Recensé : Vincent Robert, La Petite-Fille de la sorcière. Enquête sur la culture magique des campagnes au temps de George Sand, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 318 p.
Notre époque produit parfois d’elle-même des images paradoxales : lorsqu’ont eu lieu les terribles attentats de janvier et de novembre 2015, l’espace public s’est animé d’invocations à la République avec un grand R, d’appels aux valeurs républicaines qu’il fallait inculquer aux uns et rappeler aux autres, dans l’intention de solidifier une union nationale ressentie autant comme un besoin que comme une urgence. Le simple fait de vivre en République, la seule défense des institutions ne suffisaient plus ; il fallait qu’une identification culturelle à la République se produise pour que soient dépassés les antagonismes – religieux, ethniques, politiques – qui, selon l’opinion la plus commune, minent notre société. C’est donc par le haut, à partir du discours de clercs laïcs et républicains, qu’une nouvelle entreprise d’éducation aux valeurs de la République devait être entreprise.
Mais, en une réponse singulière, en février 2016, c’est le film de Philippe Faucon, Fatima, qui s’est vu décerner le César du meilleur film français. Or, si le cinéma de Philippe Faucon – depuis Samia (2000), Dans la vie (2007) ou encore La Désintégration (2011) – s’intéresse à une question, c’est bien celle de savoir comment une société est une sans pour autant jamais chercher la fabrique de cette unité dans une culture venue d’en haut et propagée par des clercs. Son cinéma cherche à montrer, sans démontrer, comment il est possible de repérer du commun, du partageable, dans les vies ordinaires des uns et des autres et, en particulier, dans celles dont on a trop souvent pris l’habitude de dire qu’elles occupent les « territoires perdus de la République ».
Peut-être Philippe Faucon nous dirait-il qu’il ne s’intéresse qu’à des personnages, à leur vie, à leur écosystème, aux relations qu’ils nouent et qu’il ne fait pas de politique ? Il aurait raison, mais ferait quand même, à sa manière, de la politique. Du moins est-ce ce que nous apprend, paradoxalement, la lecture du dernier ouvrage de Vincent Robert, La Petite-Fille de la sorcière, qui ne parle pourtant ni de Philippe Faucon, ni de notre époque.
L’ethnographie paysanne comme substitut à la politique
Cette manière souterraine de faire de la politique est en effet celle que George Sand embrasse lorsque, après les répressions sanglantes de Juin 1848, elle évoque, dans la première préface à La Petite Fadette (datée de septembre 1848), de simples « contes » pour « distraire » ou « endormir » [1]. Elle est encore plus explicite dans la seconde préface du 21 décembre 1851, lorsqu’elle affirme : « Prêcher l’union quand on s’égorge, c’est crier dans le désert. Il est des temps où les âmes sont si agitées qu’elles sont sourdes à toute exhortation directe. » [2] Ne pas prêcher, quitte à afficher, à première vue, un décalage volontaire par rapport à l’urgence de la situation : faire des « contes » plutôt que des brûlots politiques, des pamphlets républicains ou des traités philosophiques. Suivre ce que Vincent Robert appelle « un processus de civilisation » (p. 297) plutôt que prendre son bâton de « civilisateur ».
Voir dans cette approche qui s’affiche modestement, en retrait de la politique, un véritable projet politique, c’est ce qui anime le remarquable travail d’analyse des écrits de George Sand et du contexte historique qu’ils mettent en scène, conduit par Vincent Robert dans son dernier ouvrage. Ce livre a pris place dans un contexte politique particulier, où les questions d’intégration sociale et politique semblaient à la fois urgentes et mal abordées.
L’ouvrage se donne comme ambition de revisiter, à partir d’une relecture dépoussiérée des ouvrages « champêtres » de George Sand, la culture magique des campagnes. Par culture magique, il ne faut pas entendre un univers mental ancré dans la superstition, mais plutôt des manières d’être dans son environnement, des croyances qui impliquent certaines attitudes sociales. Comme le note Vincent Robert, « la croyance aux sorts et à la sorcellerie, aux fées et au loup-garou s’intégrait fort bien à ce que l’historien britannique E. P. Thompson a appelé l’économie morale des foules d’Ancien Régime, puisqu’elle complétait en quelque sorte les préceptes de la morale commune et l’enseignement positif de l’Église » (p. 212).
Voir dans cette culture autre chose qu’une superstition, c’est se donner la possibilité d’y lire une forme de compatibilité avec les soubassements fraternitaires dont la République s’est fait le porte-voix en février 1848. C’est à cette condition qu’on peut lire dans La Petite Fadette, suggère Vincent Robert, le « récit d’un processus de modernisation, mais qui se fait sans violence symbolique, sans rupture culturelle » (p. 299).
Entre sorcellerie et république
Divisé en trois parties, l’ouvrage propose d’une part une grille de lecture revisitée de La Petite Fadette (partie I, « Précautions »), notamment en situant cet ouvrage dans un contexte d’écriture qui empêche d’y lire un simple récit « champêtre » projetant sur la campagne les fantasmes des écrivains urbains et bourgeois. L’ouvrage invite ensuite à une série de « décryptages » (titre de la deuxième partie) de La Petite Fadette proprement dite, nourris par les précautions initiales. Enfin, La Petite-Fille de la sorcière tire de la lecture de Sand un ensemble d’enseignements, tant sur le plan de l’histoire des mentalités que sur le plan de l’histoire politique (partie III, « Croyances et récits dans l’histoire »).
La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur un rappel du conte de George Sand : l’histoire de deux jumeaux, des « bessons », Sylvinet et Landry, qui grandissent dans une proximité contre laquelle une sage-femme, un peu sorcière, la Sagette, avait mis en garde. Alors qu’à l’adolescence vient enfin le temps de la séparation, Landry, placé dans une autre ferme, s’émancipe et s’épanouit, tandis que Sylvinet se languit de son besson. Ils en viennent à se disputer à ce sujet. Sylvinet disparaît et Landry, fou d’inquiétude, se met en chasse d’une sorcière, la mère Fadet, pour qu’elle l’aide à retrouver son frère fugueur. En chemin, il rencontre la petite Fadette (la petite-fille de la sorcière) qui le sauve d’une noyade presque certaine, et dont il va tomber amoureux. Après quelques rebondissements, Landry comme Fadette feront accepter leur amour par tous, à commencer par Sylvinet.
Vincent Robert refuse de s’en tenir à ce que le résumé de l’histoire pourrait laisser croire : un récit champêtre, une « pastorale » revisitée. Vincent Robert montre, au contraire, comment Sand refuse une description fantasmée de la campagne et mobilise des connaissances fines du monde rural, elle qui a connu et connaît encore intimement la campagne berrichonne. Il souligne qu’elle s’inscrit ainsi dans un courant aux contours encore flous, celui des études « folkloristes », où des noms comme Laisnel de la Salle ou Émile Souvestre sont bien connus de Sand. Cette dernière opère ainsi un virage épistémologique, si l’on peut dire, en se plaçant in medias res.
Vincent Robert montre comment cette attitude s’inscrit dans un climat intellectuel où les « antiquités populaires » ont connu un certain essor au début du siècle, autour de l’Académie celtique, mais aussi (ce qui est parfois un peu occulté) une certaine pérennité, certes plus éclatée, au sein de milieux ex-saint-simoniens – par exemple l’Encyclopédie nouvelle de Leroux ou Reynaud – que fréquentait George Sand. Quelque chose comme une philosophie du peuple issue des pratiques et savoirs populaires eux-mêmes se fraie peu à peu un chemin dans les réseaux républicains et socialistes. Sand cherche alors, dans cette culture populaire, à voir des « potentialités progressistes, c’est-à-dire démocratiques et féministes » (p. 48).
Vincent Robert montre à quel point le jugement de Van Gennep, l’initiateur des études folkloristes en France dans les années 1920, fut injuste à l’égard de George Sand, en qui il voyait une idéaliste. Vincent Robert s’appuie sur les travaux d’anthropologues contemporains, en particulier ceux de Jeanne Favret-Saada [3], pour montrer l’acuité du regard de George Sand sur les pratiques culturelles en milieu paysan. La Petite Fadette peut alors être lue comme « une affaire de sorcellerie » (p. 80), mais où la « sorcière » cesse d’être rattachée à l’imagerie produite par le romantisme, pour devenir une catégorie qui relève de l’anthropologie politique des campagnes.
C’est à partir de cette grille d’analyse que Vincent Robert se plonge dans le récit de la Petite Fadette dans sa deuxième partie. Il nous montre comment Sand fait de Fanchon Fadet, « la petite fadette », une médiatrice sociale hors pair qui permet à la société paysanne, à laquelle elle appartient (même si seulement à sa marge), de se réconcilier avec elle-même. Si elle intègre à la fin de l’histoire pleinement cette société, c’est grâce à la découverte d’un trésor léguée par sa grand-mère, la sorcière. Ce trésor est autant matériel que spirituel, puisque Fadette, comme le dit Vincent Robert, possède « la connaissance », étant à la fois « désorceleuse et devine » (p. 185). Elle a donc hérité non seulement d’une fortune, mais aussi de pouvoirs.
Il est probable que la mission sociale qu’assignait George Sand aux romanciers ou aux poètes fasse d’eux aussi, à leur manière, des sorciers à l’image de la petite fadette, travaillant à la réconciliation des sociétés avec elles-mêmes.
Réconcilier la société avec elle-même
C’est dans la dernière partie de l’ouvrage que les enseignements plus généraux pour l’histoire sociale et politique du XIXe siècle sont tirés par Vincent Robert, à partir du récit de Sand (p. 189-285). Vincent Robert propose en effet, dans le chapitre X, de reconsidérer l’image d’une campagne minée par la superstition, en ce que les croyances populaires sont aussi un vecteur certain de la « cohésion du groupe » (p. 213) : « Ce que voulaient conjurer aussi bien le sorcier que les gens qui avaient foi en ses pouvoirs, c’est l’impuissance et le désespoir » (p. 214).
Or, à une époque où il s’agit précisément de ne céder ni à l’une, ni à l’autre, il est notable, comme le souligne Vincent Robert, qu’une stratégie plus en empathie avec les croyances paysannes ait dû se mettre en place. Il fallait éviter de céder à la condescendance bourgeoise et ne pas « contester a priori l’expérience des lecteurs ou de ceux à qui on pourrait faire la lecture au risque de rendre totalement inaudible son propre message » (p. 235). George Sand participe d’une stratégie mise en œuvre par un ensemble d’acteurs déçus par le virage conservateur de l’automne 1848.
Ce dialogue entre lettrés républicains et croyances populaires n’est pas à sens unique : Vincent Robert montre comment la culture politique républicaine est née, en partie, de « l’entrecroisement de la culture républicaine des quarante-huitards et de la sorcellerie, l’association paradoxale des formes de pensée les plus archaïques et de la modernité politique » (p. 250). En particulier, la figure double de la République (qui peut être conservatrice et répressive ou démocrate et émancipatrice) se nourrit de la psychologie que l’on prête aux sorcières dans les campagnes, capables de faire des sorts bons ou mauvais. C’est Marianne elle-même, symbole de la République, qui est construite sur le modèle de la sorcière : « Divinité ambiguë surgie du fond des siècles, magicienne et sorcière venue du Midi et du centre de la France, Marianne réapparue sous la Deuxième République » (p. 264).
Dans le dernier chapitre (« Mythe, histoire et politique »), Vincent Robert donne à lire son interprétation politique de La Petite Fadette, qu’il ne faut plus lire comme « un roman du désenchantement, du retrait » (p. 266). La dédicace de l’ouvrage à Armand (Barbès) suffisait à l’indiquer ; mais encore restait-il à décrypter, au-delà de l’intention politique, sa mise en œuvre dans l’ouvrage. Vincent Robert suggère que le conte lui-même est « une autre manière de parler politique » (p. 267). Notamment en faisant de deux héros, que rien ne prédestinait socialement à se forger un monde à eux, les fondateurs d’une « nouvelle dynastie » (p. 274). Ainsi montrent-ils qu’au-delà des apparences, tout est (encore) possible – comme dans les contes.
Tout est possible, à condition de surmonter les forçages que la société veut produire sur elle-même. Dans Jeanne, qui signe plutôt le constat d’un échec, George Sand fait dire à son personnage (une formule que Vincent Robert relève à plusieurs reprises) : « Laissez-nous comme nous sommes. Quand vous nous changez, ça nous porte malheur » (p. 299). Dans La Petite Fadette, Sand tente d’éviter les impasses d’une « acculturation forcée » (p. 299). Ces impasses sont celles où l’on s’enferme inévitablement si l’on ignore que l’« on ne transforme pas ce qu’on ne comprend pas, ou si mal, surtout quand on prétend le faire du haut de sa supériorité sociale et culturelle » (p. 299).
Philosophie politique de George Sand
On peut voir dans cet ouvrage un véritable dévoilement d’une philosophie politique sandienne inscrite dans l’écriture romanesque. Cette philosophie politique n’est pas propre à Sand, puisqu’on la retrouve dans les travaux de certains de ses contemporains philosophes, dont elle était souvent très proche, mais Sand use de façon originale du medium que constitue la littérature.
Vincent Robert nous donne ainsi à voir, dans l’écriture de George Sand, quelque chose de cette mission qui était celle des « jeunes filles » sorcières : gardiennes des ponts et des passages, chevilles ouvrières de la communication des groupes sociaux entre eux, des êtres et des mondes qu’a priori tout sépare. La sorcière, comme plus tard Marianne, devient possiblement un trait d’union entre les êtres jusqu’à faire société et à se révéler « instrument d’intégration » (p. 213). À ce titre, ce livre novateur permet de comprendre les formes complexes de la culture politique au XIXe siècle, en particulier de la culture républicaine.