Genèse d’un médicament
Printemps 1943 en Suisse, à Bâle. Albert Hoffmann, chimiste de son état, synthétise pour la compagnie Sandoz, des alcaloïdes, à partir de l’ergot de seigle. Sa recherche vise à développer de nouveaux médicaments. Alors qu’il travaille sur l’acide lysergique diéthylamide, également connu sous le nom de lysergide ou LSD-25, il est obligé de suspendre son activité. Voici la note qu’il fait suivre à son responsable :
« Vendredi 16 avril 1943, au cours de l’après-midi, j’ai été obligé d’interrompre mon travail et de rentrer à mon domicile, étant pris d’une agitation importante, accompagnée de légers vertiges. À la maison, je m’étendis et sombrai dans un état d’intoxication pas déplaisant, caractérisé par une imagination extrême. En fermant les yeux, je me sentais comme dans un rêve (la lumière du jour ayant un éclat désagréable), je voyais défiler comme dans un kaléidoscope une suite ininterrompue d’images fantastiques, de formes incroyables et d’un jeu de couleurs extraordinaires. Après deux heures, cet état disparut peu à peu. » (Hoffman, 1979).
Persuadé que c’est le LSD qui est responsable de sa condition, Hoffman décide d’expérimenter la substance sur lui-même dès le lundi suivant. Il avertit son responsable et son assistante de son expérience et planifie de tout consigner dans son journal de laboratoire. Il absorbe la plus petite quantité possible, soit 25 μg. Il va vivre alors le premier « bad trip ». Quarante minutes après l’ingestion, il se trouve incapable de continuer à écrire, à penser ou formuler une parole cohérente et rentre chez lui. Convaincu qu’il est empoisonné, il cherche à boire du lait comme antidote générique. Mais la voisine qui lui fournit les deux litres de lait lui apparait sous les traits d’une sorcière malveillante. Il sent qu’un démon d’un autre monde a pris possession de son corps et a dissous son ego. Il est convaincu qu’il va mourir et laisser seuls sa femme et ses trois enfants, heureusement absents durant cette journée. Le médecin qui arrive sur les lieux quelques heures plus tard se trouve incapable de poser un diagnostic et ne peut que constater comme tout symptôme qu’une dilatation des pupilles. Peu à peu, Hoffman reprend contact avec sa réalité quotidienne. Après une bonne nuit de sommeil, il est agréablement surpris de constater que sa routine du matin lui procure une satisfaction inhabituelle : « The world was as if newly created » (Hoffman, 1979).
Ce qui surprend Hoffman, c’est sa capacité à se souvenir de son expérience dans les moindres détails. Malgré l’intensité de celle-ci, sa mémoire n’a pas été interrompue et il a conservé une part de conscience lui permettant d’imputer son inquiétant et fantastique voyage à la prise de LSD,et non à une production spontanée de son cerveau. Le constat du lendemain est encore plus surprenant : il se trouve en parfaite forme physique et mentale. Suite à cet essai, plusieurs membres du laboratoire Sandoz vont répliquer cette expérience sur eux-mêmes. La recherche sur le LSD vient de commencer. Elle s’émancipe rapidement de la chimie pour impliquer les sciences du psychisme.
À l’époque, la compagnie Sandoz décide de proposer du LSD à de nombreux psychiatres, psychologues ou médecins à travers le monde, et le distribue gratuitement sous le nom commercial de Delysid. Voici des extraits de la notice d’information de ce médicament établie par le laboratoire de Bâle :
« Propriétés. L’administration de très petites doses (0.5-2 μg/kg) provoque des changements transitoires de l’humeur, des hallucinations, dépersonnalisation, réviviscence de souvenirs oubliés et des symptômes neurovégétatifs modérés. (…)
Indications. Les indications du Delysid sont de deux ordres : 1) la psychothérapie analytique, afin de favoriser l’expression de matériel réprimé et de favoriser un relâchement mental, particulièrement dans les névroses obsessionnelles et les états anxieux. (…) 2) les études expérimentales sur la nature des psychoses : en prenant du Delysid soi-même, le psychiatre est davantage capable de comprendre le monde des sensations et des idées de patients présentant un trouble mental. Le Delysid peut également être utilisé pour induire une psychose mimétique chez le sujet sain, afin de contribuer à l’étude de la pathogenèse des malades mentales.
Dès 1947, le psychiatre Suisse Werner Stoll publie une première étude qui décrit les effets du LSD sur des patients schizophrènes et des participants sains. L’engouement scientifique qui suit est remarquable : plus de 2700 publications scientifiques vont être publiées à travers le monde de 1947 à 1970 [1]. La moitié porte sur les aspects pharmacologiques et toxicologiques du produit, l’autre moitié concerne les dimensions psychiques de l’expérimentation.
À partir des années 1950 et jusqu’à l’interdiction légale du LSD, deux procédures psychothérapeutiques vont être mises en œuvre : la thérapie psycholytique, surtout en Europe, et la thérapie psychédélique, surtout en Amérique du Nord (Grof, 1979). La première vise à prescrire des petites doses, durant plusieurs séances successives et à intervalle régulier. La seconde consiste à prescrire une seule dose important afin d’induire une expérience pic, quelquefois à consonance mystico-religieuse. À l’inverse des antidépresseurs ou des anxiolytiques, qui visent à diminuer le mal-être en cachant les conflits et les problèmes du patient, l’acide lysergique diéthylamide peut les faire ressortir davantage et les rendre plus intenses. Il ne soigne pas les troubles mentaux directement, mais prend plutôt le rôle d’un catalyseur qui va rendre la psychothérapie plus rapide et plus efficiente. Le LSD sera largement utilisé afin de traiter les addictions, particulièrement la dépendance à l’alcool où il obtient un certain succès (Krebs et Johansen, 2012).
Beat Generation, hippies et LSD
Rapidement, le LSD échappe au monde médical. En 1961, Michael Hollingshead, fonctionnaire pour l’Institut anglo-américain, en commande un gramme à Sandoz, par l’intermédiaire d’un ami médecin. Cette quantité est suffisante pour fabriquer des milliers de doses individuelles. Hollingshead en consomme et en distribue à qui en demande, notamment à Timothy Leary, professeur de psychologie à l’Université de Harvard, qu’il rencontre en 1962 sur les conseils d’Aldous Huxley.
À cette époque, Leary a déjà consommé du peyotl. Fasciné par son expérience du LSD, il décide de faire la promotion des psychédéliques. Il fonde l’International Foundation for Internal Freedom en 1962, et quelques années plus tard la League For Spiritual Discovery dont la devise « Turn on, Tune in, Drop out » deviendra le leitmotiv du mouvement hippie. Grâce au soutien financier de millionnaires convertis à ses thèses, Leary s’établit à Millbrook (New York) en 1963. Cette gigantesque demeure devient alors le haut lieu du psychédélisme. L’intelligentsia de la côte Est et de nombreuses stars, comme les Beatles ou les Rolling Stones, viennent y prendre leur premier acide. Le FBI décide y multiplie les interventions et arrête finalement Leary pour possession de cannabis en 1966. Pour Richard Nixon, alors président des États-Unis, Leary est l’homme le plus dangereux au pays. Il est condamné à plusieurs années de prison. Le gourou du mouvement psychédélique se transforme en martyr.
À la même période, Ken Kesey, l’auteur du célèbre roman « Vol au-dessus d’un nid de coucou », fait également la promotion des psychédéliques avec les Merry Pranksters. Considérés comme l’un des groupes fondateurs de la contre-culture américaine, ce collectif d’artiste s’engage dans une visite de l’étrange, de l’art décalé, du scandale et de la polémique contre le puritanisme ambiant. À partir de 1964, ils sillonnent le territoire américain dans leur bus Further, et organisent des fêtes, les Acid-Test, où ils distribuent des buvards et testent la dissolution de l’ego dans un contexte déjanté. Journalistes, musiciens, étudiants et curieux sont nombreux à y goûter et quelquefois à s’y perdre. C’est l’explosion hippie. Les tensions raciales, la violence du Vietnam, l’abstinence sexuelle avant le mariage, le matérialisme de la société industrielle sont rejetés. On prône l’amour libre, la liberté et la paix, aidé par le LSD qui « ouvre les portes de la perception » (Huxley, 1954), permet de prendre de la distance par rapport à soi, et d’entrevoir le nirvana.
Les médias de masse se penchent sur cette substance de la pleine conscience. Plusieurs articles sont publiés dans des journaux de premier plan aux États-Unis, aux Canada, et en Angleterre, suivis de plusieurs livres d’importance au début des années 1960. Le succès du LSD tient notamment au fait qu’il s’agit alors d’une substance légale que psychiatres et psychologues peuvent importer en toute légalité dans la plupart des pays. Mais la compagnie Sandoz est rapidement débordée par la demande et par les problèmes sanitaires, judiciaires et politiques engendrés par la consommation du produit. Le pic de popularité du LSD est atteint au milieu des années 1960 : accidents, épisodes de paranoïa, flash-back, décompensations psychotiques et suicides font la manchette. Il est décidé d’en arrêter la distribution en 1965. C’est que la prise de ce produit sans supervision médicale constitue un risque réel. Ce passage d’un usage thérapeutique à un usage récréatif et populaire condamne le LSD d’autant plus surement que cette consommation s’enracine dans un contexte sociohistorique singulier : indissociable du mouvement hippie, l’acide lysergique diéthylamide catalyse les conflits de valeurs, de classes et de génération qui caractérise l’Amérique des années 1960.
L’État réagit et, en octobre 1968, une loi fédérale rend le LSD illégal aux États-Unis. Richard Nixon, déclare la « guerre à la drogue » le 14 juillet 1969. Le gouvernement américain obtient, dans la foulée, l’inscription du lysergide au tableau I de la Convention de 1971 des Nations Unies sur les substances psychotropes. Un tel classement vaut reconnaissance par le droit international que le LSD a un « potentiel d’abus présentant un risque grave pour la santé publique et une faible valeur thérapeutique ». La fête est finie.
Le présent et l’avenir du Dyéthylamine de l’acide lysergique
Quarante ans après l’interdiction américaine, la rencontre de 2006 à Bâle pour les 100 ans d’Hoffman donne lieu à un forum riche de rencontres. Les psychonautes des années 1960 présents à cette occasion admettent s’être bien amusés durant ces années magiques, mais sont d’accord pour affirmer que le LSD n’aurait jamais dû quitter la sphère médico-psychologique. Ils sont néanmoins confiants pour l’avenir. La recherche a repris sous plusieurs formes et s’est organisée, notamment autour de MAPS, la Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies. Depuis 1986, cette association soutien plusieurs projets de recherche, dont une étude clinique de phase II visant à diminuer l’anxiété de patients présentant un cancer ou une autre maladie létale à l’aide d’une consommation contrôlée de LSD. De 2006 à 2012, Peter Gasser et son équipe suisse ont proposé à des patients en soins palliatifs deux prises espacées de lysergique afin de faire un point sur leur vie, leur famille, leurs amis et les aider à gérer leur anxiété. Les résultats montrent une amélioration significative de l’état psychologique des patients qui se maintient dans le temps, et aucun bad trip ne s’est produit durant l’étude. Cette recherche présente un protocole scientifique exemplaire et a été publiée dans le Journal of Nervous and Mental Disease (Gasser, 2014).
La reprise de la recherche est judicieuse, car l’acide lysergique diéthylamide n’entraîne pas d’addiction, et très peu de méfaits ont été constatés dans le cadre d’un usage contrôlé et modéré (Hoffman, 1979 ; Krebs & Johansen, 2013). La prise de ce produit est tout sauf anodine. Mais les risques qui lui sont associés ne résident pas dans l’intoxication directe, car sa neurotoxicité est faible. Le danger tient plutôt aux conséquences comportementales ponctuelles causées par la consommation (Smith, 1994). À l’heure actuelle, il n’y a pas de décès directement induit par cette substance. En revanche, les accidents, suicides et comportements dangereux provoqués par les effets psychiques du LSD ont été largement rapportés (Halpern & McLean, 1999). Son usage dans un contexte récréatif peut entraîner des phases d’hyperactivité et d’omnipotence donnant lieu à des prises de risque pour soi et pour les autres. Ces périodes maniaques, bien que très rares, peuvent par exemple amener à marcher sur une route sans se soucier de la circulation ou à sauter par une fenêtre. Sur un versant introspectif, la consommation de LSD peut entraîner des visions terrifiantes, la sensation très réelle d’être à l’agonie et à la fin de sa vie, de devenir fou pour toujours et, si un terreau fertile est présent, véritablement amener à une décompensation psychotique.
À l’instar d’autres psychédéliques, comme le MDMA utilisé avec succès pour soigner les états de stress post-traumatique, le LSD présente un potentiel psychothérapeutique. Celui-ci a été notamment étudié dans le contexte des soins palliatifs (Gasser, 2014) et dans la prise en charge de patients présentant un problème d’alcool (Mangini, 1998). Certes son usage peut être détourné et il comporte, comme la plupart des médicaments, des effets secondaires dangereux. Mais ces raisons suffisent-elles à exclure la perspective bien réelle d’une nouvelle thérapeutique destinées à des patients en souffrance peu réceptifs aux traitements actuellement disponibles ? Le cadre juridique aujourd’hui en vigueur fait en tous cas obstacle à la prescription de LSD, y compris dans le cadre limité d’une autorisation temporaire d’utilisation nominative. Absent de la pharmacopée française et de la pharmacopée européenne, le lysergide est inscrit à l’annexe III de l’arrêté du 22 février 1990, fixant la liste des substances classées comme stupéfiants. En application de l’article R5132-84 du Code de la Santé Publique, un arrêté du ministre chargé de la santé, en date du 10 septembre 1992, interdit sa fabrication, sa mise sur le marché et son emploi.
L’interdit légal qui frappe le LSD n’exclut pas, en théorie, toute exploration scientifique puisque des dérogations peuvent y être apportées, pour mener des essais cliniques, par le directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. Mais la voie est si étroite qu’en pratique, la recherche sur le lysergide a été complètement abandonnée en France. Lancée dans les années 1950 par l’équipe du Professeur Jean Delay, au laboratoire de psychologie de l’hôpital Sainte-Anne, elle s’est arrêtée dans les années 1960. Et à l’exception de la thèse de Claude Olievenstein en 1967, très peu de travaux lui ont été consacrés depuis. Mais le contexte sociopolitique des années 60 qui a mené à son interdiction et condamné son potentiel thérapeutique a changé. Qu’ils aient été ou non hippies, les baby-boomers vieillissant peuvent à bon droit espérer qu’à la faveur du développement des soins palliatifs et des programmes de lutte contre l’alcoolisme, l’acide lysergique diéthylamide retrouve une légitimité thérapeutique.