Peu nombreux sont ceux qui le contestent : la montée des inégalités socio-économiques et l’augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre portent en germe des catastrophes sociales et écologiques à l’horizon de deux ou trois décennies. Pourtant les décisions politiques de court terme ne sont pas seulement indifférentes à ces menaces, mais en accélèrent de toute évidence l’arrivée. Contrairement à une vision superficielle, l’austérité n’engage aucunement nos sociétés dans la voie de la sobriété. La priorité donnée par François Hollande à la compétitivité de la France s’inscrit en effet dans une vision de court terme — redresser la croissance des exportations du pays par la baisse du coût du travail et des dépenses publiques — qui est contraire à toute perspective de redistribution des richesses et de transition écologique. Je voudrais montrer ici en quoi ses effets secondaires prévisibles, l’accroissement encore accéléré des inégalités et des émissions de GES, nous rapprochent des grandes fractures annoncées.
Dans un premier temps je rappellerai les principaux faits stylisés concernant ces deux grands périls et leurs dynamiques cumulatives de renforcement mutuel. Puis je montrerai pourquoi la priorité absolue donnée à la compétitivité ne peut, par ses implications économiques, écologiques et politiques, qu’accélérer la réalisation des périls annoncés. Enfin je m’interrogerai sur les changements qu’il faudrait apporter à nos systèmes économiques et politiques pour que nous commencions enfin à « croire ce que nous savons », comme le dit bien Jean-Pierre Dupuy [1], et à agir en conséquence.
Deux courbes explosives
Depuis 200 ans, grâce à la science, à la technique et à la croissance économique, le capitalisme a pu faire accéder la masse des hommes à une sécurité et une qualité de vie qui depuis l’Antiquité avaient toujours été réservées à une infime minorité bénéficiaire de l’asservissement de la majorité. Il a laissé entrevoir la possibilité de faire sortir l’humanité de l’obsédante peur du lendemain.
Mais c’est précisément au moment où elle semblait près de se réaliser que cette promesse d’accomplissement tourne au cauchemar. Les Chinois ont cru pouvoir rattraper le niveau de consommation nord-américain : mais au moment où ils atteignent seulement le niveau européen d’émission de CO2 par habitant, ils découvrent que leurs villes sont devenues de gigantesques étouffoirs où ils meurent à petit feu.
Les Nord-Américains s’aperçoivent eux aussi que les conditions matérielles dans lesquelles ils ont construit leur « niveau de vie non négociable » (selon la fameuse déclaration de G. Bush père avant le Sommet de la Terre de Rio en 1992) vont rendre ce même niveau de vie définitivement insoutenable. Ils commencent à se rendre compte qu’on ne négocie pas avec la nature : elle impose des limites à une action humaine qui a cru pouvoir impunément se transformer en force géologique (le fameux « anthropocène » [2]) sans réfléchir aux conséquences à long terme de cette transformation.
Comme l’indique le dernier rapport du Giec, le Groupe intergouvernemental d’études sur le climat, le réchauffement climatique est en voie d’accélération incontrôlée : entre 2000 et 2010, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 2,2% par an contre 0,4% au cours des trois décennies précédentes. On connaît déjà les conséquences d’une augmentation de 2°C, désormais inévitable dès 2030 : hausse du niveau des mers, événements climatiques extrêmes, insécurité alimentaire, pénurie d’eau, conflits et guerres pour les ressources. Les mécanismes de rétroaction « positive » (effet albedo de la fonte des glaces, effet de serre de la vapeur d’eau, émissions de méthane avec la fonte du permafrost...) pourraient fort bien enclencher un emballement auto-entretenu du réchauffement. Les conséquences d’une hausse désormais envisageable de 6°C ou plus de la température moyenne de la planète d’ici 2100 sont encore inconnues mais effrayantes.
En même temps — et je reviendrai sur le lien étroit entre ces deux courbes —, la courbe de la concentration des richesses est, elle aussi, sur une tendance explosive, atteignant et dépassant (dans le cas nord-américain) ses records du début du XXe siècle. La tendance séculaire à la concentration du capital productif, décelée par Marx, est plus active que jamais : un noyau dur de 147 multinationales contrôlent aujourd’hui 40% de l’économie mondiale [3]. Les trois-quarts de ces groupes sont des banques, confirmant l’hégémonie du capital financier. Corrélativement, la concentration des revenus et des patrimoines connaît désormais elle aussi un mécanisme d’emballement auto-entretenu [4]. Dans un monde où la croissance économique ne peut que ralentir (notamment du fait de l’épuisement des ressources naturelles et de la fin du phénomène de rattrapage de la frontière technologique par les pays émergents), et où la domination d’un capital financier ultra-mobile (grâce à la fameuse « liquidité » [5] tant chérie des banquiers) garantit des taux de rentabilité très supérieurs au taux de croissance, aucune contre-tendance n’apparaît susceptible de ralentir, et encore moins d’inverser, la tendance à l’accroissement des inégalités. Les 1% les plus riches détiennent déjà 25% des richesses en Europe et 35% aux États-Unis, et cette part connaît une hausse rapide et incontrôlée.
Inégalités sociales et dérèglement climatique : un cercle vicieux
Le plus inquiétant dans ces deux tendances est qu’elles se renforcent mutuellement dans un véritable cercle vicieux. La montée des inégalités favorise à la fois la consommation ostentatoire des riches et la frénésie consumériste compensatrice des classes moyennes : Pickett et Wilkinson [6] montrent ainsi que les émissions de gaz à effet de serre sont étroitement corrélées au degré d’inégalité économique : « l’inégalité accentue la concurrence des statuts sociaux et l’anxiété, qui induit l’individualisme, le matérialisme et le consumérisme, et donc la surconsommation et le gaspillage. Les pays développés les plus inégalitaires ont une empreinte écologique plus grande — par habitant ils consomment plus de viande et d’eau, ils produisent plus de déchets et prennent plus l’avion ». L’inégalité engendre la frustration et favorise donc l’endettement : aux États-Unis « les taux de banqueroute des ménages ont augmenté le plus dans les États où les inégalités ont le plus augmenté » ; autre indice de ce lien, « les dépenses publicitaires varient avec l’inégalité : les pays inégalitaires dépensent une proportion plus importante de leur PIB en publicité, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande dépensant deux fois plus que la Norvège et le Danemark ».
Le deuxième mécanisme pervers qui lie inégalités sociales et crise écologique tient à la mainmise croissante de l’industrie financière sur les politiques climatiques et de biodiversité. Alors que le protocole de Kyoto reposait sur des engagements contraignants de réduction d’émissions, les négociations climatiques privilégient désormais les mécanismes de marché dans le cadre de « l’économie verte » promue par l’ONU, la Banque mondiale et l’industrie financière. C’est aux marchés financiers qu’on voudrait désormais confier la responsabilité de réorienter les flux de capitaux vers des activités favorables à l’environnement (énergies renouvelables, « climate smart agriculture » ou agriculture amie du climat, entretien des forêts et plus généralement des « services écosystémiques », etc.). Pour ce faire, et malgré l’échec notoire du marché européen des permis d’émission (ETS, Emissions Trading System) [7], une nouvelle vague d’innovation financière est organisée par les pouvoirs publics et les banques : marchés du carbone, « instruments pour la biodiversité », programme REDD pour les forêts et autres « Nouveaux Mécanismes de Marché » [8] ... La finance espère ainsi trouver de nouveaux champs d’expansion potentiellement gigantesques. Mais à placer les politiques climatiques entre les mains de marchés financiers par nature exubérants et irrationnels, que restera-t-il de ces « mécanismes innovants » et des perspectives de réduction d’émissions après la prochaine explosion de la bulle financière ?
Un troisième mécanisme, purement politique celui-ci, renforce l’impact des inégalités sociales sur l’écologie. À mesure que croît l’inégalité, la distance sociale se creuse entre les oligarchies et le reste de la population. Les élites font sécession du reste de la société. En même temps qu’elles concentrent les pouvoirs de décision, elles deviennent étrangères au sort commun. Leur inaction face à la montée des périls résulte pour une part — j’y reviendrai — des impératifs de la guerre économique, mais on peut aussi l’expliquer par la certitude des dirigeants que quoi qu’il arrive, leurs ressources leur permettront de se mettre à l’abri, eux et leurs proches. Les « communautés fermées » (gated communities), les murs qui s’érigent un peu partout dans le monde autour des quartiers chics ou les « îles de milliardaires » sont les symboles les plus visibles de cette sécession [9], que l’imaginaire hollywoodien illustre dans d’innombrables « blockbusters » d’anticipation.
Si l’inégalité renforce le consumérisme, le gaspillage et l’explosion des émissions de gaz à effet de serre, en sens inverse existe une puissante rétroaction allant du climat vers l’inégalité : les conséquences du réchauffement climatique, des pollutions et des désastres environnementaux pèsent de façon très disproportionnée sur les pauvres. C’est vrai au plan mondial, où les premières victimes de la montée des mers et des événements climatiques extrêmes sont les populations pauvres des pays du Sud ; la montée du phénomène des « réfugiés climatiques » ne fait que commencer [10]. C’est aussi vrai à l’intérieur des pays riches, où de nombreux travaux montrent la polarisation sociale des dégâts écologiques [11] : « tout comme il existe des inégalités de classe ou de genre, il existe des inégalités environnementales, autrement dit les individus et groupes d’individus ne sont pas égaux face aux effets nocifs de la crise environnementale. L’impact du réchauffement des températures, mais aussi des pollutions ne se fait pas ressentir de la même façon selon la place que l’on occupe dans la structure sociale » [12]. En précarisant encore davantage les précaires, la crise écologique affaiblit leur pouvoir d’agir et contribue à la concentration du pouvoir politique dans les mains de l’oligarchie. Un cercle vicieux s’est installé où les riches détruisent la planète [13] en devenant sans cesse plus puissants et plus indifférents au sort des pauvres et de la nature.
Le mantra de la compétitivité
Des observateurs, curieusement nombreux, ont interprété l’annonce par François Hollande du « pacte de responsabilité » et de la priorité absolue donnée à la compétitivité comme un « tournant social-démocrate ». La nomination de Manuel Valls à Matignon suivie de l’éviction des ministres Hamon et Montebourg, a de nouveau été qualifiée de « tournant », cette fois-ci social-libéral. Pourtant à l’automne 2012, quelques mois après son élection, la ratification sans discussion du Traité budgétaire européen, accompagnée de la création du « Crédit d’impôt compétitivité emploi » financé par la hausse de la TVA et la baisse des dépenses publiques, avait déjà clairement marqué le ralliement de François Hollande aux principales propositions avancées par son concurrent Nicolas Sarkozy.
Ces diverses décisions se situent dans la droite ligne des politiques économiques depuis 20 ans. Sur cette période, seules deux mesures n’ont pas donné la priorité à la compétitivité : les 35 heures et la Couverture maladie universelle, décidées par le gouvernement de Lionel Jospin. Pour le reste, la politique fiscale s’est consacrée à la baisse des impôts et des cotisations, réduisant de cinq points de PIB les recettes de l’État [14] ; la politique sociale s’est focalisée sur l’assouplissement du Code du travail et sur les réformes régressives des retraites et de l’assurance-maladie ; la politique industrielle, si tant est qu’elle ait existé, s’est focalisée sur les entreprises à fort potentiel de croissance en fermant les yeux devant les délocalisations et les licenciements boursiers ; la politique commerciale, de compétence européenne, s’est réduite au démantèlement des accords protecteurs des pays pauvres (comme les accords « multifibres »), à la multiplication d’accords de libre-échange ; la politique monétaire, européenne également, s’est focalisée obsessionnellement sur l’inflation, tout en laissant gonfler les bulles financières avant de sauver les banques du krach en les inondant de liquidités... La compétitivité a été le leitmotiv de toutes ces décisions.
C’est que le paradigme qui guide les politiques économiques depuis le milieu des années 1980 n’a pas changé : celui de la mondialisation néolibérale, qui repose sur la liberté de circulation des capitaux et des marchandises et la concurrence généralisée. Il s’est même radicalisé en Europe à la suite de la crise financière de 2008 : après quelques mois pendant lesquels on a pu croire que la violence du choc avait déstabilisé leur credo, les dirigeants européens ont engagé une offensive d’une violence nouvelle contre l’État-social et le « modèle social européen », décrété « mort » par Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne [15]. Cette radicalisation, que reflète la focalisation exclusive du gouvernement français sur la politique de compétitivité, n’est pas une « erreur » mais une tentative de contrecarrer le déclin de la part des capitalistes européens (hors Allemagne) dans le marché mondial [16].
En effet, l’excédent commercial global du commerce extérieur de l’Union européenne vis-à-vis du reste du monde ne saurait masquer les considérables déficits des pays du Sud européen, France incluse. Dans un contexte mondial marqué par de très profonds déséquilibres, insoutenables à long terme, entre les positions fortement excédentaires de l’Allemagne et de la Chine, et les déficits symétriques des États-Unis et de l’Europe du Sud, la stratégie de compétitivité vise à un rééquilibrage non pas de façon coopérative, en organisant la hausse de la demande intérieure des pays excédentaires, mais de façon compétitive en réduisant la demande et les coûts des pays déficitaires. L’ouverture des négociations sur le grand marché transatlantique symbolise cette fuite en avant dans un libéralisme commercial dogmatique.
Des décisions absurdes hautement compétitives
Les politiques d’austérité et de compétitivité conduisent à démanteler les institutions qui faisaient obstacle à la croissance des inégalités en Europe. Le « modèle social européen » institutionnalisait un compromis acceptable entre le capitalisme et la démocratie. Affaissé en Europe du Sud, ébranlé ailleurs, ce modèle cède de toutes parts : chômage, précarité (mini-jobs en Allemagne, « reçus verts » au Portugal, auto-entrepreneurs en France et en Italie...), baisse des salaires, facilitation des licenciements, décentralisation des négociations collectives... Ces politiques, menées par des gouvernements de droite comme de gauche et patronnées par l’Union européenne, sapent la confiance populaire dans la démocratie et dans le projet européen.
Du point de vue écologique, la récession a certes ralenti le rythme des émissions de CO2 en Europe. Mais l’austérité n’est pas la solution à la crise climatique. D’une part elle n’est conçue que comme une purge nécessaire pour relancer à terme l’accumulation de profits financiers et de biens matériels. D’autre part et surtout, elle bloque les investissements qui seraient nécessaires pour financer la reconversion écologique européenne et accroître fortement l’efficacité énergétique.
En France, la focalisation sur la compétitivité amène le gouvernement à prendre, au nom des avantages comparatifs du pays en particulier dans les secteurs bancaire et nucléaire, des décisions économiquement et écologiquement absurdes. Pourquoi la France a-t-elle, à rebours des promesses du discours de février 2012 du candidat Hollande au Bourget, abandonné la réforme bancaire (séparation des activités de crédit et de spéculation) au printemps 2013, puis sabordé au printemps 2014 la taxe européenne sur les transactions financières proposée par la Commission européenne ? Quitte à s’opposer frontalement à la Commission et au gouvernement allemand, Bercy a mis son veto sur la taxation des produits dérivés, qui représentent pourtant l’immense majorité (près de 90%) des transactions et sont les plus déstabilisantes. Il s’agissait tout simplement de préserver à tout prix les considérables parts de marché de BNP Paribas et de la Société Générale dans la spéculation mondiale sur les produits dérivés [17], qui atteint aujourd’hui des sommets historiques. Faudra-t-il attendre le prochain grand krach, qui risque d’être dévastateur, pour que le pouvoir exorbitant et l’instabilité explosive de l’industrie financière soient enfin remis en cause ? Quant au nucléaire, Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Économie, ne manquait pas une occasion de le proclamer « filière d’avenir » et de promouvoir les exportations de cette industrie, au mépris des leçons pourtant terrifiantes de Tchernobyl et de Fukushima. Les lobbies industriels désignent les gaz de schistes comme la clé de la compétitivité énergétique et le gouvernement annonce la création d’une « compagnie nationale des mines » pour relancer l’activité extractive sur le territoire français, au lieu de promouvoir la sobriété énergétique et matérielle des procédés de production.
Pendant ce temps, les ressources manquent cruellement pour financer les plans d’investissements massifs pourtant si nécessaires dans les énergies renouvelables, dans les économies d’énergie, dans les transports en commun et le rail, etc. Le « capitalisme vert » se fait attendre, faute de perspectives de profits et d’incitations claires. Selon les experts, « les subventions aux énergies fossiles s’élevaient encore à 544 milliards de dollars au niveau mondial en 2012 selon l’Agence Internationale de l’Énergie, contre 101 milliards pour les renouvelables. Les investisseurs s’inquiètent des coupes dans les politiques d’appui à ces dernières en Europe [18] et les financements pour la transition énergétique demeurent très insuffisants.
En finir avec la compétitivité
Parmi les voix qui critiquent les actuelles politiques d’austérité et de compétitivité, beaucoup dénoncent la focalisation excessive sur les coûts du travail et voudraient privilégier une compétitivité « hors-coût », fondée sur l’innovation et la qualité. Les mêmes, le plus souvent, prônent une « croissance verte » fondée sur les énergies renouvelables, le recyclage, l’économie circulaire, la dématérialisation de l’économie, l’innovation technologique. [19]
Bien sûr, mieux vaudrait qu’une part plus importante des investissements aille vers les énergies renouvelables et les technologies non carbonées plutôt que vers le charbon et l’automobile individuelle. Toute politique de transition vers une économie décarbonée commencera par là. Mais Tim Jackson [20] a clairement montré le caractère illusoire à long terme du projet de « croissance verte » : « imaginez, pour un instant, un monde peuplé de neuf milliards d’habitants, aspirant tous à un niveau de salaire occidental, croissant à 2% par an. Dans un tel monde, le seul moyen d’avoir une quelconque chance de transmettre à nos enfants une planète habitable est de réduire de 130 fois l’intensité en carbone de l’activité économique durant les quarante prochaines années. Croire à la réalisation d’un tel scénario, c’est croire par-dessus tout au pouvoir quasi magique de la technologie » [21].
À l’horizon des décennies à venir, le « découplage absolu », autrement dit une croissance économique qui s’accompagnerait d’une forte diminution des émissions de CO2, est une impossibilité matérielle dans l’état actuel et dans tous les états futurs plausibles des technologies de production. Autrement dit, il faut en finir avec la compétitivité parce qu’il faut renoncer à la croissance, en tout cas au Nord, si l’on veut réellement freiner l’emballement du climat. Toutes les incantations sur le « nécessaire rétablissement de la confiance » pour recréer les conditions de la croissance salvatrice doivent désormais être considérées pour ce qu’elles sont : une manifestation de l’aveuglement ou pire, de l’indifférence des élites vis-à-vis de la crise écologique.
La croissance zéro est-elle compatible avec la survie du capitalisme ? Jackson ne l’écarte pas, en invoquant l’idée que certains pays capitalistes ont connu une croissance durablement faible, comme le Japon depuis vingt ans. Mais l’analogie est peu convaincante : la transition écologique, et en particulier la réduction drastique des émissions des gaz à effet de serre, ne s’accommoderait aucunement de la stagnation générale consécutive à l’éclatement de bulles financières ni de l’enlisement dans l’austérité et/ou la déflation. Elle supposera bien au contraire des investissements massifs dans certaines activités et un désinvestissement tout aussi massif d’autres activités (à commencer par les énergies fossiles). La croissance globale devra rester globalement proche de zéro, mais certains secteurs devront connaître une croissance à deux chiffres et d’autres une décroissance rapide. La seule expérience comparable de brutale réorientation productive est celle de l’économie de guerre (nazie puis américaine) dans les années 1930-40, mais celle-ci a occasionné une forte relance de la croissance, désormais interdite.
Les conditions d’une bifurcation
À supposer que le capitalisme soit capable d’organiser cette bifurcation radicale à court et moyen terme tout en préservant le régime de démocratie parlementaire — ce qui est loin d’être évident —, on peut douter fortement de la possibilité d’une économie dominée par les logiques capitalistes et respectant une trajectoire macroéconomique stationnaire. Quoi qu’il en soit du diagnostic sur la nécessité d’un post-capitalisme, les trois conditions que Tim Jackson énonce pour engager la transition vers une économie durable sont incontournables : maîtriser les marchés financiers, réduire la durée du travail et sortir de la « cage de fer du consumérisme ». Il s’agit donc de nous désintoxiquer de notre addiction à la consommation ostentatoire, à la croissance infinie et à la compétition exacerbée.
Pour ce faire, il faudra réduire fortement les inégalités par une redistribution fiscale (taxe sur les transactions financières, impôt progressif sur le capital...). Mais aussi par une diminution des écarts de revenus primaires et un développement de la démocratie économique : « les inégalités de revenu au sein des grandes entreprises ont été multipliées par 10 ou 15 au cours des 30 dernières années. La culture des bonus révèle un manque total de responsabilité démocratique au sommet. Une solution est de promouvoir toutes les formes d’une plus grande démocratie économique — représentation des salariés aux conseils d’administration et aux comités de rémunération, avantages fiscaux pour les entreprises contrôlées par leurs salariés, coopératives et mutuelles, fonds publics pour financer des prêts bonifiés pour la reprise d’entreprises par leurs salariés ».
Au plan international, un tel scénario suppose nécessairement un fort degré de relocalisation des économies. Cela peut passer par le rétablissement d’importants droits de douane aux frontières, mais le risque de dérive nationaliste de telles politiques protectionnistes nationales est élevé. Mieux vaudrait une taxe kilométrique s’appliquant indépendamment du passage des frontières, mais renchérissant fortement les transports à longue distance, émetteurs de CO2 et facteurs d’instabilité économique et sociale. Ainsi réduit fortement, le commerce mondial serait également régulé par une union mondiale de compensation du type de celle proposée par Keynes en 1944, de façon à empêcher la formation d’excédents et de déficits commerciaux structurels. Dans ce cadre, un pays ou un bloc régional insuffisamment « compétitif » (c’est-à-dire doté d’un déficit commercial structurel) verrait sa monnaie dévaluée par rapport à l’unité de compte internationale, au contraire des pays ou zones excédentaires dont la monnaie serait réévaluée. Les politiques de compétitivité perdraient tout sens dans le cadre d’une économie mondiale pacifiée et désintoxiquée de la croissance.
Un tel changement de cap est-il crédible, et quelle en seraient les conditions politiques ? Répondre à cette question nous emmènerait bien au-delà de cette note [22], mais il semble certain que le titre de l’ouvrage de Pickett et Wilkinson (« Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ») est exagérément optimiste. Le pouvoir exorbitant dont disposent les 1% leur permet de goûter aux délices de la démesure (l’hubris des Grecs) et sans doute de croire qu’ils peuvent s’extraire de l’humaine condition. C’est ce qui explique leur très grande résistance à toute idée de régulation de la finance, de redistribution des richesses et de décroissance énergétique : six ans après le krach de 2008, la bulle spéculative a retrouvé et même dépassé ses records historiques et les émissions de CO2 accélèrent. Il faudra des luttes politiques et sociales de très grande ampleur, en espérant que le passage par la guerre (qui seule a permis de sortir le capitalisme de sa crise des années 1930) pourra être évité.
L’humanité n’a donc jamais été aussi riche, mais la richesse a rarement été aussi mal répartie, le système économique et financier semble plus instable que jamais, et le danger d’un effondrement écosystémique se précise. Comme le disent Pickett et Wilkinson, « la croissance est un substitut à l’égalité, mais inversement une plus grande égalité rend la croissance moins nécessaire » [23] ; quand la croissance n’est plus possible ni souhaitable, l’égalité, la coopération et la démocratie deviennent des impératifs vitaux. La compétitivité est une idée morte.