Une enquête menée sur les usagers de la Bibliothèque de Beaubourg montre les usages multiples de ce lieu pour les divers naufragés de la société : lieu de vie, de répit et de sociabilité, au moins autant que de lecture et de documentation.
Une enquête menée sur les usagers de la Bibliothèque de Beaubourg montre les usages multiples de ce lieu pour les divers naufragés de la société : lieu de vie, de répit et de sociabilité, au moins autant que de lecture et de documentation.
Les travaux sociologiques portant sur les bibliothèques sont peu nombreux et le livre de S. Paugam et C. Giorgetti paraît chez un éditeur généraliste (PUF) plutôt que spécialisé. C’est notable car la production sociologique sur cet objet est souvent le fait de spécialistes de ce domaine étroit avec le statut de sociologue mais aussi de spécialistes en sciences de l’information et de la communication, ou de professionnels des bibliothèques. Le livre de Paugam et Giorgetti s’inscrit dans une tradition d’ouvrages réalisés par des sociologues spécialistes d’autres domaines et qui font une incursion dans le monde des bibliothèques à l’occasion d’une enquête et à partir de leur champ d’origine. Venant de la sociologie de la culture, J.-C. Passeron avait ainsi ouvert la voie par L’Œil à la page (1985) réalisé avec M. Grumbach et plusieurs autres disciples. F. de Singly, qui s’était intéressé à la lecture, a réalisé en 1993 une enquête (Les jeunes et la lecture) dans laquelle il étudie les bibliothèques. Pour le livre dont il est question ici, S. Paugam aborde cet objet à partir de sa connaissance du champ de la pauvreté.
Le livre repose sur une vaste enquête d’observation et d’entretien au sein de la Bibliothèque Publique d’Information (BPI) du Centre G. Pompidou. Celle-ci a été menée durant deux trimestres non consécutifs (l’un en hiver et l’autre à cheval sur l’été et l’automne) de manière à varier les conditions d’observation. Les enquêteurs se sont postés dans le lieu et ont observé des usagers de façon discrète et informelle, à la fois ceux en situation de difficultés sociales et les autres usagers qui les entourent. 29 entretiens ont été réalisés mais avec difficulté car les personnes pauvres n’apprécient guère cette demande. La BPI se singularise par rapport aux autres bibliothèques publiques par sa taille impressionnante (plus de 10 000m²), par son installation au sein d’une institution et d’un bâtiment prestigieux mais aussi par le fait qu’elle ne propose pas de service de prêt. C’est donc un lieu pour les « séjourneurs » puisque l’usage des collections a pour condition l’usage de l’espace. Il encourage donc le séjour mais celui-ci n’est pas réductible à l’usage des collections comme l’enquête le montre largement. Découle de cette caractéristique le fait qu’il est normal pour les usagers de ne pas disposer de carte et donc d’être anonymes ou « sans papiers ». Ces caractéristiques particulières du lieu d’observation ne sont pas sans effet sur le public pauvre observé.
Riche de ses analyses de la « disqualification sociale » comme processus, S. Paugam et sa collègue Camila Giorgetti analysent la relation des pauvres à la bibliothèque en distinguant les trois phases de fragilité, dépendance et rupture. Le matériau recueilli est organisé à partir de la différenciation de ces trois situations distinctes. Chaque phase correspond à un rapport spécifique à la bibliothèque et s’accompagne d’usages qui lui sont propres.
Les personnes en situation de fragilité entament le processus de disqualification sociale. Parce qu’elles peinent à entrer sur le marché du travail ou parce qu’elles en ont été exclues, elles sentent un écart se creuser avec la majorité de la population et la norme que celle-ci véhicule. Elles sont fragiles économiquement et fragilisées subjectivement mais ne souhaitent pas recourir à l’assistance sociale qui menacerait leur statut. Ce souci de ne pas sombrer dans une situation disqualifiante se traduit par une grande conformité à l’ordre de la bibliothèque. Ces usagers sont très respectueux des normes de comportement et leur souhait de se fondre dans la masse des usagers rend difficile leur repérage. Ils peuvent être « trahis » par leurs horaires de bureau. Ils trouvent à la bibliothèque des ressources pour chercher à sortir de leur condition fragilisée. Ils peuvent se former ou se perfectionner dans la maîtrise du français, repérer des informations à même de soutenir leur recherche d’emploi. Plus largement, leur usage du lieu consiste à conforter leur statut en tenant à distance la disqualification. Le lieu et l’usage conformiste qui en est fait permettent à ces personnes de se valoriser et d’éprouver une forme d’intégration sociale à même de les faire sortir de leur situation difficile ou du moins de ne pas basculer dans les étapes suivantes du processus de disqualification.
Quand la fragilité perdure, les personnes finissent par avoir besoin de recourir aux services sociaux pour pallier la dégradation de leur situation économique et de logement. Elles entrent dans la phase de dépendance et vont entrer dans ce rôle et le rationaliser. Dans ce contexte, la fréquentation de la bibliothèque prend une signification particulière. À la différence des contacts contraints avec les services sociaux, la bibliothèque résulte d’un choix positif et, si cela n’est pas évoqué explicitement dans l’enquête, il semble qu’on puisse venir de loin pour le satisfaire. Dans ce lieu, il s’agit moins de trouver des ressources en vue d’un projet pour sortir de sa situation que de s’occuper et de construire une image positive de soi à partir du contact avec les collections mais aussi souvent avec d’autres usagers. Autant qu’elles le peuvent, ces personnes « habitent » à la bibliothèque, ils y restent longtemps et déplorent la fermeture hebdomadaire du mardi. Ils passent d’une activité à une autre, tiennent salon, viennent surfer sur Internet, regarder la télévision, lire la presse ou des ouvrages. Mais ils s’approprient aussi le lieu y compris pour des activités qui sont peu associées à la bibliothèque : dormir, manger, faire sa toilette. Comme le témoigne l’un d’entre eux : « j’ai habité l’hiver ici ». Cela implique une forme de privatisation de l’espace et de détournement de la mission de la bibliothèque face à laquelle l’institution fait preuve d’une tolérance appréciée. Les normes du lieu sont négociées et les usagers dans la phase de dépendance défendent leurs usages tels que celui du sommeil...
Les personnes en situation de rupture cumulent les difficultés à la fois dans leurs relations familiales (souvent inexistantes), l’éloignement du marché du travail, des problèmes de santé et des conditions de vie dégradées. Ces personnes souvent isolées affrontent la vie de la rue et celles qui viennent à la bibliothèque y trouvent un abri tant par rapport à la rudesse du climat qu’à celle de la violence de la rue. C’est un lieu de répit et de repos qui par surcroît apporte des ressources documentaires. Leur défi consiste à se faire accepter dans ce lieu malgré leur apparence parfois repoussante. Il faut franchir le filtre de l’entrée mais la vigilance reste de mise ensuite car la menace est l’exclusion. Les autres usagers sont assez tolérants mais il arrive que certains se plaignent de leur odeur nauséabonde. Ces personnes en rupture intériorisent souvent leur point de vue et se mettent eux-mêmes à distance ou prennent des mesures pour ne pas laisser de trace de leur passage par exemple en protégeant les sièges de leur saleté.
Se définissant exclusivement par ses collections et son fonds, la bibliothèque apparaît dans cette enquête comme un lieu de production de la citoyenneté. La cohabitation, dans un cadre valorisé, de ces pauvres et d’un public (largement) étudiant met en scène la réalité de la participation de tous à notre société. En cela, ce travail apporte une contribution utile au remaniement en cours des discours des bibliothécaires sur les bibliothèques.
Il reste que cette fonction de production de lien social ne saurait se réduire à la population des pauvres. Les bibliothèques sont peuplées de personnes qui ne sont pas inscrites dans le processus de disqualification sociale et qui y trouvent des ressources pour se construire, des sourires réconfortants, un espace alternatif de définition de soi, une atmosphère appréciée, etc. D’autres enquêtes seraient à réaliser dans des bibliothèques publiques de différentes tailles pour mettre au jour tous ces usages non réductibles à la dimension documentaire. Ces travaux pourraient former une étape préalable à une réflexion professionnelle sur la manière de construire le service proposé par les bibliothèques afin qu’elles remplissent cette fonction de la meilleure manière possible. Pour l’instant des initiatives existent (on pense par exemple à la médiathèque de Signy l’Abbaye qui rassemble des services sociaux au sein même de l’espace de l’équipement) mais elles ne sont pas fondées sur une réflexion nourrie de travaux d’observation méthodique. Ceux-ci seraient à même de répondre par exemple à une interrogation sur la taille critique nécessaire pour offrir un sentiment d’anonymat. Si les pauvres trouvent à la BPI un lieu favorable, c’est que sa grande taille et l’absence d’inscription offrent les conditions garantissant l’anonymat ; comment les petites bibliothèques peuvent-elles à leur manière remplir cette fonction ?
par , le 28 août 2013
Claude Poissenot, « La bibliothèque, lieu d’intégration sociale », La Vie des idées , 28 août 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-bibliotheque-lieu-d-integration
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