Davantage encore que le bien-fondé de l’intervention des troupes russes sur le territoire géorgien, l’émergence – et la reconnaissance – de nouvelles entités aux frontières sud de la Fédération de Russie a suscité bien des interrogations : celle-ci instaurerait une politique de double standard consistant à réprimer toute volonté d’émancipation à l’intérieur du pays et à fortement l’encourager à l’extérieur.
Semblant oublier qu’elle est une Fédération, la Russie est en train d’accuser deux chocs en retour : celui de la reconnaissance unilatérale [1] de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, puis celui de la crise économique qui pousse les régions à s’interroger sur les bienfaits de la politique centrale, cette « verticale du pouvoir » qui a servit de dogme à la Russie de Poutine depuis les années 2000.
S’ils ont eu l’indépendance, pourquoi pas nous ?
Les responsables régionaux soulignent que si de nombreux résidents des Républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du sud détenaient des passeports russes [2] et étaient donc en droit d’en attendre en retour quelque protection, il devrait en être de même pour les citoyens se trouvant au sein de la Fédération. En reconnaissant les deux territoires sécessionnistes, Moscou pourrait bien avoir elle-même ouvert la « boite de Pandore », créant un précédent plus puissant encore que le Kosovo dont elle usa comme prétexte [3]. En tout cas et pour la première fois de l’histoire contemporaine, notait la presse, les responsables du Kremlin reconnaissaient implicitement la possibilité pour leurs propres citoyens d’accéder à l’indépendance [4]
Premières touchées par cette prise de conscience nouvelle, les républiques du nord Caucase : Ossétie du Nord, Kabardino-Balkarie, Daghestan, Ingouchie. L’Ingouchie, frontalière de la Géorgie et de l’Ossétie, se trouverait dans une situation rappelant « celle de la république de Tchétchénie à la fin des années 1990 », à la veille de l’intervention de Moscou : enlèvements, tortures, attaques contre les forces de l’ordre, meurtres de civils ; la mort suspecte du responsable d’un site indépendant [5] a contribué à radicaliser l’opinion. Au Daghestan, une foule a tenté d’empêcher le responsable du fisc nommé par le Kremlin d’accéder à son bureau.
Les républiques « sensibles » ne sont pas seules à avoir des difficultés d’entente avec le centre. Le mouvement frappe la Fédération dans toutes ses dimensions, mêlant revendications identitaires, financières et politiques.
Le Tatarstan, parvenu à un modus vivendi sous la présidence Eltsine [6] a de nouveau fait entendre sa voix. Son président, l’habile Mintimer Chaïmiev, n’a pas hésité à envoyer un message exceptionnel au parlement de la République affirmant que « la crise avait déjà touché l’économie tatare », une évidence qui lui valut d’être blâmé par le Kremlin.
Un responsable du parlement de la République a également dénoncé l’évincement progressif des cultures régionales, un fait en contradiction avec la Constitution de la Fédération ; il déclara que se perpétuait ainsi la tradition de l’empire russe, de l’Union soviétique et de la Fédération de Russie, lesquels ne s’étaient préoccupés des questions régionales que dans les moments de crise aiguë. Quand on lui demanda s’il ne s’agissait pas d’une conséquence inévitable de la mondialisation, il rétorqua que cette globalisation touchait tout le monde, y compris les Tatars. [7]
Les mouvements favorables à l’indépendance de la république ne se cachent pas de leur côté pour affirmer que les « reconnaissances » dans le sud du Caucase constituent une opportunité pour le Tatarstan [8]. Le Kremlin ne s’y trompe pas : les dates historiques qui constituent des repères sont observées avec vigilance par le pouvoir central qui prit toutes précautions, par exemple, pour que les rassemblements traditionnels du 12 octobre [9] ne dégénèrent pas, envoyant des texto sur les téléphones mobiles des étudiants de l’Université de Kazan : il leur était signifié qu’en cas de participation aux commémorations, ils seraient exclus de l’établissement.
Nouvelle vindicte contre le Centre
Le mot de Centre que l’on croyait remisé au passé lointain de la décomposition soviétique refait sens : une fronde grandissante se manifeste contre la tendance de Moscou à vouloir tout contrôler.
Depuis 2004, les gouverneurs ne sont plus élus mais nommés par le Kremlin. Le système mis en place par Vladimir Poutine forme ainsi un réseau permettant de distribuer les postes clés de l’État, les ressources industrielles et commerciales, aux officiels des vastes régions de la Russie en échange de leur loyauté au pouvoir. Mais ce qui ressemblait à un privilège, se retourne. La chute des prix du pétrole ajoutée aux décisions arbitraires a laissé paradoxalement les responsables sans soutien : les élites régionales se retrouvent coincées entre un Kremlin moins généreux et une population plus frondeuse.
Lors des manifestations de l’hiver dernier à Vladivostok, il fallut faire venir des forces de l’ordre de Moscou pour mater les manifestants : une police d’émeute a parcouru 9 000 kilomètres à travers le pays, les responsables chargés sur place du maintien de l’ordre ayant fait clairement comprendre au Kremlin qu’ils n’étaient pas disposés à faire usage de la force [10].
Depuis 2003, le pouvoir a procédé à plusieurs regroupements visant à renforcer l’unité de l’État, y compris dans sa gestion administrative : une série de fusions entre territoires et districts ont été menées avec l’appui de référendums alors populaires. Mais à l’heure des comptes et ceux-ci s’effectuant sur fond de crise internationale, les résultats sont mitigés : « Le regroupement n’a pas donné de résultats concrets, considère un expert local, car personne ne s’est demandé comment vivraient et seraient gérés les territoires supprimés » [11]. Le résultat fut l’inverse de celui souhaité : la population n’a pas reçu les financements promis pour le développement économique et social de la région ; le regroupement est devenu de nouveau « un jeu entre les fonctionnaires au niveau fédéral et régional ».
Ricochet de la crise économique dans les régions
Pour de nombreuses régions, il s’agit moins « d’accomplir ces réformes » que le gouvernement central a ordonnées que de « survivre » [12]. D’autant que les prévisions ne portent pas à l’optimisme. En 2009, les subventions fédérales aux régions vont vraisemblablement diminuer de 10 à 20 %. À Tioumen, aucun officiel ne sait comment boucler son budget avec une baisse sur les revenus du pétrole évaluée à environ 280 millions de dollars, des pertes qui frapperaient Sverdlovsk et Tcheliabinsk dans des proportions comparables.
À ce malaise, le Kremlin ajoute maladresses et signes de dissensions internes. Considérant que les responsables locaux sont « incapables de comprendre la gravité de l’actuelle crise économique », le parti Russie unie (pro-Poutine) a décidé de former des « unités de crise » pour déléguer des « conseillers spéciaux » censés seconder les gouverneurs des régions.
Le dispositif fait grincer des dents. Dans les territoires de Krasnoïarsk ou la région de Kostroma, des actions budgétaires et des groupes anticrises ont déjà été mis sur pied sans attendre le feu vert de Moscou. D’autres, comme le président de la Kalmoukie, ont déclaré prudemment que dans la mesure où la plupart des responsables régionaux étaient déjà membres de Russie unie, il n’est pas vraiment indispensable de recourir à une structure supplémentaire [13].
Et l’influent gouverneur de Kaliningrad – enclave russe située entre Lituanie et Pologne – a lancé un appel invitant Moscou à laisser une plus grande responsabilité aux sujets de la Fédération pour affronter la crise.
C’est qu’au sommet même de l’État les vues ne sont pas totalement convergentes, en dépit des apparences que la propagande s’efforce de donner. Il y aurait, selon de nombreux observateurs, une différence d’approche assez nette dans la gestion économique du pays entre le Premier ministre et le président. Vladimir Poutine continue de s’appuyer sur les « siloviki », les structures de force, représenté par Igor Sechin, premier vice-Premier ministre et un ancien du KGB ; Vladimir Medvedev se réfère plutôt à un groupe d’économistes, en tête le ministre des finances Alekseï Koudrin. Un rapport a été remis au président Medvedev annonçant de sombres perspectives économiques pour le pays et jugeant insuffisantes les mesures prises par le gouvernement ; le Premier ministre Vladimir Poutine aurait accueilli le rapport avec la plus extrême froideur, considérant que le geste de Medvedev ressemblait à une tentative « de prendre la gestion de la crise économique entre ses mains » [14].
La réaction de Moscou. L’arrière-plan politique
En déduire que l’un se révélerait plus « démocrate » que l’autre, serait bien hasardeux. Mais cette crispation au sommet retentit dans les relations avec les régions. Le groupe proche de Vladimir Poutine, écrit Paul Gobble [15], souhaite renforcer le contrôle sur les régions pendant la crise. Le président Medvedev, de son côté, a manifesté l’intention de remplacer certains gouverneurs jugés incompétents, signifiant ainsi qu’il commence à constituer une partie importante du nouvel establishment russe. Le Kremlin a publié les noms des cent personnes qui devraient former la nouvelle élite dirigeante du pays, appelée la « réserve des cadres du président » [16].
De toute façon, même divisée, le pouvoir russe n’hésitera pas, selon Evgueni Volk, à recourir à la force si la situation empirait et que se manifestât « une réelle menace de révolution colorée comme en Géorgie ou en Ukraine » [17].
Sur la quinzaine de demandes formulées lors des manifestations de Vladivostok, neuf étaient d’ordre strictement politique, réclamant l’adoption de mesures anti-corruption, la liberté de parole, la défense de la Constitution, le retour des élections des gouverneurs au suffrage universel… et la démission du gouvernement.
Contrôler d’un côté, fragmenter de l’autre. « Le séparatisme constructif »
Dans l’exacerbation des tensions réside aussi un double malentendu. D’un côté, la plupart des responsables régionaux demandent avant tout le respect de leurs droits constitutionnels, mais plusieurs leaders n’envisagent pas d’autre stratégie que réclamer leur indépendance. Vadim Shtepa, essayiste et spécialiste des questions fédérales en Russie, considère qu’il s’agit plutôt d’une maladie infantile du régionalisme tandis que le pouvoir, en retour, regarde ces mouvements comme les premiers pas vers une sécession.
Le Kremlin se trouve, en fait, en pleine contradiction, encourageant le séparatisme à sa périphérie et le réprimant à l’intérieur au nom du respect de l’intégrité territoriale. C’est ce que l’analyste Paul Goble appelle ironiquement le « séparatisme constructif », qui s’appuie sur les décisions de l’OTAN concernant le Kosovo, et assure ensuite la promotion de divers défis, sponsorisant aux frontières de l’Ukraine des groupes comme les Ruthènes [18], encourageant les émancipations dans le Donbass, ou en Crimée. Le Front des Jeunes Biélorusses lance depuis Prague un appel à l’Ouest pour « étendre, disent-ils, la reconnaissance à tous les peuples captifs à l’intérieur de la Fédération de Russie », pensant par là aussi secouer la tutelle de Moscou qui pèse sur la Biélorussie dont ils ont dû s’exiler.
Le terme de « joug colonial » perce dans les revendications, décolonisation et décentralisation venant se mêler : l’absence de l’un encourage l’autre, aucun travail sur l’histoire de la formation de l’État – empire, Union ou Fédération – n’ayant jamais été mené.
Certains font remarquer qu’au moment où l’Europe cherche à promouvoir une Europe des régions, un nouveau découpage pourrait relever à la fois de la cohérence et de l’efficacité. Ce que Boris Toumanov voit comme une redistribution en « espaces économiques naturels » tels que la Russie européenne, l’Oural avec la Sibérie orientale etc. « Car il importe peu désormais, note-t-il, de savoir si nous existerons sous la forme d’une sorte de confédération ou comme des États indépendants [19] ». Cette vision, les ultra-nationalistes russes ne peuvent l’envisager ; ils ont d’ailleurs manifesté leur inquiétude après la victoire aux États-Unis de Barack Obama : le problème n’est pas, selon eux, que le nouveau président envisage ou non de changer de ligne politique, mais qu’il puisse servir de modèle « aux non-russes pour essayer d’accéder aux plus hautes responsabilités ».
Un ancien député de la Douma a écrit dans un blog [20] que si aux USA l’arrivée d’Obama signifiait le départ de la scène des WASP – white, anglo-saxon, protestant –, « en Russie, cela signifierait le déclin des ‘russes’ » c’est-à-dire grands russes, blancs et orthodoxes.