Laurent Dubois est professeur d’histoire à Duke University. Il est spécialiste des révolutions caribéennes et de la citoyenneté moderne.
La Vie des Idées – Au département d’histoire de Duke University, vous avez animé un séminaire avec l’historien Achille Mbembé intitulé « Global France ». Quel sens donnez-vous à ce titre ?
Laurent Dubois – « Global France » est un cours pour étudiants undergraduate qui provient d’un séminaire que j’ai fait avec Achille Mbembé, à l’automne 2009, sur les archives de l’Empire français. Il s’agissait d’étudier toute une série de questions à partir du fait colonial, de faire le portrait de la France à travers l’histoire de son Empire et donc de comprendre à la fois cette histoire et ses impacts sur le présent. Dans les deux cours, il y avait un va-et-vient entre les questions contemporaines en France et 500 ans d’histoire coloniale. L’idée de « Global France » consiste à penser d’une façon globale un certain nombre de situations, à inclure tous les aspects de l’Empire – Algérie, Caraïbes, Indochine, métropole, etc. – dans une même vision, à considérer les liens qui se sont tissés à travers l’histoire. Dans le cadre du cours, nous avons mis sur pied un site et un blog à travers lesquels les étudiants pouvaient, chaque semaine, établir un lien entre ce qu’ils voyaient se passer en France et le passé colonial. On a beaucoup parlé de la langue, des différentes approches de l’histoire – romans, histoire, anthropologie, etc. C’était donc un cours interdisciplinaire. Pour nous, enseignants, c’était passionnant, puisque cela nous poussait à penser différemment certains sujets. C’est, je l’espère, le début d’une expérience qui se poursuivra dans les prochaines années.
Si cette vidéo ne marche pas, vous pouvez la regarder ici.
La Vie des Idées – Dans un article paru dans Esprit en 2007, vous écrivez qu’il est « impossible de comprendre les idées et les institutions républicaines de la France sans que soit portée une attention poussée et suivie à cette histoire [l’esclavage français], aux problèmes que son cours a posés à la République française. » Avez-vous été entendu par les historiens ? Quels sont les enjeux de cette prise en compte ?
Laurent Dubois – Dans cet article, je voulais examiner la place de l’esclavage et de son historiographie en France et aux États-Unis. Il y a bien sûr des différences géographiques et démographiques, mais, des deux cotés de l’Atlantique, les Républiques se sont formées au contact de la question de l’esclavage, mais aussi au sein des combats qui l’ont finalement éliminé. Inversement, au niveau de l’écriture de l’histoire, on a des situations radicalement différentes. Aux États-Unis, l’histoire de l’esclavage et de son abolition est devenue un aspect central dans les programmes, au lycée, à l’université et, plus généralement, dans la culture publique : l’esclavage fait partie de l’histoire américaine. Il n’y a plus de doute sur cela et, de fait, il est devenu presque impossible de raconter l’histoire du pays sans évoquer l’esclavage d’une façon ou d’une autre. En France, c’est moins marqué, notamment dans le cursus scolaire.
Pourquoi est-ce si important de comprendre l’histoire de l’esclavage en France ? D’abord parce qu’il constitue la clé de l’économie, de l’expansion du XVIIIe siècle. À certains égards, la société de plantation des Antilles produit la France du XVIIIe siècle à travers l’expansion économique, les réexportations de sucre, les investissements, l’expansion des ports de l’Atlantique, etc. Il y a donc là toute une histoire de l’esclavage comme force économique du pays. Du point de vue de l’histoire politique, il y a bien sûr l’esclavage comme forme d’asservissement, ainsi que tous les combats des penseurs qui l’attaquent comme le symbole de l’oppression. Surtout, la période révolutionnaire peut et doit être considérée comme une révolution atlantique ; pas nécessairement au sens d’une révolution commune aux États-Unis et à la France, mais au sens d’une révolution qui implique aussi l’Afrique, puisque les Africains sont majoritaires en Haïti. Ce moment politique est le fondement de l’État moderne français comme étant déjà et toujours atlantique. Il y a des va-et-vient importants entre les deux rives de l’Atlantique, et les implications de ces échanges sont elles aussi importantes : antiesclavagisme politique du XVIIIe siècle, invention de l’universalisme, retour de l’esclavage en 1802, perte d’Haïti, deuxième combat pour l’abolition (qui dure à peu près cinquante ans), tout cela façonne la culture politique française. L’histoire caraïbe et l’histoire métropolitaine sont très intégrées. C’était le cas au XIXe siècle et cela devrait l’être davantage encore au XXIe siècle.
Si cette vidéo ne marche, vous pouvez la regarder ici.
La Vie des Idées – Dans votre livre A Colony of Citizens (2004), qui porte sur les révolutions serviles dans la Caraïbe française à la fin du XVIIIe siècle, vous montrez comment esclaves et libres de couleur des Antilles se sont appropriés le langage des droits, notamment pour faire apparaître la contradiction entre l’esclavage et la Déclaration des droits de l’homme. Quelle modernité ces hommes ont-ils inventée ?
Laurent Dubois – Pour moi, les révolutions caraïbes sont au fondement de la modernité politique. J’essaie de montrer dans mes livres qu’elles inventent l’universalisme. Cela peut surprendre, parce qu’on imagine souvent d’autres lieux pour cette naissance. Dans la révolution américaine et au début de la Révolution française, on a un universalisme déclaré, mais, très vite, on assiste à des exclusions radicales, puisque cet universalisme accepte par exemple l’esclavage. Le premier site où cela s’est cassé, où l’on refuse absolument l’esclavage à partir des idées universalistes, c’est dans la Caraïbe. Ce refus prend forme dans la résistance des esclaves. C’est à ce moment que l’universalisme prend la forme qu’on peut lui reconnaître aujourd’hui : s’il y a des droits universels, on ne peut pas mettre en esclavage une personne sur la base de la race.
Bien sûr, cette idée est liée à tout ce qui se passe alors en Europe. Cette invention n’est pas celle de la Caraïbe exclusivement ; on puise dans certaines mouvances théoriques existant en France, on utilise la Déclaration des droits de l’homme et on y répond ; mais on donne à tout cela un contenu radical qui n’existait pas auparavant. Avec cette résistance d’esclaves et la création d’une nouvelle universalité, on change un peu d’époque. Ce moment est vraiment révolutionnaire. Ensuite, on voit que l’esclavage peut être rétabli ; mais les discussions ne sont plus les mêmes.
Si cette vidéo ne marche, vous pouvez la regarder ici.
La Vie des Idées – Votre travail, qui mêle anthropologie historique et histoire intellectuelle, se situe dans un courant épistémologique encore mal connu en France : l’histoire atlantique.
Laurent Dubois – L’histoire atlantique se définit à travers l’idée que c’est d’abord l’océan qui relie les territoires. Bien sûr, les empires sont très importants, les configurations coloniales aussi ; mais, dans le monde atlantique, les personnes traversent beaucoup les frontières entre les empires et ceux-ci se constituent en relation les uns avec les autres. Ce qui se passe sur l’océan, le mouvement des bateaux, des personnes, des idées, etc., constitue en fait la réalité de beaucoup d’autres sites, de telle sorte que l’histoire atlantique communique avec l’histoire d’autres mers, par exemple la Méditerranée et l’océan Indien. Cela part du constat que, au XVIIIe siècle, la mer, c’est l’autoroute. Et dans un monde où la mer fonctionne comme une autoroute, les îles sont des lieux d’une importance capitale. Des sites comme les îles de la Caraïbe étaient très importants, plus importants par exemple que l’intérieur des États-Unis, plutôt exclu du mouvement. Cette idée nous aide à comprendre ce qu’est la Caraïbe au XVIIIe siècle, ce que sont les ports.
Un autre aspect est la force de contestation dont l’histoire atlantique est porteuse. Je me situe dans la lignée des travaux d’Eric Williams et de C. L. R. James, qui utilisent l’idée d’Atlantique pour renverser la façon dont on conçoit communément l’histoire de la modernité. Pour eux, le monde atlantique, c’est-à-dire l’Afrique, la Caraïbe, les esclaves, la société de plantation, produit autant l’Europe que l’inverse. Cette production de l’histoire moderne se conçoit avec des pôles d’actions différents et avec des acteurs différents. Cela permet d’élargir bien des débats. Finalement, c’est un domaine qui dépend essentiellement de la collaboration scientifique. Il est impossible pour un chercheur de bien comprendre tous les domaines de l’Atlantique ; dès lors, il faut que les africanistes, les spécialistes de la Caraïbe, les spécialistes de l’histoire de France, etc., se parlent. Cette collaboration est pour ainsi dire un principe de recherche.
Si cette vidéo ne marche pas, vous pouvez la regarder ici.
La Vie des Idées – Dans votre livre Soccer Empire, vous abordez l’histoire de la France contemporaine à partir de l’histoire du football. Vous y étudiez notamment le destin de footballeurs français « issus de l’immigration » ou originaires des Antilles françaises. N’est-ce pas une manière de poursuivre la réflexion sur les frontières – sociales et ethniques – de la France ?
Laurent Dubois – Mon livre sur le football est dans la continuité des autres. On pourrait croire que c’est un changement radical par rapport à ce que j’ai fait sur la révolution haïtienne, mais ces recherches sont intimement liées. Encore une fois, j’essaie de comprendre la France à travers des phénomènes qui traversent les frontières, des phénomènes qui sont constitués pas simplement au sein de la métropole, mais à travers des flux et des influences beaucoup plus vastes et complexes. Les personnalités de Thuram et de Zidane me donnent bien sûr la possibilité de parler de la Caraïbe et de l’Algérie, de leurs relations avec la France, mais aussi de ce phénomène, le football, qui est à la fois très important dans l’empire français et qui créé son propre empire. Le football devient alors une force politique et sociale de tout premier plan.
J’ai voulu écrire, à travers ce phénomène, l’histoire du XXe siècle français : la colonisation, la décolonisation, les migrations, les conflits contemporains, mais aussi la vision de la France qui se constitue à travers cette histoire. Le livre part du constat qu’aujourd’hui, en France, le football est l’un des principaux lieux où l’on se confronte à l’histoire de la colonisation. Quand je dis « confronte », cela ne veut pas dire que c’est toujours conscient ; mais, à travers la présence de certains joueurs dans l’équipe de France, on peut lancer un débat sur ce qu’est la France, sur la manière dont son histoire coloniale ou atlantique fait partie du contemporain. Pour moi, le livre permettait de raconter ce phénomène, mais aussi de mieux comprendre ce qui se passe en France. À travers le football, on voit toutes les possibilités ouvertes à la discussion : la célébration d’un passé qui vient revivre d’une façon confortable ; l’idée que ce passé un peu douloureux produit quelque chose de finalement bon pour la France ; le fait que le football articule des conflits et que ces conflits restent encore très vivaces en France. J’ai été frappé aussi par la présence de ce sport aux Antilles, en Algérie, en France métropolitaine bien sûr, et ce à travers toute l’histoire. Il y a ici un domaine de recherche en plein développement.
Si cette vidéo ne marche pas, vous pouvez la regarder ici.
La Vie des Idées – La notion d’intégration, inséparable de l’histoire de la République, suppose que tout individu peut être transformé en citoyen, quelles que soient ses différences religieuses ou ethniques de départ. Que pensez-vous de cette notion, qui fait aujourd’hui consensus ? Pourquoi fait-elle si bon ménage avec les discriminations persistantes ?
Laurent Dubois – La question de l’intégration est fascinante. La comparaison entre la France et les États-Unis fait toujours débat. Ce débat est un peu simpliste : il me semble que, des deux cotés de l’Atlantique, on devrait apprendre à mieux se connaitre. Dans ces débats, très présents en France aujourd’hui, il y a toute une généalogie qui remonte à la période coloniale. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’aux États-Unis pour voir différents modèles d’intégration. À l’intérieur même de l’histoire de France, il y a beaucoup de « modèles » : ce qui s’est fait en Algérie, ce qui s’est fait à la Martinique, à la Guadeloupe, à différentes périodes, sans oublier tous les débats de la révolution haïtienne. Ce qui me frappe dans le débat contemporain, c’est le manque de repères.
Aux États-Unis, les travaux sur l’histoire afro-américaine ont été extrêmement importants, notamment au niveau politique, et ont permis d’apaiser un peu le débat (même s’il n’est pas toujours très calme), débat où il y a davantage de faits et de sens de la complexité, tout simplement parce que l’histoire nous apporte énormément d’exemples. C’est une façon d’ouvrir la discussion que de l’ouvrir à un passé plus complexe. L’idée que nous avons radicalement rompu avec le colonialisme ne doit pas nous faire oublier la complexité de l’histoire qu’il charrie.
Si cette vidéo ne marche pas, vous pouvez la regarder ici.
Propos recueillis par Ivan Jablonka & Silyane Larcher.
Transcription : Franck Bernard.
Vidéo : A. Williamson.