En 2004, Wojtek Kalinowski écrivait : « Si le climat politique n’a jamais pu être qualifié de réjouissant dans la Pologne postcommuniste, depuis quelques années il est devenu particulièrement sombre » [1]. Douze ans plus tard, la situation – c’est une litote – va de mal en pis.
Depuis les dernières élections législatives d’octobre 2015, la Pologne traverse une véritable crise politique, à l’initiative du parti Droit et Justice (PiS), arrivé gagnant après que Andrzej Duda, son candidat, ait été élu président de Pologne en mai de la même année. Forts de ces deux victoires, possédant une majorité absolue à la Diète (chambre basse du Parlement polonais), le PiS, le nouveau gouvernement et le président ne s’interdisent rien. Cette hégémonie législative et exécutive s’est rapidement traduite par une série de mesures visant tout à la fois (ou successivement) l’autonomie de la justice, l’indépendance des médias et les libertés individuelles.
De l’hégémonie politique à la dérive autoritaire
Ce contexte de tensions entre le gouvernement et la majorité du PiS, d’une part, et l’opposition politique, d’autre part, a tourné au conflit ouvert autour de la nomination des cinq juges du Tribunal constitutionnel (TC). Comprendre ce conflit suppose d’en maîtriser la chronologie. Ces cinq magistrats ont été désignés par l’ancienne coalition de « plateforme civique » avec le Parti paysan polonais (PO-PSL), désignation qui faisait suite au vote par cette même majorité PO-PSL d’une nouvelle loi sur le TC, le 25 juin 2015. Cette loi permettait le choix de cinq juges au lieu des trois prévus par la loi antérieure, effective jusqu’en 2015.
Alors qu’il revient au président d’investir ces cinq nouveaux juges, il s’en abstient, temporise. Il sait que son parti est donné gagnant dans les élections législatives qui vont se tenir deux semaines plus tard. Ce scénario se vérifie et le PiS constitue alors un nouveau gouvernement à son image. Dans la foulée, il fait passer une réforme législative sur le TC afin de « réparer la situation », pour reprendre l’expression officielle. Cette nouvelle loi, votée le 19 novembre 2015, autorise la Diète à choisir cinq nouveaux juges le 2 décembre, lesquels sont, eux, immédiatement investis par le président dans leurs fonctions.
Les termes du conflit sont posés ; ils s’exacerbent d’autant plus que le TC, de son côté, ne reste pas inactif. À la suite de plusieurs saisines, il déclare non constitutionnelle la réforme de l’ex-majorité PO-PSL aussi bien que celle du PIS. Il avance également les termes d’un compromis en proposant au président d’investir les trois juges choisis par l’ancienne Diète et deux autres, relevant de la nouvelle. De même, il prononce un jugement le 8 mars 2016, qui décrète non constitutionnelle la dernière réforme de la loi sur le TC. Réponse du berger à la bergère : Jaroslaw Kaczynski, chef du PiS, qualifie le jugement de « décision de quelques personnes » et le gouvernement refuse de le publier au Journal officiel.
L’affaire des nominations au TC et le fait que le gouvernement passe outre ses décisions ont focalisé l’attention de l’opinion publique et des institutions européennes, inquiètes des risques induits par ce dérapage anti-démocratique de grande ampleur. Un débat inédit sur l’État de droit en Pologne est déclenché le 19 janvier 2016 devant le Parlement européen. De même, la Commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l’Europe composé d’experts indépendants en droit constitutionnel, enquête sur cette crise institutionnelle. Elle est paradoxalement saisie par le gouvernement du PiS, qui espère initialement que cette saisine légitimera sa réforme, mais qui, après le rendu de la décision et des préconisations, met en avant qu’elles ne sont en aucun cas contraignantes.
De son coté, la Commission européenne décide elle aussi d’entamer, le 13 janvier 2016, la procédure du contrôle de l’État de droit en Pologne. Dans le cadre de cette enquête, Frans Timmermans, vice-président de la Commission, se rend le 5 avril à Varsovie. Nouveau hiatus : alors qu’il appelle le gouvernement à publier le jugement du TC, le ministre de la Justice déclare que Frans Timmermans « sera de notre côté, si ce n’est pas déjà le cas ». Une série de rencontres entre la Commission européenne et le gouvernement polonais se tiendront dans les mois qui suivent.
Sur le front des médias
La « petite loi sur les médias », votée le 30 décembre 2015, change radicalement les règles de désignation de la direction et du conseil de surveillance des médias publics [2]. Jusqu’alors, leurs membres étaient choisis par le Conseil de radio-télévision d’État (KRRiT). Désormais, ils relèvent de la compétence du ministère du Trésor public. Les mandats des membres actuels s’arrêtent d’ailleurs au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi et les membres de ces organes peuvent être à tout moment révoqués par le ministre. Le KKRiT ne sera plus consulté sur d’éventuels changements de statuts des entreprises publiques de médias. De surcroît, il est évincé des décisions majeures liées aux médias publics.
Cette loi s’accompagne de nombreux licenciements de journalistes jugés non compatibles avec la politique gouvernementale [3]. Décidé à pousser son avantage, le PiS s’apprête à présenter une nouvelle « grande » réforme de la loi sur l’audiovisuel, qui devra être présentée à la Diète dans les semaines qui viennent. Celle-ci portera sur les contenus. Selon ses termes, les médias devraient « servir le développement de la culture, de la science et de l’éducation, en prenant surtout en compte le patrimoine intellectuel et artistique polonais ». Ils devraient également « respecter le système de valeurs chrétiennes, en prenant comme base les règles universelles d’éthique » et « servir au renforcement de la famille ».
Un autre motif d’inquiétude tient à la loi sur la police, dite « loi de surveillance », entrée en vigueur le 7 février 2016. Elle étend les compétences de la police et d’autres services assimilés, notamment dans le domaine de surveillance sur Internet, de manière quasi automatique. Sans trop aller dans les détails, disons qu’elle le fait dans des termes tels que le médiateur de la République, le Conseil judiciaire d’État, l’inspecteur général de protection des données personnelles, le Conseil de l’ordre des avocats d’État, le Conseil de l’ordre des conseillers juridiques d’État, ainsi des associations comme la Fondation Helsinki Pologne, la Fondation pour l’action démocratique ou la Fondation Panoptykon, ont manifesté leur désaccord total avec un texte qu’ils qualifient unanimement de « liberticide », tant il ouvre la porte à des dérives importantes, au nom de la lutte contre la criminalité.
Face à cette offensive autoritaire, la mobilisation de la société civile polonaise est sans précédent depuis la chute du régime communiste, avec notamment la création, en novembre 2015, du Comité de défense de la démocratie (Komitet Obrony Demokracji, KOD). Le nom du KOD fait référence au KOR ou Komitet Obrony Robotnikow (Comité de défense des ouvriers), fondé en 1976 par des intellectuels opposés au régime, et qui participera du succès de Solidarnosc. Le KOD organise presque chaque semaine des manifestations massives dans toutes les grandes villes de Pologne pour protester contre les décisions à caractère antidémocratique de l’exécutif et de la Diète. D’autres mouvements participent à cette contestation, dont le très jeune parti de gauche Razem (« Ensemble ») qui projette sur la façade de la chancellerie de la Première Ministre le dernier jugement du TC, celui-là même qu’elle refuse de publier au JO.
Un conflit enraciné dans la transition de 1989
Même si cette querelle n’est pas dénuée d’un aspect strictement politicien, elle s’inscrit dans une histoire et relève d’un affrontement ancien. Il faut remonter à la période de la transition polonaise et à la façon dont la sortie du communisme a été formalisée en 1989 par la « table ronde » entre le pouvoir communiste et l’opposition, puis par les élections parlementaires partiellement libres. Ce processus porte la marque des franges réformatrices du Parti ouvrier unifié polonais (PZPR) et des modérés du syndicat Solidarnosc.
Deux visions de cette transition s’affrontent alors : l’une mise sur l’élaboration de lois démocratiques et le respect des libertés, dans une perspective qu’elle veut apaisée. L’autre, ouvertement revancharde, milite pour l’ouverture d’une « chasse aux sorcières » contre celles et ceux qui ont eu à travailler de près ou de loin avec l’ancien régime communiste. Tadeusz Mazowiecki, qui forme alors le premier gouvernement démocratique, se prononce ouvertement pour la première attitude ; dans son discours à la Diète du 24 septembre 1989, il invoque « le gros trait » [4] qu’il faut tirer sur le passé.
Comme le souligne l’historien Georges Mink, « pour les adversaires de la sortie négociée du communisme, c’était un abandon délibéré et immoral de la justice transitionnelle, en d’autres termes une tolérance coupable vis-à-vis de l’insertion des bourreaux communistes dans le régime démocratique » [5]. Derrière la revendication proclamée de justice, les tenants de cette dernière sensibilité s’inscrivent dans un héritage nationaliste et traditionnaliste, singulièrement dans le domaine des mœurs, héritage qu’ils assument pleinement [6].
Ce rappel n’est pas sans importance pour la situation actuelle. Pour l’opinion publique polonaise et les acteurs du champ politique, c’est ce combat originel qui se poursuit. Dans sa rhétorique, le PiS dénonce d’ailleurs les « mauvais choix » opérés depuis 1989, non seulement dans la manière dont la transition a été négociée, mais aussi dans le contenu même de cette transition, calquée sur le modèle occidental libéral, opposée à l’esprit national polonais. Cette vision d’une rupture radicale avec le passé communiste alimente, comme autant d’arguments légitimes, des approches complotistes omniprésentes : c’est ainsi que la Troisième République née en 1990 ne résulterait en fait que d’une pseudo-transition, instrumentalisée par des sociaux-démocrates suspects, à un titre ou à un autre, d’implication dans le régime communiste.
Une politique « patriotique »
Ce conflit éclaire également l’importance du rôle tenu par l’Institut de la mémoire nationale (IPN), créé en 1999. Souvent qualifié de « ministère de la mémoire », car il a en charge des activités de recherche et des responsabilités judiciaires, il polarise ces enjeux de décommunisation [7]. En 2008, il publie deux livres sur l’implication de Lech Walesa dans la police politique de l’ancien régime. Lech Kaczynski, l’ancien président polonais décédé dans la catastrophe aérienne de Smolensk, soutient cette version des faits et le directeur de l’IPN, Janusz Kurtyka, déclare à l’époque souhaiter modifier le « panthéon des héros polonais » en faveur des frères Kaczynski en mettant en œuvre « une politique historique » [8].
C’est le début de l’affaire « Bolek », du pseudonyme supposé de Lech Walesa. Des archives restituées par la veuve du général Kiszczak, ancien chef des services secrets, à l’IPN en février 2016 et rendues publiques à la presse sans aucune expertise historique, s’inscrivent dans cette construction du « nouveau » récit national. La politique historique se retrouve d’ailleurs aujourd’hui au cœur de l’action gouvernementale : Jaroslaw Sellin, ministre de la Culture et du Patrimoine, qui a annoncé la création de plusieurs musées « patriotiques » (Musées des soldats maudits et des prisonniers politiques de la République populaire de Pologne, Musée d’histoire de Pologne, Musée de Jozef Pilsudski, Musée Champ de la Gloire de Westerplatte, etc.), défend cette politique historique « qui devrait être basée sur le fait que c’est nous qui racontons notre interprétation de notre histoire dans un but interne […]. La politique historique devrait être offensive et forcer le monde à penser et à respecter les Polonais ».
C’est cette attitude nationaliste et souverainiste du gouvernement, héritée d’une période charnière de la construction démocratique polonaise, qui est à l’œuvre aujourd’hui, relayée par une église catholique qui, globalement, campe sur des positions conservatrices en s’accommodant d’expressions extrêmes. Elle permet aussi de comprendre les propos du gouvernement et du président du PiS à l’égard des recommandations de la Commission de Venise, du débat au Parlement européen ou encore la réponse portant sur la souveraineté de la Pologne du ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, au vice-président de la Commission européenne.
Elle explique enfin l’offensive engagée pour la maîtrise de la narration mémorielle et historique, dont l’un des épisodes récent a été le débat organisé et la projection de tableaux introductifs au film Ida de Paweł Pawlikowski, panneaux qui expliquent que de très nombreux Polonais sauvaient les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et que les paysans polonais injustement accusés d’avoir commis des actes antisémites sont en fait des boucs émissaires...
L’avenir démocratique de l’Union européenne
L’enjeu des libertés en Pologne se joue donc au travers d’un conflit politique, mais également symbolique. Cette situation doit évidemment être replacée dans un cadre plus global. La Pologne n’est malheureusement pas le seul pays où des partis populistes, à défaut de gagner les élections, bénéficient d’une importante adhésion idéologique et électorale. Victor Orban, premier ministre de Hongrie, prônait en 2010 l’établissement d’une « démocratie illibérale, nationaliste et chrétienne », l’expression « illibérale » renvoyant à la conception d’un État basé sur des axiomes nationaux opposés à la conception « libérale démocratique » des États européens occidentaux.
Le ministre de la Justice polonais souligne d’ailleurs que l’expérience hongroise, elle aussi, a été mise au pilori par l’Union européenne. En Slovaquie, « Notre Slovaquie », parti d’extrême droite raciste, xénophobe, souverainiste et eurosceptique, est entré au Parlement le 5 mars 2016. S’il ne progresse que de 8 %, la rhétorique nationaliste du parti majoritaire se base aussi sur un refus strict de l’immigration, option partagée par le gouvernement polonais. En Europe occidentale, la tentation nationaliste est également fortement présente et n’épargne pas les jeunes générations [9]. Une situation dont a bénéficié le PiS, puisque les jeunes Polonais ont, en 2015, largement voté pour lui aux élections présidentielles et législatives.
Du fait de l’histoire récente du pays, hautement symbolique en Europe au regard du combat mené pour les libertés civiles et politiques, la présente crise polonaise soulève au moins deux interrogations qui portent largement au-delà de ses frontières nationales. La société civile trouvera-t-elle la force et les issues pour faire prévaloir les valeurs démocratiques de sa Constitution ? Dans un contexte marqué par ailleurs par des grandes turbulences internes et externes, l’Europe saura-t-elle trouver sa place et jouer son rôle pour faire prévaloir ses valeurs fondatrices ? Une large part de son avenir se joue dans la réponse qu’elle apportera à cette dernière question.