cas français que ne peut manquer de susciter la lecture. Les travaux récents qui ont cherché à appliquer le concept de styles de groupe à des structures associatives ou syndicales françaises – on pense en particulier à ceux de Sylvain Lefèvre et de Karel Yon [47] – mettent en évidence des styles très proches de ceux décrits par Lichterman. Dans les groupes locaux de Greenpeace et de Handicap International, le premier identifie un style voisin de celui du « réseau », marqué par le vocabulaire de l’efficacité managériale, l’apolitisme et la posture de l’expertise, tandis que le second retrouve à Force Ouvrière le même type de discours de l’individualisme – « respect du quant-à-soi, défiance politique et confinement des motivations idéologiques au domaine privé » [48] – qui rendait possible l’engagement sur le mode du plug-in style dans les cas étudiés par Lichterman. Il faudrait d’autres travaux pour cartographier tous les styles de groupes disponibles aux États-Unis et en France [49], et tenter de cerner leur poids respectif. Toutefois, ces premiers éléments de comparaison laissent à penser qu’il y a sans doute moins de différences que ce que l’on aurait pu imaginer entre ces deux pays, dont on oppose souvent les traditions civiques. Si c’était le cas, cela justifierait sans doute de revisiter l’histoire croisée de la vie civique française et états-unienne [50].