Cet article est une réponse au compte rendu par Nathalie Heinich du livre de Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Hautes Études - Gallimard/Seuil, 2009, paru dans
La Vie des idées
Dans la lecture que Nathalie Heinich propose de mon livre, une dimension est à peu près absente, alors que j’en ai fait le centre de mon livre, la question du travail, et la qualification des actes de création comme des actes de travail. C’est donc par là que je voudrais commencer, en rappelant l’argumentation générale du livre, ce qui me permettra ensuite de répondre à quelques-unes des questions et des objections que m’adresse ma collègue. Le titre que j’ai choisi, Le travail créateur, juxtapose deux lexiques qui semblent s’opposer ordinairement. La création est, depuis longtemps, conçue comme une activité dont les résultats les plus admirés incarnent l’émergence du nouveau, mais d’un nouveau significatif, exemplaire. Kant définissait le génie comme une aptitude à produire sans règle déterminée, sauf celle de l’originalité, mais aussi comme la capacité à produire des œuvres qui soient en mesure de constituer des modèles. Et comment caractériser la beauté des œuvres, telle qu’elle résulte d’un jugement de goût ? L’argument kantien bien connu tient dans cette formule énigmatique : « La beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue dans cet objet sans représentation d’une fin ». L’argument peut être déplacé vers l’activité productrice elle-même, comme je le rappelle après Hintikka .
Sommes-nous dans la simple sphère de l’argumentation philosophique ? Le raisonnement kantien est repris presque littéralement par les statisticiens de l’INSEE. Dans la refonte des nomenclatures socioprofessionnelles qui, à partir de 1982, a classé les artistes parmi les « cadres et professions intellectuelles supérieures », les artistes plasticiens sont caractérisés ainsi : « Artistes qui, dans le domaine des arts graphiques ou plastiques, créent une œuvre originale, susceptible de procurer par sa contemplation un plaisir esthétique et reconnue comme porteuse de sa propre finalité ». L’argument, typiquement anti-utilitariste, était déjà celui qui permettait à Durkheim de voir dans l’art une heureuse incarnation de la valeur sociale, économique et civilisatrice des activités non assignées à des fins, et non traitées selon les lois habituelles de l’économie marchande. Et il est au cœur de la longue tradition qui reconnaît aux seules pratiques délivrées d’une finalité utilitaire la capacité de produire des biens durables, non susceptibles d’être déclassés directement par des biens qui seraient plus ingénieusement conçus à l’aide de techniques innovantes, et qui rempliraient mieux les buts fonctionnels que leur conception leur prescrit de satisfaire.
Mais comment concevoir l’activité qui permet de produire de tels biens ? La qualifier de travail est fidèle aux témoignages des artistes eux-mêmes qui s’ingénient, surtout à partir du XIXe siècle, à documenter le cheminement laborieux de l’invention artistique en livrant les matériaux du processus créateur (ébauches, manuscrits successifs, révisions, remords, carnets de travail, etc.). Pourtant, on comprend bien que le travail créateur n’est pas un simple labeur. Et pas même une catégorie particulière de travail complexe, qualifié, spécialisé. Il sollicite directement des ressorts comme celui de la créativité, et des comportements tels que l’implication, la motivation intrinsèque (le goût de l’activité pour elle-même, sans souci direct et instrumental de la rétribution). De ces ressorts et comportements, les entreprises rêvent du reste d’équiper chaque individu : l’une des meilleures garanties d’une productivité élevée n’est-elle pas dans la possibilité que le travailleur recherche de donner du sens à son travail ? La création artistique a dès lors servi de référence critique pour dénoncer le déni de sens dans la prescription du travail routinier, contrôlé et finalisé économiquement, et elle a servi de modèle auquel emprunter pour enrichir le travail et permettre aux individus d’obtenir le plein rendement des connaissances et habiletés qu’ils sont enjoints de développer tout au long de leur existence. Les ouvrages sur la créativité et le talent ne se comptent plus : supposer que la production de toute cette littérature serait une simple expression de la manipulation managériale du travail par des arguments plus acceptables aujourd’hui n’en dit pas assez.
Regardons de plus près la création artistique, entendue comme une activité qui est conduite sous la règle de l’originalité, sans être pour autant dépourvue de conventions, et qui a pour motif central de se soustraire à l’emprise de fins instrumentales et de fonctions utilitaires : admettons que c’est un travail bien plus qu’une libre manifestation de la spontanéité inspirée, car il opère sous contrainte. Que faut-il pour réussir à l’exercer ? La rémunération d’un travail varie, nous dit l’analyse habituelle, avec l’intensité de la demande pour le type de production ou de prestation concerné, avec la quantité d’effort du travailleur, avec le niveau et la vitesse d’obsolescence des compétences que celui-ci a acquises dans sa formation initiale, avec l’expérience accumulée dans sa vie active, avec les aptitudes dont il est doté, et avec des facteurs aléatoires (une bonne ou une mauvaise conjoncture générale, une bonne qualité d’appariement avec l’entreprise et l’équipe, etc.). Or l’analyse des revenus des artistes déjoue largement le raisonnement : les équations de salaire s’ajustent mal. Le rendement de la formation initiale est anormalement faible (même si des différences existent entre les professions artistiques) ; la quantité de travail (l’effort) est corrélée avec la réputation de l’individu, et la relation entre l’effort et la qualité du résultat peut être extrêmement variable d’un projet ou d’une œuvre à l’autre ; l’information fournie par le rendement élevé de l’expérience professionnelle incorpore le fait qu’une partie des artistes n’ont pas pu se maintenir dans l’activité et que l’expérience est aussi un indice de survie professionnelle sélective ; enfin, les différences interindividuelles atteignent des niveaux très importants, même entre deux artistes dotés de la même formation et de la même expérience professionnelle. Comment l’expliquer ? Il est trompeur d’invoquer ces grandeurs mystérieuses que sont le talent, le génie, une irrésistible créativité, comme des qualités substantielles dont certains sont à coup sûr dotés et d’autres pas, parce qu’il est absurde de supposer que des différences considérables de réussite reflètent des différences tout aussi considérables d’aptitude.
Mais il est tout aussi trompeur de supposer que toutes les différences de réussite seraient sans lien avec des différences d’aptitude. Je discute longuement ce point pour récuser des analyses naïvement constructivistes. En réalité, les carrières artistiques peuvent être mieux comprises lorsque l’on part de l’indétermination des différences initiales d’aptitude : c’est le moyen de faire apparaître la révélation progressive de celles-ci, à travers des épreuves de comparaison relative et l’accumulation des expériences professionnelles : la sensibilité de la demande aux différences de qualité perçue agira comme un levier amplificateur. En d’autres termes, les aptitudes nécessaires pour réussir sont plus imparfaitement développées par la formation initiale dans les métiers artistiques qu’ailleurs, puisque ceux-ci opèrent sous la règle de l’originalité et de la compétition sans standards fixes et absolus de qualité. Les individus sont mal renseignés au départ sur leurs aptitudes, puisque celles-ci ne valent que relativement, par comparaison. La motivation intrinsèque sert à soutenir les paris sur l’entrée dans des carrières dans lesquelles la répartition des gains (monétaires, d’estime, de reconnaissance) est très inégalitaire : les scores d’inégalité dans les professions artistiques sont parmi les plus élevés des professions supérieures. Mais la tolérance aux inégalités est étonnamment élevée aussi.
Dans un tel cadre d’analyse, les réponses aux questions et objections que m’adresse N. Heinich sont aisées à donner. La rationalité ? Mais il s’agit d’une rationalité bayésienne [1] du comportement en incertitude : l’individu forme des anticipations, obtient des informations nouvelles, réestime ses chances d’action. C’est ainsi qu’on peut comprendre que l’ajustement entre ses aptitudes et les conditions de maintien ou de développement de son activité ne lui est révélé que progressivement, sur le tas. La surestimation de ses chances de professionnalisation apparaît comme une nécessité quasi fonctionnelle pour s’engager dans des activités à si forte incertitude de réussite et à si forte intensité concurrentielle. La révision de ses estimations est une propriété de l’apprentissage sur le tas. Quid du « plaisir » ? Mais sa place est soigneusement désignée dans l’argument des « gratifications psychiques » du travail. Aurais-je négligé des arguments décisifs du comportement – « intuition, interaction, inconscient, ambivalence, contradiction et même bêtise » ? Mais il faut les situer dans un raisonnement explicatif. La variabilité des situations d’action, la nature tâtonnante du travail en horizon incertain, et le potentiel d’apprentissage que recèle des activités faiblement routinières sont les caractéristiques qui permettent de requalifier les fonctions de l’erreur, d’identifier comme une des phases de l’invention la rumination et les associations inconscientes génératrices d’idées nouvelles, ou encore de faire apparaître les mécanismes psychologiques de surestimation ou de rationalisation (de self-deception), qui soutiennent l’engagement durable dans l’activité incertaine. Les artistes explorent, essaient, bifurquent dans leurs choix, et révisent beaucoup leurs œuvres, notamment en dialoguant et en négociant avec autrui (partenaire, conseiller, employeur, pair). Enfin, pourquoi ai-je ouvert mon livre sur l’étude des modèles déterministes et non déterministes de l’action ? Pour rédiger une dissertation sur le déterminisme et la liberté ? Non, tout simplement pour déterminer comment graduer en termes probabilistes les chances d’agir. Il m’a paru nécessaire de démontrer que la réflexivité de l’acteur, ses capacités d’apprentissage, la créativité de l’agir et la pleine expression des différences interindividuelles dans l’action n’émergent que dans un découpage du temps de l’action en séquences, et non pas dans une contraction déterministe de la causalité sociale qui déduirait essentiellement les capacités d’agir des dotations initiales de l’acteur.
Au fond, qu’est-ce qui distingue une sociologie analytique du travail comme celle que je propose d’une sociologie compréhensive de l’art, qui met l’accent sur la « singularité » des artistes et la « problématique de la reconnaissance » ? C’est la volonté d’examiner comment agit la compétition dans des mondes de travail où les qualités d’invention sont difficilement détectables et où les gratifications de l’autonomie dans le travail, et l’estime accordée à ceux qui retiennent l’attention, attirent un grand nombre de candidats à la carrière. Un créateur souscrit à une conception expressive du travail en se laissant guider par la motivation pour l’activité plutôt que pour les gains (par la valeur absolue plutôt que relative de son engagement), mais doit apprendre progressivement comment traiter les informations que lui fournit les mises en comparaison de son travail avec celui d’autres, alors que la règle de l’originalité créatrice interdit normalement de définir des standards simples de comparaison. En rester à la notion de singularité, c’est risquer d’être paralysé par l’argument de l’incommensurabilité. La multiplication des épreuves de comparaison et des allocations sélectives d’emploi et d’estime diminue progressivement l’importance des facteurs d’aléa dans le développement d’une carrière et permet de convertir les chances de se maintenir dans la profession en occasions d’accumuler des expériences formatrices. Ces trajectoires de travail sont immergées dans un double dynamique d’individualisation des situations professionnelles (la multiactivité est une manière de composer un portefeuille de liens d’emploi et de ressources propre à protéger le travail créateur de vocation) et de mutualisation de certains risques par des régimes de financement assurantiels des risques de sous-activité et par des contributions publiques ou mécénales au financement des projets. Telle est la réponse à la double question : comment entrer dans l’activité en se guidant sur le principe aristotélicien de l’accomplissement de soi dans des activités à horizon long, et comment y demeurer quand l’équation de la réussite obéit à la loi de Pareto – la distribution de l’estime et des gains concentre sur 20% des individus 80% de la réussite – et que les appariements sélectifs entre professionnels de réputation comparable sont monnaie courante au sein des équipes de projet ? Il ne serait du reste pas difficile de trouver des points de comparaison avec les métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche. À partir de là, il est plus aisé de rendre compte des particularités du travail artistique, des fascinations pour la « créativité », des propriétés du travail en équipe, de l’agglomération spatiale des artistes, ou de la caractérisation et du financement de l’art comme un bien public.
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