Recensé : Fred Block & Margaret Somers, The Power of Market Fundamentalism : Karl Polanyi’s Critique, Harvard University Press 2014, 296 p.
Le succès que ce livre rencontrera sans aucun doute sera dû à ses qualités intrinsèques, mais aussi parce qu’il représente une contribution majeure à un corpus vaste et croissant de travaux universitaires majeurs consacrés à la nature, aux causes et aux conséquences de la crise mondiale entamée avec la débâcle financière de 2008, et qui perdure aujourd’hui sous certaines formes. Le titre annonce une intervention originale dans ce débat, en examinant la pertinence de l’œuvre de Karl Polanyi (1886-1964) pour l’analyse de cette crise, mais ce livre présente aussi une réaffirmation finale et exhaustive d’un argument avancé depuis plusieurs décennies par ses auteurs, que ce soit dans leurs travaux individuels ou conjoints, à partir de leur position au centre d’un réseau international de chercheurs s’engageant de diverses manières dans ce qu’ils appellent une analyse néo-polanyienne.
De fait, le chef d’œuvre de Polanyi, The Great Transformation : The Political and Economic Origins of Our Time (ci-après : GT), publié en 1944 par Farrar & Rhinehart (traduction française : La grande transformation, Gallimard) n’a jamais cessé d’attirer l’attention des lecteurs et a été de nombreuses fois réimprimé ; son édition la plus récente en anglais (2001) précède de plusieurs années ce que j’ai appelé la débâcle financière. Tous les membres du réseau de chercheurs spécialistes de Polanyi, quels que soient leurs différends, s’intéressent avant tout à l’importance de GT comme apogée de ce que Karl Polanyi a légué à la postérité. Leurs arguments sont parfois passionnés (il m’est arrivé d’entendre décrire Block et Somers comme des « fanatiques de Polanyi ») non seulement contre les nombreux auteurs qui selon eux ignorent, comprennent mal ou nient l’importance de cet héritage, mais aussi souvent les uns contre les autres.
Polanyi vs Marx
De façon plus ou moins consciente, tous les « polanyiens » partent d’une position critique vis-à-vis des structures et processus dominants des sociétés occidentales modernes. De ce fait, ils partagent une position politiquement orientée à gauche avec une collectivité plus large d’intellectuels spécialistes de phénomènes sociaux et historiques, dont la plupart tirent plutôt leur inspiration de tel ou tel aspect de l’héritage marxien. Ces intellectuels s’opposent à leur tour sur de nombreux points, mais partagent essentiellement une attitude au mieux réservée à l’égard de Polanyi, due principalement au contraste critique entre les visions que Marx et par Polanyi ont respectivement de la « société ».
Pour Marx, celle-ci n’est rien de plus que le site d’une confrontation hostile entre les intérêts économiques divergents de deux groupes historiquement variables : citoyens et esclaves du monde antique, seigneurs et serfs de l’époque féodale, bourgeoisie et prolétariat dans le système capitaliste. Les dynamiques sociétales sont centrées sur l’exploitation du second élément par le premier au sein de chaque relation. Dans certaines circonstances historiques rares et retentissantes, un mode d’exploitation existant est bouleversé et remplacé par un autre mode.
Polanyi est bien sûr en accord avec l’accent mis par Marx sur ces développements, mais il remet en question la place de premier plan que leur attribue sans conteste ce dernier dans son analyse du processus social, centrée presque exclusivement sur l’expérience historique très particulière de l’Occident. Ainsi, selon Polanyi, Marx ne prend pas suffisamment en compte la grande diversité des dispositifs non-occidentaux pour la production matérielle, et leurs liens avec d’autres aspects importants du processus social.
Pour Polanyi, la « société » est une réalité complexe constituée d’ensembles relativement autonomes de structures institutionnelles diverses, qui varient beaucoup dans le temps et dans l’espace, et dont certains répondent à des besoins sans importance économique immédiate. Ils engendrent et valident des ressemblances et des contrastes entre des individus et des groupes qui peuvent primer sur les relations gouvernant leurs intérêts économiques et les identités collectives qui en découlent – ou en tout cas les encadrer et les limiter, plutôt que les masquer ou les justifier.
Le livre de Block et Somers peut être compris dans sa totalité comme une exploration et une élaboration soutenues de ce motif-clé dans la pensée de Polanyi : « l’encastrement » de l’aspect économique du processus social au sein d’une matrice préexistante et plus complexe. Leur conclusion s’intitule « La réalité de la société » et place cette notion au cœur de ce qu’ils appellent la « nouvelle philosophie publique » de Polanyi.
Le processus social dans une conception centrée sur le marché
Reprenant les pistes proposées par l’analyse élaborée de Block et Somers, je vais tenter de présenter l’argument principal de Polanyi lui-même, en me concentrant sur sa dénonciation frappante et éloquente des rouages de « la grande transformation ».
GT cible avant tout le point de vue (appelons-le libéral) qui sous-tend ces rouages. Ce point de vue partage entièrement « l’erreur économistique » détectée par Polanyi dans la pensée de Marx, et estime que tout appel à « la réalité de la société » constitue une incompréhension fantasque et fallacieuse du véritable processus social, qui est malheureusement capable, s’il est pris au sérieux et devient source d’action, d’entraver ses dynamiques et de saper ses effets bénéfiques. Une conception tenable et conséquente de ce processus ne peut que le penser comme marché.
Sur le marché, une pluralité ouverte d’individus autonomes et intéressés – qui ne se doivent rien les uns aux autres outre le respect réciproque de règles générales et négatives pour éviter et punir tout délit – développent, déploient et risquent leurs ressources privées, chacun dans le but d’assurer et d’augmenter son propre bien-être par le biais d’échanges auxquels il participe librement, et dont le contenu est par nature circonstanciel et mutable, car il doit être négocié.
La seule réalité de la société est la totalité des échanges de ce type, une totalité en évolution permanente. Toute initiative politique ou contrainte culturelle qui ne protège pas l’organisation spontanée des relations interindividuelles engendrées de manière autonome par le marché, mais qui répond à d’autres intérêts que ceux de parties privées « troquant et échangeant » librement, entraîne des coûts sociaux injustifiables et généralement nuisibles.
La citation qui suit est une déclaration de Max Weber résumant cette conception libérale du « marché ». Elle annonce aussi selon moi la position critique que développe GT envers l’intronisation du marché comme la source et composante-clé du processus social en général :
Là où le marché est livré à son autonomie, il ne prend en compte que l’objet, et pas la personne, ni un quelconque devoir de fraternité et de solidarité, ni les relations humaines primordiales basées sur des communautés personnelles. Toutes les relations de cette nature seraient des entraves au développement libre de la relation de marché pure, dont les intérêts spécifiques font à leur tour pression sur ces relations […] Cette objectivité absolue est en opposition, comme l’a magnifiquement démontré Sombart, avec toutes les structures originelles des relations humaines. (Max Weber, Economie et société, vol. 1)
Polanyi perçoit (et critique) la « grande transformation » comme étant le produit massif du succès sans précédent du marché ainsi compris (et célébré par le libéralisme) dans l’histoire de l’Occident moderne. Selon son point de vue, elle constitue une négation arrogante de la complexité de la société telle qu’il la conçoit, et une violation brutale de son intégrité. Au centre de cette transformation se trouve l’exigence impérieuse et historiquement nouvelle que trois éléments essentiels de l’existence humaine – la terre, le travail, et l’argent – soient traités comme des « commodités fictives » et échangées sur le marché.
En particulier, la conception qu’a Polanyi de l’argent est ouverte à la critique selon laquelle l’argent n’est pas tout à fait aussi artificiel, en tant que commodité, que la terre ou le travail. Il a sans doute peu développé cet argument afin de traiter davantage des dispositions expressément liées à l’argent – en particulier l’étalon-or – comme agents d’un processus de « désimplantation », qui au cours de la commercialisation et de l’industrialisation, a ôté sa légitimité et son efficacité à tout ce qui pouvait s’opposer ou résister à la prétention du marché à affirmer sa souveraineté sur tous les phénomènes sociaux majeurs.
Dans le même temps – et c’est là un autre aspect de son argumentation – le processus de désencastrement éveille en lui-même au sein des sociétés un « contre-mouvement » important et complexe s’opposant à l’emprise grandissante du marché sur la totalité du processus social. En font partie d’un côté des phénomènes locaux de courte durée, tels que le luddisme, qui tentent en vain de résister aux menaces faites aux intérêts et aux traditions de groupes sociaux à l’échelle locale ; et de l’autre, des alignements collectifs absolument nouveaux entre des individus de toutes catégories sociales, poursuivant des intérêts créés par ces nouvelles circonstances. Ces mouvements soit exigent de nouvelles formes de régulation sociale autoritaire pour poser des limites à la suprématie des relations de marché, soit prospectent un nouvel ordre social révolutionnaire, qui supprimerait et transcenderait ces relations.
Polanyi s’intéresse aux vicissitudes du « double mouvement » qui en ressort en faisant principalement référence à l’Angleterre. Mais l’amplitude historique de l’argumentation de GT – des dernières décennies des anciens régimes européens à la Seconde Guerre mondiale – le mènent vers deux thématiques supplémentaires : les formes variées que peut prendre un tel mouvement au sein d’un pays après l’autre ; la tension entre pays engendrée par ce développement. D’où son intérêt pour l’étalon-or en tant que dispositif international clé pour la gestion de ces relations, et les conséquences de son (dys)fonctionnement, surtout après la Première Guerre mondiale. Quelles que soient les faiblesses du traitement de cette thématique par Polanyi, il encourage probablement certains intellectuels à chercher de l’inspiration dans GT lorsqu’ils s’intéressent au phénomène de la mondialisation contemporaine.
L’itinéraire intellectuel de Polanyi
En gardant en arrière-plan cette analyse succincte de l’argument principal de Polanyi, considérons maintenant certains aspects distinctifs de l’analyse qu’en font Block et Somers. Il présentent de façon instructive sa vie-et-œuvre comme un tout (quoique sans vraiment prendre en compte sa production en tant qu’anthropologue économique) ainsi que la genèse de GT elle-même. Certains éléments de cette genèse sont de nature intellectuelle, en particulier la confrontation critique de Polanyi avec les doctrines marxistes d’une part, et avec celles de l’école autrichienne d’économie de l’autre.
Mais ses expériences vécues ont également compté, en particulier sa prise de conscience du degré auquel la classe ouvrière viennoise était capable de maintenir un degré d’autonomie organisationnelle et d’efficacité politique au lendemain de la Première Guerre mondiale. En 1933, après que Dolfuss eut imposé à l’Autriche un régime autoritaire extrêmement répressif inspiré par le fascisme, Polanyi quitte le pays pour l’Angleterre, où il occupe pendant plusieurs années un poste d’enseignant à la Workers Educational Association [1]. Il poursuit sa réflexion critique sur la nature des événements politiques et économiques de l’époque, stimulée par ses rencontres avec le socialisme des guildes et la pensée de Robert Owen. Plus tard, des postes universitaires au Canada et aux États-Unis permettent à Polanyi de se concentrer sur l’écriture et sur la publication de son chef-d’œuvre dans un environnement purement universitaire.
La New Poor Law
Block et Somers font une analyse particulièrement instructive d’un épisode majeur de « la grande transformation » qui aura un impact immense sur le paysage économique, politique et institutionnel de l’Angleterre au XIXe siècle : la promulgation par la Royal Commission into the Operation of the Poor Laws de la New Poor Law [« nouvelle loi sur l’indigence »] de 1834. Le pays a une histoire longue, complexe et variée de dispositifs publics pour l’aide aux pauvres, dont la plupart opèrent à l’échelle locale. La loi de 1834 vise explicitement la destruction de ce que l’on appelle le Speenhamland system, établi en 1795 dans la ville du comté du Berkshire du même nom, pour être ensuite largement adopté dans l’ensemble du pays. Avec ce système, les communes utilisent les fonds d’aide aux pauvres pour fournir aux familles indigentes des allocations comblant l’écart entre leurs revenus de travail et leurs dépenses courantes, calculés sur la base du prix du pain en vigueur.
L’argument principal de la Royal Commission contre ce dispositif est qu’il dissuade les personnes en bonne santé de chercher du travail pour augmenter leurs propres revenus, puisque leurs familles obtiennent des moyens de subsistance, si minimaux soient-ils, aux frais des contribuables de la commune. C’est ainsi qu’une politique visant à réduire la pauvreté engendre un cycle autoentretenu de dépendance. De plus, il permet aux employeurs (généralement des agriculteurs) de maintenir au minimum la rémunération qu’ils versent aux travailleurs, celle-ci étant complétée avec des fonds publics.
Pour contrecarrer de tels effets, la New Poor Law stipule que les fonds publics destinés à l’aide aux pauvres ne peuvent être alloués qu’aux individus obligés à travailler dans les « work houses » [« maisons de travail »], dans des conditions telles que la plupart d’entre eux choisiront plutôt d’accepter n’importe quel travail disponible, aux conditions dictées par la situation sur le marché du travail.
Le cinquième chapitre du livre de Block et Somers analyse avec soin la littérature savante qui, au cours des dernières décennies, a reconstruit l’histoire de Speenhamland pour en critiquer les interprétations précédentes et conventionnelles. Ils démontrent par exemple que la Royal Commission a créé la New Poor Law sur la base d’informations absolument inadéquates quant au fonctionnement réel du système, et que les véritables fondements de la loi de 1834 se trouvent dans l’adhésion en bloc et sans recul critique de la Commission à des arguments théoriques d’inspiration malthusienne et ricardienne.
Le meilleur aperçu de leur argumentation pénétrante est fourni par le titre même du livre, The Power of Market Fundamentalism [« Le Pouvoir du fondamentalisme de marché »]. L’expression « fondamentalisme de marché » vient d’une déclaration de George Soros, et souligne des analogies importantes entre le courant d’idées très pragmatique ayant inspiré les New Poor Laws et des idées de nature religieuse, qui encouragent certains mouvements collectifs à réformer la réalité actuelle en décrétant leur propre interprétation bien-pensante et impérieuse d’un message spirituel ignoré, mal compris ou trahi par le reste du monde.
Les idées clés que partagent le fondamentalisme de marché et le fondamentalisme religieux constituent, pour ceux qui y adhèrent, une vision particulièrement puissante, qui leur confère le sentiment de d’avoir été élus, et de partager une identité et une mission collectives. Ils s’engagent à saisir chaque occasion d’influer sur le contexte public à la fois de leur propre existence et de celle d’autres groupes.
Quelle que soit la contribution apportée à leur pensée par l’affirmation de Soros, le titre de Block et Somers comporte un autre élément distinctif : « Le Pouvoir du fondamentalisme de marché ». Ceci annonce leur contribution percutante à la vieille thématique de l’analyse sociale, conventionnellement appelée « le rôle des idées dans l’histoire ». Ils soutiennent que certains courants d’idées sont non seulement passionnément approuvés et proclamés, et ne constituent pas uniquement pour ceux qui les partagent un élément chéri de leur identité collective, mais peuvent aussi modifier de façon décisive certains aspects critiques de la réalité sociale. Lorsqu’elles sont approuvées et prises comme base d’action par des acteurs sociaux majeurs, les idées peuvent influer de façon décisive sur la nature et le contenu d’interprétations et de dispositifs au centre de la vie publique ; elles peuvent encadrer et sanctionner les activités non seulement des acteurs eux-mêmes, mais de la collectivité dans son ensemble.
Polanyi, critique de Malthus
Le parfait exemple, dans ce livre, est le rôle joué dans l’élaboration du New Poor Law par les arguments détaillés de Malthus contre les dispositifs publics visant à répondre aux besoins premiers des indigents, tels que le système de Speenhamland. Le principal argument – comme nous l’avons déjà noté – concerne les effets pervers de ces dispositifs bien intentionnés. Ils récompensent inévitablement des attentes et des comportements qui accroissent inexorablement l’incidence et la gravité des fléaux sociaux qu’ils sont précisément censés améliorer.
Le chapitre 6 du livre, « From poverty to perversity » [« De la pauvreté à la perversité »] reconstruit et analyse le raisonnement de Malthus de manière hautement sophistiquée. Il signale à quel point son Essai sur le principe de population (première édition, 1798) est redevable de la Dissertation on the Poor Law (1786) de Joseph Townsend, où figure la « Fable of the Dogs and the Goats » [« Fable des chiens et des chèvres »], série d’événements fictifs se déroulant sur une île du Pacifique, pour faire valoir son argument contre l’aide aux pauvres.
En revisitant cette thématique, Block et Somers confirment l’analyse qu’en a faite Polanyi. Ils distinguent trois éléments majeurs au sein de l’argument principal de Malthus (et des arguments successifs qui le reformulent, l’amplifient et le soutiennent, que ce soit au dix-neuvième siècle ou de nos jours). Tout d’abord, le naturalisme social, c’est-à-dire la conviction que « les lois du marché ne sont aucunement différentes des organismes biologiques autorégulateurs de la nature ». Ainsi, « la société est gouvernée par [….] les lois naturelles plutôt que par les règlements institutionnels et les rationalités sociales ».
Deuxièmement, le réalisme théorique : point de vue selon lequel l’identité entre un raisonnement fondé sur des faits sociaux et un raisonnement fondé sur des faits naturels autorise le premier à ne pas considérer les preuves empiriques comme la meilleure validation d’une connaissance positive. Après tout – prenez les lois de Newton – le raisonnement scientifique avancé implique des phénomènes inobservables. Ainsi, « en l’absence de preuve empirique, [les] hypothèses de base la façon dont fonctionnent les économies ne peuvent être ni réfutées ni confirmées ». Le fait qu’un engagement fort envers de telles hypothèses puisse imposer sur la réalité existante une série de demandes impérieuses et arrogantes implique la nature intrinsèquement utopique de tout ce système de pensée, car une vocation à constituer un « régime conceptuel » universel est une caractéristique que partagent tous les fondamentalismes.
Block et Somers caractérisent ces deux aspects de la pensée de Malthus comme représentant respectivement les éléments ontologiques et épistémologiques du fondamentalisme de marché. Un troisième aspect échappe à une telle classification, relativement conventionnelle ; ils lui donnent le nom de « récit de conversion ».
De quoi s’agit-il ? Un courant de pensée aussi convaincu de sa propre validité exclusive doit expliquer le fait qu’il n’a pas été, et n’est pas en train d’être reconnu comme étant exclusivement valable. En effet, le monde est plein d’interprétations et de dispositifs basés sur des hypothèses et des principes qui contredisent la vraie nature des choses. Un récit de conversion « n’a qu’un seul but – celui de convertir un individu, une culture, une nation, d’un régime conceptuel à un autre » en utilisant des histoires causales qui subvertissent les perceptions établies, quoiqu’erronées, de la réalité. Son but est de révéler les « mécanismes causals réels mais cachés » de l’ordre social, actuellement ignorés et violés par les louvoiements d’intérêts dominants et malintentionnés. Typiquement, le récit « commence avec une crise actuelle, puis retourne dans le temps vers un passé plus harmonieux avant le commencement de cette crise, avant de revenir de nouveau vers le présent problématique ». À l’aide d’expériences imaginaires, il prédit « deux avenirs possibles – l’un ne promettant qu’une continuation des mêmes problèmes, et l’autre promettant un avenir restauré à l’état d’harmonie originel ».
Les opinions conventionnelles, y compris celles qui sont intellectuellement respectables, partent du principe que les courants d’idées sont le produit de circonstances matérielles, dont ils accompagnent le développement plus qu’ils ne le déterminent. Ainsi, ils affirment la nécessité de nouvelles structures collectives, et justifient, dissimulent ou jouent un rôle de médiateur entre les intérêts sociaux sous-jacents. Dès l’annonce de son titre, The Power of Market Fundamentalism défend la position inverse. Le livre soutient avec vigueur l’implantation non seulement institutionnelle mais aussi conceptuelle de « la réalité de la société ». Après avoir analysé l’avènement du fondamentalisme de marché entre le XVIIIe et le XXe siècle, il souligne sa prédominance tenace à notre propre époque, illustrée par exemple par la façon dont les réformes du système d’assistance sociale effectuées par le Président Clinton ont expressément repris l’argument de perversité élaboré par Malthus et validé du point de vue institutionnel par la New Poor Law.
Le livre de Block et Somers contient de nombreux autres arguments éclairants. Il comprend aussi, bien sûr, d’autres affirmations qui méritent d’être remises en question. Pour n’en citer qu’une, ils estiment que la notion de « société de marché » demeure une caractérisation valable de l’ordre social contemporain, en dépit de nombreuses raisons montrant que c’est plutôt la « démarchandisation » qui domine les économies contemporaines. Mais l’on ne peut qu’applaudir leur contribution au débat consacré aux nombreux problèmes posés à l’analyse sociale (y compris dans sa variante polanyienne) par les grands événements contemporains.