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Recension Philosophie

La condition musicale

À propos de : Bernard Sève, L’Instrument de musique : Une étude philosophique, Seuil


par Peter Szendy , le 2 mai 2013


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Selon B. Sève, la musique est le seul art à dépendre fortement des instruments qui la produisent : elle ne peut s’en détacher, et l’instrument, que le musicien fait délibérément sonner, n’est pas réductible à un simple outil. Une telle thèse ne repose-t-elle pas, cependant, sur une conception étroite de l’instrument ? Cette recension est suivie d’une réponse de l’auteur.

Recensé : Bernard Sève, L’Instrument de musique : Une étude philosophique, Paris, Seuil, 2013, 370 p., 25 €.

L’Instrument de musique est un livre auquel il est assurément difficile de rendre justice dans un bref compte rendu, tant il fourmille d’idées et d’intuitions qui surgissent au détour de chacune de ses belles pages, où se nouent des dialogues philosophiques dont les interlocuteurs vont d’Aristote à Nelson Goodman ou Gilbert Simondon, de Bach à Ligeti et Lachenmann, de Raphaël à Chagall ou Christian Marclay. Bernard Sève y défend une hypothèse qu’il décline dans toutes ses conséquences : à savoir que la musique n’existerait que « sous condition organologique » (p. 86). C’est-à-dire qu’elle serait le seul art qui ne se détacherait jamais de ses instruments (organa en grec), à la différence de la peinture, par exemple, dont le produit achevé — le tableau — est censé exister de façon autonome sans pinceau ni palette.

De cette hypothèse, on explore avec Sève les ramifications multiples. Ainsi est-il conduit à distinguer, pour l’instrumentiste comme pour l’instrument, « deux corps » : le corps musical, que le jeu musicien doit « arracher continûment » à l’autre corps (p. 69), au corps physique, celui des couacs, des frottements ou des souffles indésirables, de la vapeur d’eau dans les cuivres ou des callosités sur la peau... Souvent, une question apparemment anodine ou technique se retrouve chemin faisant haussée au niveau d’un véritable questionnement ontologique, comme c’est le cas du couac, qui sert dans le dernier chapitre de fil conducteur pour d’intrigantes « leçons d’ontologie d’une fausse note ». Bref, dans cet ouvrage qui fait de la musique un authentique objet de pensée sans jamais renoncer à l’asseoir sur la vigilante compétence d’une pratique, il me faut faire des choix, nécessairement douloureux et injustes. Parmi les innombrables autres entrées que j’aurais pu imaginer, je ne suivrai que quelques pistes, qui sont aussi des faisceaux de questions en forme d’amicale invitation au débat lancée à l’auteur.

« La vieille notion d’instrument »

L’Instrument de musique est un livre qui part, au fond, de cette simple et passionnante interrogation que Sève explore sous tous ses angles, à savoir : qu’est-ce qu’un instrument, au-delà ou en deçà de la dizaine de milliers d’espèces différentes que l’organologie tente désespérément de classer selon des types plus ou moins simples ou complexes (vents, cordes, membranophones, mais aussi électrophones comme le synthétiseur ou le Theremin, etc.) ? Question qui, assurément, ne va pas de soi, si l’on prend au sérieux cette remarque : « la variété immaîtrisable, le nombre sidérant des instruments font partie de l’essence de l’instrument » (p. 39).

Dire que la variété fait partie de l’essence, c’est certes risquer de vouer d’emblée à l’échec toute tentative de subsumer l’instrument sous un concept général. Risque que Sève assume avec courage, risque qui n’est autre que l’autre versant d’une ouverture inouïe en direction du monde instrumental, consistant à laisser parler cette immaîtrisable variété pour elle-même et d’elle-même. Sève, dans des pages qui sont sans doute parmi les plus originales de son livre (elles ne sont pas sans évoquer une certaine folie du Rêve de d’Alembert de Diderot), semble vouloir s’engager dans cette direction lorsqu’il écrit (p. 138) : « Et si l’instrument de musique, tel un animal, tendait à s’émanciper de son statut ancillaire de producteur de sons pour se faire valoir par lui-même ? » Sève suggère ici avec force que « tout usage d’un instrument de musique tend à le présenter », c’est-à-dire qu’il n’y a jamais de « simple usage » dudit instrument, car celui-ci détourne en quelque sorte immédiatement l’usage qu’on en fait aux fins d’une « auto-manifestation » (ibid.).

Ces frayages vers des territoires où les instruments sont en passe de se détacher de leur usage par l’homme pourraient croiser les débats actuels sur ce que certains appellent une philosophie « orientée-objet », elle-même volontiers fondée sur la critique du corrélationnisme [1]. Mais Sève, au bout du compte, ne va jamais jusqu’à rompre le lien attachant l’instrument à un geste qui, quoi qu’il en dise, reste un geste humain, c’est-à-dire un geste intentionnellement exécuté par l’instrumentiste présent et vivant. C’est là, sans doute, que se marque la limite assumée et revendiquée de son livre, qui refuse par exemple de s’engager sur la voie de cette « organologie générale » de mémoire canguilhemienne que j’avais proposée dans Membres fantômes [2]. C’est à « l’organologie restreinte » que Sève veut s’en tenir, à une organologie qui est « celle de l’instrument traditionnel », celle de ce qu’il appelle lui-même « la vieille notion d’instrument » (p. 163). Et son discours organologique laisse dès lors peu de place à certaines choses musiquantes qui pourtant peuplent notre environnement sonore, comme « le lecteur de CD, le magnétophone, [...] le micro, le haut-parleur » (ibid.), pour ne rien dire de ce qu’il décrit comme « le cercle de l’Enfer musical, qui est celui des sonneries de portable » (p. 334).

La musique est-elle humaine ?

Sève a beau s’en méfier ici ou là, il reste donc solidaire, me semble-t-il, de ce qu’il faut bien appeler un humanisme organologique, à savoir une perspective anthropocentrée sur l’instrument de musique. Voilà ce qui s’annonce dans cette définition certes donnée comme provisoire et problématique mais peut-être tenue néanmoins jusqu’à la fin : « un instrument de musique est un objet technique que l’on fait délibérément sonner pour sa propre satisfaction sonore et / ou pour la production de sons considérés comme musicaux dans la société à laquelle on appartient » (p. 27, je souligne). Que veut dire ici « délibérément » ? Et vers quoi cette introduction d’une intentionnalité entraîne-t-elle le discours organologique de Sève ?

On peut être surpris d’une pareille définition, en lisant par ailleurs les pages importantes que Sève consacre, en prêtant l’oreille au prélude de L’Or du Rhin de Wagner et au premier mouvement de la Première symphonie de Mahler, à ce qu’il nomme « l’inhumanité de la musique » (p. 89), au « rapport étroit entre la musique et les zones non humaines de l’expérience » (p. 90). Car il en tire cette thèse frappante, dont il sent bien lui-même « qu’un humanisme musical trop rapide et trop convenu [la] rend difficilement acceptable » : « la musique se définit par l’usage d’instruments, lesquels n’ont pas a priori de lien privilégié avec les significations humaines » (ibid.).

Et pourtant, ce saisissant frayage en direction d’une pensée proprement organologique — au sens où elle ne serait pas d’avance tributaire d’une perspective anthropocentrée — me semble s’arrêter quelque part au milieu du chemin même qu’il promet. Car, un peu partout dans L’Instrument de musique, l’homme musicien réaffirme ses droits sur la technique : il est d’abord et d’entrée de jeu question d’un « sens humain fondamental de l’instrument » (p. 18), mais surtout, certains corps producteurs de sonorités musicales — et non des moindres, puisque ce sont « le magnétophone et l’ordinateur » — sont exclus du champ instrumental sous prétexte qu’ils menaceraient de « dissoudre le concept d’instrument, avec ce qu’il implique de gestualité et de transfert d’énergie » (p. 104).C’est là une décision théorique cohérente, certes, mais aussi lourde de présupposés et de conséquences, dont celle-ci : « Une musique déliée du corps du musicien ne me paraît pas être pleinement de la musique » (ibid.).

L’instrument comme archi-écriture

On lit enfin, dans L’Instrument de musique, que « les instruments de musique » sont « une écriture, une archi-écriture » (p. 209). Sève y insiste : « l’instrument de musique est une archive » (ibid.), « l’instrument de musique est un texte, ou plutôt un archi-texte » (p. 211). Qu’est-ce à dire ?

En bon lecteur de Leroi-Gourhan, Sève avance que toute « inscription mémorielle », c’est-à-dire toute trace inscrite et déposée sur un support technique, « relève déjà d’une logique de l’écriture » (p. 208). C’est ainsi que l’instrument de musique est le porteur d’un certain découpage, d’une certaine configuration des possibles sonores — bref, il est d’avance le véhicule de ce que Sève appelle des « espacements » (ibid.) :

« [...] espacements entre les trous latéraux d’un hautbois, espacements entre les lames d’un xylophone, espacements entre les cordes et entre les chevilles d’un sitar, etc. Ces espacements déterminent des notes possibles, qui renvoient elles-mêmes aux échelles pertinentes dans la culture considérée. Les instruments de musique inscrivent, dans la matérialité même de leur corps physique, la discrétisation du continuum sonore que toute société a toujours déjà instituée. C’est cette discrétisation première qui constitue, en toute rigueur, une archi-écriture. »

L’instrument est dépositaire d’un système des sons et de leurs écarts encodé à même la matérialité du corps résonant. Il est en somme une écriture d’avant l’écriture, qui précède les œuvres musicales et les rend possibles : « l’écriture de l’œuvre suppose l’archi-écriture du langage musical, le découpage du continuum sonore » (p. 211).

Même si elle n’est pas présentée comme constituant la thèse majeure du livre, cette conception archi-scripturaire de l’instrumentalité musicale est fondatrice, je crois, de l’entreprise de Sève. Et il est d’autant plus surprenant que ce dernier balaye d’une simple note l’homonymie de son concept d’archi-écriture avec celui avancé par Derrida dans L’Écriture et la différence en 1967 : « J’entends cette expression dans un sens assez différent de celui que Derrida en a proposé », lit-on de façon fugitive au bas d’une page (p. 208). En quoi est-il « assez différent », voilà qui n’est pas clair et qui aurait mérité plus qu’une mention fugace. Car l’espacement dont parle Sève et qui porte ses énoncés les plus fondamentaux — par exemple l’affirmation forte selon laquelle la musique n’existe que « sous condition organologique », puisqu’il y a implicitement, même « sous la voix chantée », une « discrétisation du continuum sonore » de nature instrumentale (p. 101) —, cet espacement est très exactement celui qui faisait dire à Derrida [3] : « L’espacement [...] est aussi ce sans quoi, à la lettre, le chant n’aurait pas lieu. L’intervalle fait partie [...] de la définition du chant. »

Sans doute une confrontation plus explicite et plus argumentée avec la notion derridienne d’archi-écriture aurait-elle permis à Sève de donner toute sa portée à ce qui reste peut-être l’intuition la plus marquante de son livre (p. 28) : « [...] d’une certaine façon, rien ne précède l’instrument de musique. Il n’est pas second, mais premier. Là réside sa radicale singularité dans l’ensemble des objets techniques. » À défaut d’une telle confrontation, le concept d’instrument de musique risque justement, me semble-t-il, de retomber dans sa traditionnelle secondarité, qui le fait dériver d’un geste, d’une intentionnalité, voire d’une vocalité humaine, trop humaine.

La réponse de Bernard Sève

Gestes humains et désir sonore : pour une organologie philosophique

Dans la recension qu’il fait de mon livre, Peter Szendy me pose une série de questions « en forme d’amicale invitation au débat ». J’accepte volontiers cette invitation.

« La musique n’existe que sous condition organologique » : Peter Szendy voit dans cette thèse le cœur de mon argumentation, et il a raison. Mon livre relève de l’organologie, mais il faut préciser qu’il s’agit d’une organologie philosophique (l’organologie proprement dite étant l’étude acoustique, technique et historique de tel ou tel instrument ou groupe d’instruments), c’est-à-dire de l’étude philosophique de la fonction-instrument dans la musique. Faut-il, comme le fait mon recenseur, opposer une « organologie restreinte » (la mienne) et une « organologie généralisée » (celle de Peter Szendy lui-même, ou celle de Bernard Stiegler) ? Je ne le pense pas. La véritable distinction passe pour moi entre une organologie prototypique et une organologie dérivée. L’organologie prototypique porte sur les instruments acoustiques (dont il existe au moins 12.000 espèces différentes), seuls instruments avec lesquels les hommes ont pu faire de la musique depuis la plus ancienne préhistoire (35.000 ans avant notre ère pour la flûte en os de vautour de Geißenklösterle) jusqu’au début du 20e siècle, et qui sont aujourd’hui encore les instruments les plus nombreux et les plus utilisés ; l’organologie dérivée porte sur les néo-instruments usant de l’électricité, des ressources électroniques et numériques. Une importante dénivellation logique doit être soulignée : le néo-instrument se pense par rapport à l’instrument prototype, l’instrument prototype peut être pensé sans référence au néo-instrument. Le synthétiseur, le méta-piano de Jean Haury ou le disc-clavier se pensent en référence au piano (ou à l’orgue), l’inverse n’est pas vrai. Il y a donc pour moi un primat méthodologique de l’organologie prototypique sur l’organologie dérivée : la seconde a besoin de la première, et non l’inverse. Or il me semble que l’organologie philosophique prototypique n’est pas encore constituée, même si l’on peut en trouver ici et là des éléments. C’est à ce travail que L’Instrument de musique, une étude philosophique entend contribuer.

Le méta-piano de Jean Haury

La principale objection que me fait Peter Szendy tient à la question de l’humanisme : « Sève [...] reste donc solidaire de ce qu’il faut bien appeler un humanisme organologique, à savoir une perspective anthropocentrée sur l’instrument de musique » ; il souligne que, selon moi, le musicien fait délibérément sonner son instrument, et s’interroge sur le sens de ce « délibérément ». Peter Szendy voit sinon une contradiction, du moins une tension, entre cet humanisme et les remarques que je fais sur « l’inhumanité de la musique ». Il n’y a de mon point de vue aucune tension entre ces deux points. Les hommes font délibérément sonner leurs instruments, même lorsqu’ils le font de façon exploratoire (pour voir ce que cela donne). Ce point me paraît difficilement contestable : ce n’est que si on le heurte par mégarde qu’on fait sonner de façon indélibérée un instrument ! L’instrument est d’ailleurs construit, entretenu et restauré de façon non moins délibérée. Mais tout ce que l’on fait de manière délibérée est-il par là même humain, au sens humaniste du terme ? Le crime et l’assassinat sont délibérés sans être humanistes. Lorsque certains musiciens explorent musicalement les zones non-humaines de l’expérience, par exemple ce qu’Adorno appelle les « voix non réglementées du vivant » (Mahler), le monde non-humain des forces naturelles ou surnaturelles (Wagner), ou le royaume des bruits mécaniques (Ligeti), dans tous ces cas c’est bien de façon délibérée, intentionnelle et artistiquement réfléchie que les musiciens composent leur musique, avec les instruments qu’ils ont choisis. J’en dirai autant de ce que j’appelle dans le livre « présentation esthétique » des instruments ; dans le domaine de l’art, il y a « présentation esthétique » quand l’œuvre ou la performance porte explicitement à la conscience du spectateur ou de l’auditeur tout ou partie des conditions d’existence, règles ou matériaux utilisés dans l’œuvre ou la performance ; cette présentation est « esthétique » (sensible) parce qu’elle se fait dans le medium et selon les codes de l’art considéré. C’est de façon délibérée que Bach (dans ses Concerts dits « brandebourgeois ») ou Berio (dans ses Sequenze) décident de présenter esthétiquement (musicalement) certains instruments ; l’« auto-manifestation » de l’instrument, que relève Szendy, est un cas-limite de la présentation esthétique délibérée.

Peter Szendy semble regretter que mon travail s’arrête « au milieu du chemin qu’il promet », chemin qui serait celui « d’une pensée proprement organologique — au sens où elle ne serait pas d’avance tributaire d’une perspective anthropocentrée ». Il y a ici une méprise. Mon travail ne s’arrête nullement « au milieu » de ce chemin : il ne l’a jamais emprunté. Je ne vois pas en quoi une pensée proprement organologique (c’est Szendy qui emploie et souligne ce dangereux adverbe) devrait, et même pourrait, ne pas être anthropocentrée. Le débat sort à vrai dire ici du champ de la philosophie de l’art pour se diriger vers la métaphysique. Ma démarche s’inscrit sans équivoque dans le champ de la philosophie de l’art, lequel est opus et non pas effectus, production intentionnelle « accompagnée de raison », pour reprendre Kant et Aristote. La fabrication et l’utilisation d’instruments de musique sont pour moi « proprement » humains. Ni la nature, ni les anges, ni les animaux ne sont luthiers ou facteurs d’instruments ; et s’ils jouent des instruments, c‘est seulement dans les légendes et dans les rêves. Et quand l’homme se saisit d’un objet existant, soit naturel (une pierre) soit technique (une calebasse) pour le faire sonner, c’est délibérément qu’il le transforme, par l’usage qu’il en fait, en instrument de musique (ce que j’appelle un ready-made organologique).

Une des choses les plus fascinantes pour le philosophe est le nombre incroyablement élevé d’instruments de musique (mon livre part de ce fait, qui est le fait le plus significatif en organologie philosophique). Témoignage exceptionnel de l’imaginaire (sonore) de l’humanité, le nombre des instruments s’explique par la sous-détermination de leur fonction. La fonction d’un objet technique en détermine la forme et la structure (une scie, un avion, un rivet) ; mais l’objet « instrument de musique » n’obéit pas à une fonction sonore pré-déterminée (qu’il ait des fonctions sociales précises est une autre question). On peut ajouter une corde au violoncelle ou des clés à la flûte, c’est une innovation tout à fait différente de celles qui permettent d’améliorer un objet technique dont la fonction et l’utilité sont strictement déterminées. Et puisque Szendy me pousse dans mes retranchements (et je l’en remercie), je dirai ceci : c’est sans doute en fabriquant des instruments de musique que l’homme technicien est le plus aux prises avec lui-même. Améliorer la forme et l’efficacité d’une faux, améliorer la forme et la résistance d’un barrage, améliorer la stabilité d’un composé chimique, c’est à chaque fois gagner quelque chose dans la lutte ou la négociation interminable de l’homme avec la nature, c’est « marquer un point ». Rien de tel dans l’innovation organologique et instrumentale. Transformer un instrument, inventer un instrument, ce n’est pas « marquer un point » contre la nature ou résoudre un problème, c’est créer, c’est à dire imaginer et construire quelque chose qui n’était pas là et dont personne (à part peut-être l’inventeur) n’avait besoin. En inventant le tuben (tuba wagnérien), Wagner crée un type de sonorité qui n’existait pas ; en inventant le theremin, Lev Theremin crée un type de gestualité et de production du son qui n’existait pas.

Szendy souligne à juste titre l’importance que j’accorde à la question du corps (les deux corps de l’instrument, les deux corps de l’instrumentiste) et à la question du geste. Je suis personnellement attaché à l’idée de « continuité énergétique » défendue par Claude Cadoz (le geste instrumental transforme une énergie physique en vibrations sonores) ; mais là même où cette continuité n’existe pas (dans les instruments électro-acoustiques et numériques), le geste reste capital. Un concert rassemblant cinq formations musicales numériques m’a récemment permis d’entendre des méta-mallettes, des mélissons, des joysticks musicaux, un méta-piano, une tablette graphique, un calliphone, un handsonic (le tout joué ensemble ou séparément). Dans tous ces instruments non traditionnels, le geste, la virtuosité, le corps-à-corps du musicien et de son instrument étaient décisifs. Pour résumer ce point, je dirai : l’instrument acoustique suppose gestualité et continuité énergétique, les néo-instruments supposent gestualité. Et ne négligeons pas ce que la gestualité instrumentale implique de plaisir musculaire, de tension « érotique », de joie de jouer.

Peter Szendy me comprend parfaitement quand il dit en conclusion que mon intuition première est que « l’instrument n’est pas second, mais premier ». Mais la gestualité ne reconduit nullement l’instrument à la secondarité à laquelle j’entends en effet l’arracher. Qu’il s’agisse du phonolithe le plus simple ou des produits les plus complexes de la lutherie savante ou techno-scientifique, l’instrument de musique se vit et se comprend toujours à la croisée d’un geste humain et d’un désir sonore.

par Peter Szendy, le 2 mai 2013

Pour citer cet article :

Peter Szendy, « La condition musicale », La Vie des idées , 2 mai 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-condition-musicale

Nota bene :

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Notes

[1Le corrélationnisme, tel que le critique Quentin Meillassoux (Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 18-19), c’est l’idée que «  nous ne saisissons jamais un objet en soi, isolé de son rapport au sujet  », ni «  un sujet qui ne soit pas toujours-déjà en rapport avec un objet  ». C’est en se fondant sur la critique d’un tel corrélationnisme que Graham Harman propose une philosophie «  centrée sur l’objet  » : cf. L’Objet quadruple. Une métaphysique des choses après Heidegger, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «  MétaphysiqueS  », 2010, p. 58 et passim.

[2Peter Szendy, Membres fantômes. Des corps musiciens, Paris, Minuit, 2002, p. 126 et passim. Sur la notion d’«  organologie générale  » chez Canguilhem, cf. «  Machine et organisme  », dans La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1967  ; ainsi que les remarques de Thierry Hoquet dans «  De Canguilhem aux cyborgs  », Critique, n° 740-741, 2009. L’idée d’une «  organologie générale  » a été reprise par Bernard Stiegler dans De la misère symbolique, tomes I et II, Paris, Galilée, 2004 et 2005 (réédition Flammarion, coll. «  Champs  », 2013).

[3De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 286.

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