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La carte et le territoire colonial

À propos de : Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Fayard


par Charlotte Courreye , le 24 septembre 2014


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La conquête de l’Algérie, à partir de 1830, a donné lieu à une vaste entreprise de cartographie. Or les cartes se révèlent un instrument majeur de savoir et de pouvoir. La connaissance du territoire légitime la conquête, en même temps qu’elle fournit les outils de sa réalisation et contribue à fixer les identités.

Recensé : Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Fayard, Paris, 2014. 368 p., 25 €.

Coresponsable d’un programme de recherche intitulé « Géographie et colonisation : construction et circulation des savoirs géographiques sur l’Afrique française » (ANR, 2006-2010), Hélène Blais contribue depuis plusieurs années à l’écriture d’une histoire spatiale du fait colonial [1]. Son travail s’inscrit dans une volonté de désenclavement de l’histoire de l’Algérie coloniale, resituée dans l’histoire impériale française et inscrite dans la longue durée.

Dans Mirages de la carte, Hélène Blais se propose de renouveler l’histoire de la conquête de l’Algérie par une histoire fine des savoirs cartographiques. Elle replace le cas particulier de l’Algérie dans un contexte plus large de la pratique des savoirs dans le cadre impérial. L’articulation entre conception coloniale du territoire conquis et pratique du terrain montre la façon dont les militaires s’adaptent aux réalités sociales qu’ils rencontrent en Algérie, mais aussi comment leur travail façonne le territoire qu’ils sont en train d’étudier, et par là, d’« inventer ».

L’ouvrage est composé de six chapitres, que l’on peut regrouper en trois parties : l’une consacrée aux savoirs existants sur l’Algérie et à « l’invention géographique d’une colonie » au moment de la conquête (chap. 1) ; une deuxième s’intéressant à l’entreprise de cartographie pendant la conquête et à la confrontation des cartographes avec le terrain algérien (chap. 2-4) ; enfin, une dernière partie porte sur la question des frontières, et particulièrement sur la marge Sud du territoire colonial que constitue le Sahara (chap. 5 et 6).

Les cartes entre savoir et pouvoir

Forts de ce qu’Hélène Blais nomme la « bibliothèque coloniale », les politiques et les militaires qui mènent la conquête de l’Algérie appuient leur entreprise sur les sources antiques, romaines en particulier. S’ils mentionnent certains géographes arabes du Moyen Âge, ce sont principalement les récits de voyage européens des XVIIe et XVIIIe siècles auxquels il est fait référence. L’exploration géographique du territoire, concomitante de l’état de guerre, s’est donc nourrie d’un savoir préalablement établi. Partant de l’expérience de l’expédition de Bonaparte en Égypte, les cartographes adaptent leurs pratiques au terrain algérien. Le discours sur le territoire légitime la conquête, en même temps qu’il fournit les outils de sa réalisation concrète. Alors qu’il est difficile de nommer ce qui, pour la littérature militaire, reste les « possessions françaises dans le Nord de l’Afrique » jusqu’aux années 1840, la division de 1845 en territoires civils, militaires et mixtes, puis avec la République de 1848 en départements, marque une logique de construction de la souveraineté française, de structuration du territoire.

Face au flou des dénominations et aux tâtonnements de la conquête militaire, les cartes deviennent un instrument de savoir et de pouvoir. En Algérie coloniale, singulièrement, l’État est seul détenteur des services de cartographie. Le Dépôt de la guerre coordonne les missions cartographiques, selon les normes européennes en la matière qui se révèlent rapidement inadaptées sur le terrain. En situation de conquête, la première difficulté consiste à collecter l’information sur les régions encore insoumises. Puis l’usage des cartes évolue, après la phase intense de conquête et notamment après 1881, où les cartes deviennent essentiellement un outil de propagande pour la réussite de l’entreprise coloniale. La centralisation de l’activité cartographique par le Dépôt de la guerre est contestée avec l’évolution de la situation politique et donc des priorités, le service du cadastre prenant une part de plus en plus importante dans l’établissement des cartes. Les collaborations entre services ne sont pas toujours aisées. La carte est devenue un véritable enjeu de pouvoir.

La carte, rappelle Hélène Blais, est avant tout déterminée par le point de vue de son auteur. Les premiers topographes relatent surtout des itinéraires, où le manque de repères familiers transparaît sur les cartes elles-mêmes. Pour cette raison, les militaires en charge de la reconnaissance du terrain ne peuvent que rarement recourir à des techniques comme la géodésie, qui utilise la mesure astronomique pour établir un canevas à partir de points de référence reliés entre eux. « Cartographier le territoire suppose de représenter l’espace physique et ses usages sociaux dans un langage normé » (p. 152).

Mais comment cartographier lorsqu’on manque de mots pour décrire, de connaissances pour comprendre et de moyens techniques et financiers ? La découverte du terrain en Algérie modifie la pratique de la cartographie, qui relève plus du bricolage que de l’étude normée. L’acte même de nommer est problématique. Le recours à l’enquête orale et au renseignement indigène, par lesquels Hélène Blais pose la question du « contact » et de la « relation médiatisée » entre colonisateur et colonisé (p. 156-157), nécessite une traduction tant linguistique que normative des informations recueillies. L’association des noms de tribus, souvent mobiles et enchevêtrées, à des territoires est également une source de confusion dans l’établissement des cadres géographiques et administratifs.

Les frontières en situation coloniale

Face à l’inconnu et en situation de conquête, le savoir vernaculaire est utilisé, malgré la méfiance des fonctionnaires coloniaux, notamment pour définir les frontières, « où se croisent les questions de souveraineté et d’identité en situation coloniale » (p. 198). Cette dernière partie très stimulante de l’ouvrage resitue l’Algérie dans l’ensemble impérial français et par là même, met en avant des contradictions de la politique coloniale autour de l’identité et des statuts des sujets de l’Empire. L’instauration des protectorats français en Tunisie (1881) et au Maroc (1912) déplace la question des frontières avec les pays voisins de l’Algérie dans le cadre même de l’empire, sans faire pour autant disparaître les conflits frontaliers. Là encore, Hélène Blais évoque des « bricolages » pour régler les transgressions et contestations des frontières établies de façon plus ou moins floue entre les entités territoriales.

En effet, la « frontière-ligne », délimitée et bornée, qui permet la répartition de la levée de l’impôt, ne convient pas aux usages locaux des populations, pour qui ces frontières sont des espaces de vie. Mais se pose surtout le problème de l’assignation d’une identité aux populations présentes de part et d’autre de la frontière et qui n’ont pas les mêmes statuts dans l’empire français. « L’identification des territoires comme algérien ou tunisien conduit à la détermination des identités sociales », souligne Hélène Blais (p. 234). Ainsi, pour l’administration coloniale, un « indigène » qui passe la frontière tunisienne devient dans les dossiers frontaliers un « Algérien », terme pourtant réservé aux Français d’Algérie dans la littérature administrative de l’époque.

L’interface saharienne

Ce champ des possibles se retrouve dans l’imaginaire lié au Sahara. D’abord simple frontière Sud de l’Algérie mal délimitée par la géographie coloniale, cet espace est rattaché à l’Algérie – idéologiquement tout au moins. Le « Sahara algérien » devient alors une interface précieuse avec l’Afrique subsaharienne, qui est aussi une « promesse d’extension de la colonie » (p. 239). Les projets, commerciaux notamment, ne manquent pas pour utiliser ce vaste espace : une ligne de chemin de fer transsaharienne est un moment envisagée, façonnant l’image du Sahara comme zone de jonction.

Des réformes administratives vont également dans ce sens, avec la création des Territoires du Sud en 1902, qui séparent d’un point de vue administratif le désert des départements du nord de l’Algérie. Dans les années 1930, ces Territoires du Sud voient leur charge symbolique et stratégique réactivée par les rivalités intra-impériales qui opposent les autorités de l’Afrique occidentale française (AOF) et celles de l’Algérie.

L’ouvrage d’Hélène Blais, enrichi d’une iconographie de grande qualité, s’inscrit dans une historiographie des empires et de la construction du savoir colonial en plein essor ces dix dernières années. Ce travail de précision, qui manquait à l’histoire de la conquête de l’Algérie, donne beaucoup de place aux réalités du terrain et aux pratiques de acteurs. Mais l’intérêt majeur de l’ouvrage réside dans une analyse des constructions historiques et des imaginaires spatiaux, qui permet de comprendre les logiques qui ont « figé des représentations territoriales vouées à marquer durablement, et bien au-delà des indépendances, l’espace et ses usages » (p. 292).

Il offre ainsi des clés pour la compréhension des enjeux actuels des pays indépendants concernant la répartition du territoire et les tensions liées aux frontières, en particulier sur la question du Sahara occidental.

par Charlotte Courreye, le 24 septembre 2014

Aller plus loin

Voir aussi sur la Vie des Idées :

 M. Oualdi, « Après la conquête coloniale »

 P. Peretz, « Permanence des empires »

Pour citer cet article :

Charlotte Courreye, « La carte et le territoire colonial », La Vie des idées , 24 septembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-carte-et-le-territoire-colonial

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Notes

[1C’est le sous-titre de l’ouvrage collectif Territoires impériaux, qu’elle a dirigé avec Florence Desprest et Pierre Singaravélou (Publications de la Sorbonne, 2011).

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