Jean-François Huchet est professeur en économie et société des mondes chinois contemporains à l’INALCO et directeur-adjoint du GIS-Réseau Asie CNRS. Il enseigne l’économie chinoise et asiatique. Ses recherches portent sur le rôle de l’État dans le développement industriel de la Chine, dans une perspective comparative avec l’Inde. Il a récemment publié
– (avec Joël Ruet et Xavier Richet), Chine, Inde : les firmes au cœur de l’émergence, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2015.
– « From Dirigisme to Realism : Chinese Industrial Policy in the Era of Globalization », in Xavier Richet, Violène Delteil, and Patrick Dieuaide (eds.), Strategies of Multinational Corporations and Social Regulations, Berlin, Springer-Verlag, 2014, p. 57-76.
– « 1989 and the Advent of an Authoritarian State Capitalism in China », in Jacques Rupnik (eds.), 1989 as a Political World Event, London, Routledge, 2014, p. 169-182.
– Jean-François Huchet, « La politique industrielle en Chine : grandeur et limites du renouveau de l’État Chinois » in Revue française d’administration publique, n° 150, 2014/2, p. 415-433.
Prise de vue et montage : Ariel Suhamy.
Transcription de l’entretien
La Vie des idées : Quel est le rôle de l’État chinois dans le développement industriel de la Chine ?
Jean-François Huchet : Le rôle de l’État chinois a été extrêmement important dans le développement économique de la Chine. Surtout depuis 1978, où il y a eu un changement majeur dans la stratégie du développement économique de la Chine. C’est un État qui est resté très présent à la fois via ses entreprises publiques et aussi dans l’aide qu’il a pu apporter pour justement éviter qu’il y ait un choc frontal avec les entreprises étrangères, qui dans les années 1980 auraient pu, comme ce qui s’est passé en Russie et en Europe de l’Est après la décomposition du régime soviétique, arriver en concurrence frontale avec des entreprises chinoises. Ce fut donc un État protecteur mais qui a su se restructurer, se développer, et s’adapter à la globalisation et à la mondialisation. On a donc un État qui est très présent mais qui a su forcer les entreprises à se moderniser pour essayer de développer de nouvelles capacités technologiques et gravir les échelons de la concurrence internationale.
La Vie des idées : Comment ce rôle a-t-il évolué ces dernières années ?
Jean-François Huchet : Son rôle a beaucoup changé depuis 1978. Au départ, l’État était très porté par la planification jusqu’en 1992 et 1993. Il avait des objectifs un peu trop ambitieux et n’avait pas mesuré le décalage entre ses plans de modernisation et de développement et le fonctionnement réel de l’économie chinoise à cette époque, qui était un fonctionnement encore très inséré dans la planification de type soviétique. On avait par conséquent un décalage entre ces ambitions assez fortes qu’on trouvait dans les livres blancs sur le développement industriel et le fonctionnement réel de l’économie. Du coup, cela a entraîné des échecs dans la politique industrielle, notamment en ce qui concerne la concentration des entreprises pour créer des « champions nationaux ». Par contre, il y a eu une plus forte réussite sur la politique de protection du marché national et sur le fait de protéger les entreprises pendant un certain temps jusqu’à ce qu’elles puissent se moderniser et affronter la concurrence internationale. Les choses ont beaucoup changé après 1992. Les dirigeants de l’époque sous la houlette de Deng Xiaoping ont lancé un vaste programme de réformes économiques et de passage à l’économie de marché. L’État s’est un peu retiré, pas complètement, loin de là. L’État a su adapter sa stratégie en matière de politique industrielle, avec des objectifs plus réalistes, et surtout un fonctionnement du marché qui a fait que la Chine s’est progressivement rapprochée de pays qui avaient un secteur d’État important mais dans un environnement concurrentiel et de plus en plus ouvert à l’international. L’État chinois a aussi envoyé des signaux forts aux entreprises qui ne se restructuraient pas et ne se modernisaient pas en leur montrant qu’il pouvait les lâcher. Il a montré à l’ensemble des entreprises publiques qu’il n’y avait pas une aide inconditionnelle et illimitée de l’État chinois. Cela a donc forcé les entreprises à se moderniser et à s’adapter. On a plein d’exemples de groupes chinois qui étaient très connus dans les années 1980, qui étaient un peu les chouchous de l’État, et qui n’ont pas réussi leur modernisation et qui ont été abandonnés par l’État. Cela a varié en fonction des secteurs bien sûr. Il y a de très grandes différences selon les secteurs. Il y a des secteurs où il existe un monopole ou quasi monopole ou un oligopole contrôlé par l’État, comme les secteurs du pétrole ou des télécommunications ; d’autres secteurs sont totalement ouverts à la concurrence à la fois privée à l’intérieur de la Chine et à la concurrence des firmes internationales qui sont installées sur le territoire chinois. Je pense à l’électronique, l’électroménager, les jouets, l’industrie légère et certains pans de l’industrie lourde, qui ont été très largement ouverts. Dans ces secteurs, plus ouverts, l’État n’a pas hésité à abandonner certains groupes qui traînaient la patte en matière de modernisation et de restructuration de leurs activités.
On a donc vraiment une évolution depuis les années 1980 et ces derniers temps, l’État se préoccupe davantage des questions liées à l’environnement et la transition énergétique. La politique industrielle a évolué mais avec une volonté d’avoir un secteur d’État fort dans l’économie chinoise. Si bien qu’aujourd’hui, lorsqu’on regarde les 500 plus grandes firmes chinoises, une grande majorité sont des entreprises d’État. Elles ne ressemblent plus du tout dans leur fonctionnement aux entreprises d’État qu’on retrouvait au moment de la planification dans les années 1980 ou au début des années 1990. Toutes ces entreprises ont été restructurées. Il y a un grand débat sur la rentabilité de ces entreprises. On dit qu’elles sont moins rentables que les entreprises privées si on les soumettait à la loi du marché. Cela dit, ce sont des entreprises qui ont mené un gros effort de modernisation dans leur manière de fonctionner et d’aborder leurs activités sur le plan national et international.
La Vie des idées : Quelle est la part des entreprises privées dans l’économie chinoise ?
Jean-François Huchet : Ce qui est intéressant, c’est qu’on a à la fois une présence de l’État restée assez forte malgré les réformes, et depuis 1978, un développement du secteur privé important qui ne s’est jamais véritablement interrompu. Le secteur privé avait disparu en 1953-1954, au moment de la nationalisation de l’économie chinoise, et il est réapparu et n’a cessé de progresser depuis 1978 à l’exception de deux dates : 1989 à 1991 (on a stoppé les réformes suite au mouvement étudiant de 1989) et au moment du plan de relance de 2008 (une grande partie de l’argent a été canalisé vers le secteur public et on a assisté à un ralentissement du secteur privé). Depuis 2010, il repart dans sa marche inexorable. Aujourd’hui, le secteur privé est dominant dans l’économie chinoise en termes d’emplois, d’investissement en capitaux fixes. La seule différence avec le secteur public, c’est que les grandes entreprises se situent dans le cadre du secteur public. On a par conséquent des grandes entreprises publiques et les entreprises privées sont plus petites, ce qui bien sûr dénote un rapport au politique qui est différent. D’une certaine manière, on ne laisse pas finalement se développer le secteur privé. À partir d’une certaine taille, il y a une volonté d’avoir plutôt des entreprises publiques qui dominent l’économie nationale.
La Vie des idées : Êtes-vous d’accord avec les analyses de David Goodman, qui suggère que le nombre d’entrepreneurs en Chine est très limité et que le secteur privé stricto sensu, quasiment inexistant, est dominé par le secteur public et des entités proches du PCC ?
Jean-François Huchet : Il y a deux thèses qui s’affrontent par rapport à l’économie chinoise. Certains soutiennent qu’il y a très peu d’entrepreneurs privés et que l’économie chinoise continue d’être dominée par le secteur public. Une autre thèse a tendance à privilégier le miracle économique chinois, qui s’expliquerait par le développement du secteur privé. On est dans une situation intermédiaire avec un secteur privé qui a beaucoup progressé, qui est devenu dominant. Mais les investisseurs privés sont très dépendants du pouvoir politique, plus que dans le système capitaliste des économies occidentales voire même au Japon ou dans d’autres pays asiatiques où il y a des démocraties. Pour réussir en tant qu’entrepreneur privé, il faut tout de même avoir tout un réseau de relations et on est dans un système qui est malgré tout très contrôlé par le Parti communiste. A un certain niveau de développement de son entreprise, l’entrepreneur doit donc s’insérer à l’intérieur du Parti. Il est très dépendant des cadres qui vont lui faciliter des prêts bancaires et l’accès aux matières premières. Le secteur privé existe, progresse d’année en année, et est dominant mais il sous contrôle du pouvoir politique qui en a besoin pour assurer la stabilité sociale, l’emploi et le développement économique mais qui limite son expansion en maintenant certains secteurs stratégiques hors de portée pour les entreprises privées. Les réformes annoncées par les nouveaux dirigeants chinois depuis 2012 viseraient justement à abattre ces frontières pour laisser plus d’espace au secteur privé mais elles peinent à voir le jour compte tenu de leur forte implication politique pour le Parti et la classe dirigeante qui gère les grandes entreprises publiques.
La Vie des idées : Pourriez-vous expliquer la politique du gouvernement chinois vis-à-vis des entreprises étrangères et son évolution récente ?
Jean-François Huchet : La politique à l’égard des entreprises étrangères a beaucoup évolué depuis 1978. Au démarrage, la Chine était très dépendante et avait besoin des entreprises étrangères sur le plan technologique et sur le plan financier, parce que ces entreprises apportaient des devises, ce qui était rare à l’époque, et cela permettait à la Chine de payer ses importations. Elle a eu une politique très intelligente sur ce plan parce qu’elle a accepté des entreprises étrangères sur son sol au démarrage, ce qui était loin d’être évident de la part d’un Parti communiste dans un pays qui a été très marqué par la colonisation. Le Parti communiste a d’abord cantonné ces entreprises dans des zones économiques spéciales et à partir de 1984 dans des villes dites « ouvertes ». Ces entreprises étaient obligées de réexporter toute leur production. Elles n’avaient pas le droit de vendre leur production sur le marché intérieur pour éviter le choc frontal en matière de concurrence et ne pas gêner les entreprises chinoises qui n’auraient pas pu être confrontées à une concurrence aussi forte de la part des entreprises étrangères. Cela a donc donné du temps aux entreprises chinoises pour se moderniser et, en contrepartie, les entreprises étrangères ont du s’intégrer localement, former d’autres entreprises, transférer des savoir-faire et elles ont permis à la Chine de gagner des devises en réexportant la production. C’est de la que vient en grande partie ce qu’on a appelé le made in China, l’atelier du monde, puisqu’à jusqu’à une période récente, près de 60% du commerce extérieur de la Chine était détenu justement par ces entreprises étrangères qui étaient insérées dans la division internationale du travail. Les choses ont évolué surtout à partir de l’accession de la Chine à l’OMC, ces entreprises ont pu vendre leur production sur le marché intérieur et se sont globalement intégrées à l’économie nationale. Aujourd’hui, il y a une volonté technologique de la part de la Chine de s’émanciper de ces entreprises étrangères implantées sur le sol chinois et d’inciter les entreprises chinoises à être plus autonomes sur le plan technologique. C’est un pari risqué et difficile, qui est loin d’être gagné vis à vis des firmes multinationales qui sont installées sur le territoire chinois. Mais on assiste aujourd’hui au développement très rapide de firmes chinoises qui se multinationalisent elles-mêmes, qui peuvent concurrencer un certain nombre de firmes multinationales qui sont présentes sur le sol chinois et qui vont aussi les concurrencer sur les marchés étrangers. Mais pour l’instant, il y en a assez peu, mais leur nombre augmente rapidement : celles qui réussissent sont principalement dans le domaine du pétrole, des télécoms et de la sidérurgie, de l’industrie légère.
La Vie des idées : En septembre 2015, Jeremy Haft va publier un ouvrage intitulé Unmade in China chez Polity Books, dans lequel il prétend que la Chine n’est pas l’atelier du monde et que la part de la production réelle en Chine est beaucoup plus limitée qu’on ne le pense. Que pensez-vous de cette thèse ? La Chine est-elle toujours l’atelier du monde ?
Jean-François Huchet : On a une Chine qui a réalisé un bond technologique fantastique depuis 1978. Il ne faut pas oublier qu’au moment où les réformes ont été lancées, la Chine venait de très loin sur le plan technologique. Elle était incapable de fabriquer un certain nombre de produits industriels élémentaires. Elle en était consciente, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle a ouvert ses portes aux entreprises étrangères. Elle avait besoin des technologies étrangères. Elle n’était pas présente dans ce qu’on appelait à l’époque la troisième révolution industrielle, l’électronique. Elle ne savait pas fabriquer des avions ni des produits plus élémentaires dans l’industrie légère, comme les téléviseurs couleurs où elle est aujourd’hui pratiquement leader mondial. Il y a donc eu un apprentissage technologique fantastique qui s’est fait en grande partie au démarrage par les transferts de technologies. On a appris à se servir des produits puis progressivement on a, comme disent les spécialistes, ouvert la boîte noire technologique et les entreprises chinoises sont désormais capables de choisir ce qui les intéresse pour fabriquer des produits extrêmement complexes. On l’a vu dans les centrales nucléaires, l’industrie automobile, le train à grande vitesse, ce qui concerne les technologies des télécommunication, et tout ce qui touche à l’industrie verte : les panneaux solaires, par exemple. La Chine est désormais capable d’identifier ce dont elle a besoin. Pour les multinationales qui viennent s’implanter sur le territoire chinois, c’est une sorte de donnant-donnant. Le gouvernement chinois les force de transférer des technologies, ce qui permet à la Chine et aux entreprises chinoises de progresser sur le plan technologique. Elle n’est pas forcément dans tous les secteurs à la frontière technologique mais elle y arrive très vite. On la voit dans le nombre de brevets qui sont déposés aux Etats-Unis, au Japon ou en Europe. On le voit aussi avec une politique de l’éducation qui vise aujourd’hui à former des ingénieurs par dizaine de milliers. On a donc aujourd’hui une Chine qui à mon avis sera capable d’ici 20 ans de passer à un autre modèle de production qui n’est plus celui du made in China, l’atelier du monde, où on se bornait à faire des tâches d’assemblage, à une situation qui sera du made by China, avec des entreprises chinoises qui seront capables d’intégrer une production très complexe sur le territoire national voire même sur plusieurs territoires, comme le font les multinationales. On s’achemine donc vers une confrontation beaucoup plus forte avec les entreprises européennes et américaines et japonaises.
La Vie des idées : Quelle est l’orientation prise par l’équipe dirigeante actuelle ? Des réformes substantielles sont-elles en cours ?
Jean-François Huchet : Je pense qu’on est très certainement depuis 2012 en train d’assister à une période critique et historique peut-être pour les réformes économiques chinoises. Il y a eu d’abord 1978, qui était le lancement des réformes, ensuite une période intermédiaire en 1989-1992 où les réformes ont été arrêtées. On ne savait pas si on devait aller vers plus d’économie de marché ; cela posait un gros problème à l’aile gauche du parti communiste à l’époque. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a eu une crise politique en 1989, en partie. En 1992, il y a eu une sorte de compromis entre les conservateurs et les réformateurs pour justement continuer à réformer l’économie. Il n’y avait pas le choix, il fallait aller vers le marché, ce qui a impliqué de tordre le coup à la doxa communiste. On est arrivé à une situation assez paradoxale aujourd’hui, sur toute une série de critères : notamment, le fait que les entrepreneurs privés puissent détenir une carte du Parti communiste. Mao doit se retourner dans sa tombe. Aucun parti communiste n’avait été aussi loin puisqu’on a abandonné la planification, qui était une partie insécable du fonctionnement économique des pays communistes. C’est une innovation qu’aucun pays communiste n’a pu réaliser, même s’il y avait eu une tentation avant 1991 dans certains pays du bloc soviétique comme la Hongrie mais l’Union Soviétique les avait freinés. On est donc dans une situation assez inédite. Mais les réformes qui ont été lancées en 1992 sont arrivées à bout de souffle en 2003-2004. Malgré de multiples annonces de réformes, l’ancienne équipe dirigeante n’a jamais véritablement réussi à construire au sein du Parti un consensus politique similaire à celui de 1992 pour aller de l’avant et permettre d’avoir d’autres réformes. Et 2012, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, marque je crois l’avènement d’un nouveau consensus politique qui permette d’aller de l’avant pour faire les réformes qui sont nécessaires pour l’économie chinoise. C’est difficile mais je pense qu’on a aujourd’hui des réformes très importantes qui sont en train de s’accélérer, notamment tout ce qui concerne les réformes financières, dans le domaine des banques, la déréglementation des taux d’intérêts et tout le volet fiscal est aussi très important. On sait que les gouvernements locaux sont très endettés et qu’il y a une nécessité de nettoyer toutes les dettes qu’elles ont contractées parce que cela permettait de financer les infrastructures, mais aussi leur donner les moyens fiscaux nouveaux, ce qui veut dire qu’on va devoir discuter d’un fédéralisme à la chinoise sans le nommer car cela reste un sujet tabou dans le système politique actuel. Il y a également tout ce qui concerne le marché des terres agricoles où le Parti avance alors qu’il avait bloqué sur cette question sensible de la propriété de l’usage des terres agricoles depuis la fin des années 1990. Des réformes ont été annoncées concernant les entreprises d’État, mais elle n’ont pas réellement démarré parce qu’on touche à la deuxième étape de privatisation des entreprises publiques et c’est beaucoup plus difficile à accepter pour le Parti communiste, car les grandes familles dirigeantes qui ont profité à l’intérieur du Parti communiste du développement des entreprises publiques devraient pour ainsi dire se couper les mains et accepter d’avoir plus de transparence sur le fonctionnement du secteur public.
Ces réformes extrêmement importantes sont nécessaires. Sans ces réformes, l’économie chinoise ressemblerait à un TGV auquel on aurait coupé l’électricité. Pour l’instant, l’inertie fait qu’on avance encore très vite, mais sans ces réformes, on arriverait à des difficultés et des contradictions qui ralentiront encore plus la croissance économique qu’aujourd’hui. C’est aussi une économie qui va devoir gérer une transition énergétique de grande envergure. Le développement des services et le ralentissement de la construction et de l’énergie lourde, devraient faciliter cette transition énergétique, avec une baisse mécanique de la consommation d’énergie. Il y a aussi des gros programmes d’investissements dans le solaire, l’énergie renouvelable, qui indiquent que la Chine évolue progressivement vers une croissance plus verte. Cela dit, le mix énergétique d’ici 2030 va rester principalement sur le pétrole et le charbon, aux alentours de 60%, ce qui va poser encore beaucoup de problèmes sur l’environnement. La pression des classes moyennes, notamment sur l’amélioration de la qualité de l’air est très forte. Elle l’est moins sur la pollution de l’eau, qui est peut-être encore plus grave. Ce problème touche davantage les populations paysannes qui sont moins bien organisées, et qui ont donc moins de moyens de pression sur le gouvernement chinois. Il est vrai qu’il y a un impératif très fort d’aller vers une économie verte pour la Chine sans quoi la crise environnementale que traverse la Chine aujourd’hui risquerait de s’aggraver au point de bloquer la croissance économique et de créer des irréversibilités sur le plan des dommages environnementaux.
La Vie des idées : La Chine est-elle entrée dans une phase de crise économique ?
Jean-François Huchet : Je ne pense pas qu’on soit dans une crise économique telle que les pays asiatiques en 1998 l’ont connu, comme la Thaïlande, la Corée du Sud, voire même d’autres pays émergents comme la Russie, la Turquie ou d’Amérique Latine comme le Mexique et l’Argentine dans les années 1980 et 1990. On est d’abord dans une phase de ralentissement parce que la Chine était à un rythme de croissance qui n’était pas soutenable à long terme. La croissance était principalement tirée par la construction et les infrastructures, qui ont représenté jusqu’à près de 30% de l’économie chinoise avec toutes les industries en aval de ces deux secteurs, ainsi qu’un développement trop fondé sur la dette, qui n’était pas soutenable à long terme et qui aurait pu, comme dans les pays asiatiques en 1998, déboucher sur une crise. On est aujourd’hui dans une phase de ralentissement conjoncturel, mais aussi structurel d’une Chine qui devrait passer – c’est ce qu’on appelle « la nouvelle normalité chinoise », qui est promue par le secrétaire général du PCC Xi Jinping – à une croissance plus proche de 7 à 6% voire même en dessous, vers 5% si les réformes tardent à se mettre en place. Mais cela reste un rythme enviable, et ne l’oublions pas sur une base d’un PIB qui est beaucoup plus important que ce qu’on avait il y avait 20 ans. Les poches de croissance demeurent très importantes pour la Chine. Ce n’est donc pas une crise mais un ralentissement conjoncturel nécessaire pour assurer un changement structurel.
Il n’empêche que la Chine doit quand même mettre en place ces réformes économiques dont j’ai parlé tout à l’heure, sans quoi on pourrait tomber en dessous des 5%. On ne sait jamais comment une crise peut commencer bien évidemment, et il existe c’est vrai des foyers de crise qui sont pour l’instant réduites, comme sur le plan fiscal ou de l’endettement qui peuvent être tout à fait gérées, mais qui pourraient déboucher, si elles étaient associées à d’autres problèmes sociaux, sur quelque chose de plus fort. Mais on n’en est pas là pour l’instant. On a un Parti qui contrôle relativement bien la situation et qui a aussi des marges financières très importantes sur le plan fiscal et des réserves de devises internationales. On n’est donc pas dans la situation qui était celle de l’Indonésie, de la Thaïlande, voire même de la Corée du Sud en 1998, loin de là. Le risque pour la Chine aujourd’hui réside plus sur un brouillage des signaux émanant de la direction politique sur la stratégie des réformes. L’exemple de la dégringolade des marchés boursiers de cet été, ou de la politique monétaire avec la dévaluation le montre très clairement. On a un État qui annonce d’un côté vouloir promouvoir ou laisser les mécanismes de marché pour faire fonctionner son économie et au même moment on le voit intervenir massivement sur les marchés boursiers ou des changes afin de tordre le cou au marché. Cette contradiction ne pourra durer trop longtemps et le pouvoir devra maintenir un cap durable sur cette question s’il souhaite réformer durablement le régime de croissance.
Propos recueillis par Émilie Frenkiel.