Recensé : Thierry Ménissier, La liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la république, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2011, 273 p., 24,90 €.
Rénover la République
La République jouit du statut de référence incontournable dans le vocabulaire politique français. Par delà la diversité des opinions et des choix politiques, elle fonde l’identité civique des Français au sens où elle incarne une certaine idée de la démocratie, celle qui a su imposer les principes de liberté, d’égalité et de fraternité au terme d’une histoire nationale particulièrement mouvementée. Quoique centrale, la référence républicaine n’en est pas moins de plus en plus discutée et contestée. Aux républicains qui défendent avec vigueur les vertus d’un certain modèle hexagonal et de son exigence universaliste, s’opposent les démocrates, critiques à l’égard des dérives de l’État républicain qu’ils accusent de ne pas prendre suffisamment au sérieux les droits individuels et le pluralisme. Cette remise en cause démocratique peut suivre deux voies, la première qui consiste à rejeter un modèle jugé obsolète, car inadapté aux caractéristiques des sociétés modernes, la seconde qui choisit de le préserver en le « rénovant », c’est-à-dire en adaptant à l’époque contemporaine les réponses originales avancées par la tradition de pensée républicaine pour résoudre un certain nombre de problèmes sociaux et politiques. C’est sur cette deuxième voie que Thierry Ménissier s’engage dans son livre, La liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la république. Constatant qu’avec les effets multiples de la mondialisation, « la référence républicaine apparaît singulièrement brouillée », l’auteur se propose malgré tout d’en « sauver le principe » en traçant les contours d’une théorie normative authentiquement républicaine – théorie normative qu’il définit comme un « jeu de concepts assez crédibles » pour permettre à la fois de penser le réel et de motiver l’action politique (p. 97).
Le « républicanisme standard »
Le livre part ainsi de la conviction qu’il existe un « principe » républicain, irréductible à ceux du libéralisme politique, que l’on peut dégager de la diversité des usages de la notion de république et rattacher à une sorte d’idéal-type désigné par l’auteur comme le « républicanisme standard » (p. 23). Ce dernier repose sur l’intuition fondamentale d’une action collective orientée par « la chose commune » qui implique une « anthropologie spécifique » et une « morale politique irréductible à toute autre ». Recensant d’Aristote à Rousseau, en passant par Cicéron, les différents legs qui ont constitué le patrimoine républicain, Thierry Ménissier met en évidence, dans la première partie du livre, le caractère essentiel que joue la communauté civique pour permettre aux hommes d’accéder à la liberté et d’agir sur leur destin. L’unité réelle et positive qu’exprime la fraternité politique lui paraît toujours crédible, malgré le brouillage des frontières que provoquent la mondialisation et l’obsolescence de l’État-nation, discrédité tant à l’intérieur de ses frontières par les mobilisations multiculturelles qu’à l’extérieur par la construction d’entités politiques post-nationales comme l’Union européenne. Pour défendre cette position et raviver le potentiel fédérateur du principe républicain, la suite du livre procède en deux temps. Dans la seconde partie, l’auteur analyse les changements historiques, politiques et théoriques qui rendent nécessaires la rénovation du républicanisme standard et la troisième partie avance les solutions proposées pour intégrer de tels changements dans le modèle républicain.
« La liberté des contemporains »
L’originalité du livre réside ainsi dans la volonté manifeste de défendre la spécificité de la tradition de pensée républicaine sans nier la pertinence des critiques libérales. Opérant un retour sur l’opposition incontournable entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes, Thierry Ménissier y voit une « véritable dialectique » au sens kantien (p. 114), dans laquelle chaque position théorique renvoie incessamment à l’autre et dont il est indispensable de se dégager. La « liberté des contemporains » exige ainsi qu’on reformule le républicanisme standard à la lumière des évolutions anthropologiques de la modernité, dont le libéralisme a été à la fois le révélateur et le catalyseur. C’est au travers d’une « généalogie de la conduite intéressée » (chap. 5) que l’auteur établit ce point, en montrant comment la catégorie d’intérêt individuel (et à travers elles les notions centrales de « dignité du for intérieur », de propriété privée, p. 129-130) est progressivement devenue constitutive de la subjectivité moderne.
Toutefois, cette évolution historique n’invalide pas « l’intuition anthropologique majeure » du républicanisme (p. 175), ni en ce qui concerne la portée du concept de volonté générale, ni en ce qui concerne la capacité des citoyens à se projeter dans une telle abstraction. Sur le premier point, Thierry Ménissier avance une proposition intéressante qui consiste à « recomposer l’intérêt général » (chap. 7). S’appuyant sur le développement récent des théories de la démocratie participative et de la démocratie délibérative (dont le rapport avec le républicanisme standard n’est pas dénué de tensions), il envisage de systématiser l’échange entre les formes non institutionnelles et les formes institutionnelles des débats publics, afin qu’un dialogue s’instaure entre les « intérêts sociaux » exprimées par des instances non élues (jurys populaires, assemblées délibératives) et « l’intérêt public » énoncé par les instances classiques de la représentation politique, sans que les premiers ne soient simplement subordonnés au second, ni que la dynamique de montée en généralité du second ne soit oubliée, pour aboutir à un équilibre dynamique de type agonistique que le troisième terme d’ « intérêt général » est censé exprimer. L’anthropologie libérale de la conduite intéressée ne discrédite donc pas définitivement l’intuition de Rousseau quant à la capacité des citoyens à sortir de la logique étroite de l’intérêt privé pour se projeter dans la volonté générale. La liberté des contemporains exige au contraire que soit réactivé l’ensemble des procédures et initiatives qui encouragent la formation du jugement collectif, comme celle que l’auteur observe dans le champ esthétique avec la multiplication des prix littéraires, où les avis des lecteurs non professionnels, malgré tout érigés en experts, sont de plus en plus sollicités (chap. 8). La liberté des contemporains exige enfin que la prise en compte de la conduite intéressée ne serve pas de caution à une conception « propriétariste » de la propriété privée : elle invite au contraire à réinvestir les modèles théoriques (solidarisme républicain ou mérite institutionnel rawlsien) qui, à la suite de Rousseau, tentent de concilier le droit de posséder une sphère d’action propre et l’exigence de solidarité sociale (chap. 9).
Une liberté des contemporains trop classique ?
Si la volonté de raviver la tradition de pensée républicaine à la lumière des caractéristiques de la subjectivité contemporaine est tout à fait louable, la méthode empruntée par Thierry Ménissier pour y parvenir risque toutefois de surprendre. Revendiquant l’héritage de Machiavel et adoptant la posture du « conseiller » qui « envisage le possible en exploitant des ressources de type culturel » (p. 18), l’auteur reconstruit la forme standard du républicanisme en exploitant avec une grande érudition les textes des républicains classiques et, de façon générale, en dégageant du canon tant républicain que libéral les problèmes philosophiques à traiter et les concepts à mobiliser. La position qui en résulte est plutôt paradoxale, en ce qu’elle défend le caractère contemporain de la liberté républicaine, sans s’engager véritablement dans les débats contemporains à ce sujet. Les travaux de ceux qui, comme Thierry Ménissier, ont cherché récemment à apporter un correctif libéral au républicanisme sont certes mentionnés, comme ceux de Quentin Skinner, Philip Pettit ou John Maynor dans le champ anglo-saxon et ceux de Cécile Laborde et de Jean-Fabien Spitz dans le champ français, sans qu’une discussion précise de leurs thèses respectives ne soit engagée, ce qui laisse certaines difficultés irrésolues.
Thierry Ménissier ne s’engage pas dans le débat avec le néo-républicanisme qu’il désigne comme « un libéralisme civique », au prétexte qu’ « il ne semble pas concevoir les problématiques de l’engagement civique dans les termes des compétences d’un sujet collectif de la politique. Une différence fondamentale entre le républicanisme standard et le néorépublicanisme provient de ceci que les termes de ‘peuple’ et de ‘nation’ ne sont jamais appelés comme les ressorts possibles de la communauté civique. » (p. 47) Autrement dit, Thierry Ménissier ne discute pas de façon approfondie la position des néo-républicains parce qu’il les juge trop libéraux pour être intégrés dans le républicanisme standard, mais il manque ainsi l’occasion de préciser ce qui distingue la « liberté des contemporains » de la « liberté comme non-domination » telle que Pettit la définit. Il s’agit pourtant de deux positions théoriques convergentes, lesquelles cherchent à saisir la dimension politique de la liberté tout en ménageant une place aux libertés privées. Chez Pettit, la liberté comme non-domination reste une forme négative de la liberté qui n’impose aucune conception substantielle de la vie bonne, sans se confondre pour autant avec la forme libérale de la liberté réduite à la simple non-interférence, et qui met en avant l’utilité de la contestation politique pour maximiser le fait de ne pas être dominé. Thierry Ménissier pour sa part résiste vigoureusement à toute justification strictement instrumentale de la participation politique, comme le suggèrent ses nombreuses références à Aristote et au bien intrinsèque que constitue la vie civique pour les individus ; mais simultanément, le fait qu’il insiste tant sur le caractère désormais incontournable de la liberté des Modernes crée une lourde ambiguïté : dans quelle mesure la participation politique reste-t-elle un bien véritable à partir du moment où l’on prend au sérieux le pluralisme des valeurs qui découle du respect des libertés privées ? La liberté des contemporains reste-t-elle perfectionniste, proche des positions de l’humanisme civique, ou s’en tient-elle au quasi-perfectionnisme tel que le défend John Maynor [1] ?
La tendance de l’auteur à accorder une valeur plutôt instrumentale à la participation civique, à la manière des néo-républicains, se manifeste notamment dans la grande proximité qui existe entre le modèle qu’il construit d’un intérêt général « recomposé » et celui de la démocratie contestataire qu’on trouve chez Pettit [2] : les deux modèles ne cherchent-ils pas en effet à corriger les défauts de la démocratie représentative en autorisant l’expression de points de vue individuels, d’ « intérêts sociaux », censés ajuster le point de vue de l’intérêt général à la diversité de la réalité sociale ? Par ailleurs, il est étonnant de voir l’auteur revendiquer explicitement la figure de Machiavel pour asseoir son modèle, reprenant alors à son compte l’héritage du républicanisme néo-romain, sensible aux vertus du pluralisme social et de l’affrontement politique, ce qui ne s’accorde guère avec les thèmes néo-athéniens de la philia civique et de la fraternité patriotique qu’il valorise en d’autres passages. La frontière qui sépare « le libéralisme civique » des néorépublicains et le républicanisme libéral de Ménissier est donc loin d’être aussi évidente que l’auteur le prétend et aurait mérité davantage de justification.
Pour citer cet article :
Sophie Guérard de Latour, « La République : un projet d’avenir »,
La Vie des idées
, 11 avril 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-Republique-un-projet-d-avenir
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