Le pouls des opinions publiques américaine et européennes a été très surveillé dans les semaines qui ont précédé l’annonce, le 1er décembre dernier, de la décision stratégique américaine d’envoyer davantage de troupes en Afghanistan. Dans l’ensemble des pays engagés dans cette opération de l’OTAN, la perception publique de la guerre est un facteur crucial à prendre en compte. Aux États-Unis, la décision d’envoyer des renforts a été pesée au regard du risque de « vietnamisation » de la perception de l’opération militaire afghane, face aux pertes militaires, à une situation locale non maîtrisée, et à un débat public de plus en plus tendu sur le coût financier de la guerre dans un contexte de crise économique. Dans la plupart des pays européens, l’impopularité de l’intervention en Afghanistan a crû jusqu’à parfois mettre en difficulté les coalitions gouvernementales soutenant le maintien des troupes engagées. En France, le débat n’a que peu débordé, pour l’instant, hors de l’enceinte du Parlement qui s’en est emparé conformément à ses nouvelles responsabilités, mais les sondages confirment qu’une large majorité de Français est opposée à l’intervention française en Afghanistan [1]. Cette impopularité rend les sollicitations américaines difficiles à honorer. D’autant plus que, à l’issue d’une réévaluation stratégique à laquelle les Européens n’ont pas été directement associés, Obama a décidé de demander aux alliés d’assumer une part des renforts accordés à McChrystal. En l’absence d’une politique étrangère de l’Union européenne capable de faire sortir ces décisions du cadre de la relation bilatérale avec les États-Unis, le risque d’apparaître comme des supplétifs de l’armée américaine complique d’autant plus l’espoir d’une adhésion des opinions publiques européennes à l’action menée sur place.
Au-delà de l’enjeu de cette opération militaire, l’exemple afghan invite plus largement à s’interroger sur la capacité des sociétés européennes, habituées à vivre en paix depuis plusieurs décennies, à soutenir des opérations militaires lointaines et coûteuses en vies humaines. Quand, pour des raisons stratégiques diverses, et plus ou moins opaques, des gouvernements démocratiques sont impliqués dans des opérations militaires loin des frontières de leur territoire national, ils se trouvent confrontés au problème de la légitimation du conflit aux yeux de leur opinion publique : d’où l’importance des stratégies de communication et de production de « narratifs » destinés à surmonter les réticences des sociétés. Ce sont ces argumentaires, dont les gouvernements américains et français font usage à propos de l’engagement en Afghanistan, et leur effet sur l’opinion publique que cette étude tente de décrypter et d’évaluer, à partir d’une exploration préalable de la perception de cette guerre.
Diagnostic d’une impopularité
Sur le diagnostic de l’impopularité de cette guerre, les sondages proposent quelques pistes. Le sentiment le mieux partagé, en France et aux États-Unis, comme dans l’ensemble des pays engagés, est le risque majeur d’enlisement [2] : crainte d’une prolongation indéfinie d’une guerre impossible à gagner, mais aussi idée qu’il n’y a rien de bon à attendre de cette prolongation de la guerre. Or la métaphore du « bourbier » n’est pas un jugement sur la légitimité de la guerre entreprise ; c’est une formulation qui prend appui sur une évaluation coût-bénéfice affectée par l’appréciation exponentielle des coûts. Et une fois ancrée dans l’imaginaire collectif, l’image du bourbier est très difficile à désamorcer. La médiatisation du conflit irakien en manifeste encore la prévalence, alors même que la situation sur le terrain a suffisamment évolué, à la suite du surge, pour que le président Obama puisse se référer désormais à l’Irak comme à un modèle de « fin de guerre responsable » [3], contestant ainsi l’inéluctabilité de l’enlisement. L’annonce de l’envoi de renforts, destinée à désamorcer l’enlisement redouté, peut aussi en accroître la perception : seules les nouvelles du champ de bataille afghan dans les prochaines semaines permettront d’en décider.
Loin d’être spontané, le sentiment d’enlisement est commandé par la référence, explicite ou implicite, à un ensemble de précédents historiques auxquels le grand public est renvoyé par les grilles de lecture au travers desquelles l’actualité des guerres de l’Occident lui est rapportée. Le souvenir du Vietnam vient évidemment en tête pour le public américain : depuis longtemps redouté aux États-Unis, ce « syndrome Vietnam » est depuis plusieurs mois si ouvertement invoqué par les opposants à la guerre d’Afghanistan que l’analogie a dû faire l’objet d’une contestation explicite de la part du président Obama, longuement argumentée dans le discours de West Point [4]. Et le Vietnam est une référence suffisamment parlante pour effrayer aussi les opinions européennes. Certes, l’analogie avec le Vietnam ne peut qu’être limitée par le fait que les mouvements anti-guerre actuels, en Europe et aux États-Unis, ne sauraient développer un soutien populaire aux talibans combattus. Mais explicite ou implicite, l’intertexte pèse très lourdement sur toutes les tentatives de légitimation de l’opération afghane : car le Vietnam n’évoque pas seulement une guerre coûteuse et perdue pour les Américains, mais surtout le paradigme de la guerre sale, à laquelle s’attache un trait de culpabilité qui s’est diffusé bien au-delà du seul peuple américain, et celui de la guerre injuste, impérialiste, qu’on ne mérite pas de gagner.
Sur un mode nettement moins explicite que le Vietnam aux États-Unis, le poids d’un autre précédent mérite probablement d’être interrogé dans le contexte français. Rappelé par le recours des stratèges américains à l’exemplarité du modèle contre-insurrectionnel développé par les Français, le souvenir de la guerre d’Algérie (et de son cortège d’attentats sanglants sur le sol métropolitain) n’est certes pas mobilisé explicitement dans les débats et discours médiatiques français sur l’Afghanistan. Mais il joue sans doute un rôle dans le registre de l’inconscient collectif, à la manière d’un spectre qu’une concrétisation de la menace terroriste sur le sol français pourrait facilement réveiller.
À la crainte de ne pas pouvoir sortir un jour de cette guerre, s’ajoute un doute stratégique sur l’efficacité du moyen militaire au regard de ses objectifs. La guerre d’Afghanistan est avant tout une guerre illisible aux yeux de l’opinion publique française. L’efficacité stratégique de l’opération en Afghanistan eu égard à son principal mobile, la lutte contre le terrorisme international, est mise en doute par la moitié des Français : en août 2009, 50 % d’entre eux pensaient que « la présence militaire française en Afghanistan n’est pas nécessaire pour lutter contre le terrorisme international » [5]. Le lien avec le 11 septembre est-il en voie d’être perdu ? Manifestement, la principale justification stratégique (la lutte contre Al Qaeda), correspondant à la « guerre de nécessité » que la France a revendiqué de mener [6], ne convainc plus qu’à moitié, tandis qu’experts, journalistes et grand public en doutent publiquement, plus ou moins doctement (pourquoi combattre en Afghanistan alors qu’Al Qaeda est au Pakistan où nous n’entrons pas ?).
Pourtant, l’opinion américaine et l’opinion française continuent de faire le lien entre la scène afghane et leur propre sécurité nationale : le sentiment qu’un retour des talibans au pouvoir en Afghanistan constituerait une menace stratégique majeure pour la sécurité nationale reste largement partagé entre Américains et Européens [7]. C’est sur ce thème que le président Obama a centré l’essentiel de son argumentaire pour « vendre » les renforts au public américain le 1er décembre dernier. Pour autant, Américains et Européens n’en tirent pas les mêmes conclusions quant à la nécessité de poursuivre les opérations militaires en cours. Même parmi ceux des Européens qui considèrent le retour des talibans comme une menace sérieuse pour leur sécurité nationale, une majorité se prononce en faveur d’un retrait des troupes de l’OTAN dès que possible [8]. N’est donc pas tant en cause l’éloignement de la scène afghane (et le lien trop lâche entre talibans, Al Qaeda et le risque de terrorisme en Occident), que l’opportunité même du recours à l’action militaire [9].
Interpréter la sensibilité aux pertes
La sensibilité aux pertes militaires est sans doute en Europe l’élément principal de ce discrédit global de la guerre comme moyen de recours stratégique. Partout en Europe, les pertes deviennent l’élément central du débat sur le bien-fondé de l’engagement en Afghanistan : l’autre prix de la guerre, financier, n’y a pas trouvé l’écho qu’il a dans le débat public américain [10] (il est vrai que vu le caractère limité de l’engagement des Européens, le coût financier de la guerre est incomparable). Cette sensibilité aux pertes a pu atteindre, dans certains pays engagés, des seuils critiques, déclenchant promesses de désengagement rapide ou même calendriers de retraits, et sera mise à rude épreuve par l’élan de réengagement collectif impulsé par la décision américaine. En tout état de cause, elle constitue un facteur stratégique incontournable, car elle peut obliger à privilégier la prise en compte de la sécurité des troupes et du degré de risque acceptable par l’opinion publique nationale sur les nécessités de la mission et les besoins réels de l’Afghanistan. Et ce, au moment où la réévaluation stratégique défendue par le général McChrystal demande une plus grande prise de risques sur le terrain (moins de frappes aériennes et plus de contact avec les populations), dans un premier temps du moins.
Si les pertes militaires françaises ne suscitent pas pour l’instant en France une forte pression en faveur d’un désengagement rapide, qu’en serait-il au cas où une nouvelle embuscade de type Uzbin se produisait, ou pire encore, un attentat terroriste sur le sol français ? Comment réagiraient les Français ? Comme les Britanniques après les attentats de Londres, ou comme les Espagnols aux lendemains de ceux de Madrid ? Deux indices, contradictoires, invitent à nuancer la réponse à cette question. Le souvenir, d’une part, des manifestations massives contre la guerre d’Irak, dans lesquelles le réflexe pacifiste de l’opinion – soucieuse de préserver le répit dont elle bénéficiait sur son sol – occupait une part significative, plaiderait en faveur d’une réaction à l’espagnole. Dans cette perspective, l’engagement en Afghanistan expose au moins autant qu’il ne protège, et peut être perçu ainsi, au rebours de la finalité officiellement donnée à la présence française d’assurer la sécurité contre le terrorisme international. D’autre part, d’autres éléments témoignent au contraire d’une certaine fermeté morale des Français face à l’intimidation de la menace terroriste : alors même que la France a, à de nombreuses reprises depuis 2004, fait l’objet de menaces explicites de la part d’Al Qaeda pour les restrictions que sa laïcité fait subir à l’expression de l’islam dans l’espace public, cette intimidation n’a pas d’effet sur l’attachement des Français à la laïcité et aux débats normatifs qu’elle implique.
L’effet des pertes doit être exploré en profondeur, car la sensibilité aux pertes militaires n’est plus l’expression de l’empathie populaire, comme dans les guerres de conscription, ni en France le sentiment que la nation est atteinte dans sa chair et ses forces vives. La médiatisation des dix victimes de l’embuscade d’Uzbin d’août 2008 a montré à quel point les morts au combat étaient spontanément perçus, en France, sur le mode du fait divers, comme les victimes d’un attentat ou – fatalité encore plus inacceptable – comme celles d’un accident du travail qui aurait dû être évité. Le procès récemment intenté à l’armée par des familles de victimes d’Uzbin pour mise en danger de la vie d’autrui [11] conforte encore cette approche. Comme l’a résumé Danièle Hervieu-Léger, les morts n’ont pas été perçus sur le mode du sacrifice qui aurait pu leur donner sens : la jeunesse des victimes d’Uzbin était un argument de plus à verser à la stupeur qu’elles suscitaient – quand on s’engage dans l’armée, ce n’est pourtant pas pour y perdre la vie, meurt-on du travail que l’on fait ? [12] La sensibilité aux pertes militaires tient pour une part ainsi à cette disparition du sens de l’engagement et du sacrifice, au profit d’une fonctionnarisation de l’armée comme lieu d’exercice d’une compétence technique et d’une carrière professionnelle parmi d’autres. Aux évolutions du métier des armes s’ajoute encore l’éloignement des sentiments forts liés à la défense de la souveraineté de la patrie : aujourd’hui, les guerres contemporaines menées par les nations occidentales sont des guerres de coalitions, avec des chaînes de commandement parfois opaques, dans lesquelles savoir pour quoi et pour qui l’on meurt n’apparaît plus aussi clairement [13].
Plus généralement, la guerre est désormais largement vécue en France comme un fait impensable : toute guerre qui cause des morts n’est-elle pas perçue comme une mauvaise guerre ? [14] De ce point de vue, loin de s’opposer en un mouvement de balancier offrant un dilemme à trancher (s’exposer davantage pour mieux protéger les civils, ou se protéger davantage en risquant plus de dommages collatéraux ?), la sensibilité aux morts que nous subissons et la sensibilité aux morts que nous causons se confortent et s’entretiennent mutuellement, en une sorte d’équivalence affective. La réception médiatique, en Allemagne mais aussi en France, des dommages collatéraux provoqués par le bombardement d’un camion citerne en septembre 2009 a amplement illustré cette double délégitimation conjointe, émanant des morts subis et des morts causés [15]. L’espace de pensée de la « guerre juste » s’est, pour la France et beaucoup de ses partenaires européens, rétréci jusqu’à l’impensable, sous la pression des représentations de la guerre elle-même [16].
La communication officielle, qui a longtemps hésité à prononcer le mot « guerre » à propos de l’Afghanistan, a ainsi fonctionné à la fois comme un symptôme et comme un ingrédient de cet état d’esprit. Les leçons de la gestion officielle du deuil des victimes d’Uzbin sur le mode du fait divers compassionnel, fragilisant le lien armée/nation au lieu de le renforcer, ont depuis été tirées, mais cette correction se limite pour l’instant essentiellement à un effort rhétorique visant à restaurer le sens de l’engagement et du risque vital, en particulier dans les discours du président de la République [17].
Encore la réhabilitation de l’éthique du sacrifice, propre à renouer le lien armée/nation, doit-elle pouvoir s’appuyer sur une juste cause, un objectif de mission clair, capable de légitimer le sacrifice fait en son nom. En l’absence d’un tel sens, la tentation est grande de n’adosser le sacrifice qu’à lui-même. C’est l’argument bien connu selon lequel « la meilleure manière d’honorer les morts est de finir la mission, pour que leur sacrifice ait eu du sens », ou sa formulation réciproque (« si nous partions, le sacrifice de nos soldats n’aurait eu aucun sens ») mobilisée pour soutenir, contre son impopularité, le renforcement ou même seulement le maintien des troupes engagées [18]. Ces rhétoriques de résilience, qui prennent appui sur des logiques d’investissement, sont-elles seulement efficaces sur la tolérance aux pertes et le soutien du public à une campagne militaire en cours ? En l’absence de données plus précises sur le cas de l’Afghanistan et sur l’opinion française, on peut se référer, pour esquisser une réponse nuancée, à une étude menée par deux chercheurs américains à partir d’un sondage sur la perception de la guerre d’Irak aux États-Unis en 2006 [19]. Cette étude montre que les rhétoriques d’investissement appliquées aux pertes (casualty frames) ne sont efficaces pour augmenter le soutien à la poursuite de la guerre que sur des publics initialement convaincus du bien-fondé de l’engagement initial ; elles sont en revanche contre-productives sur des publics non convaincus du bien-fondé de celui-ci, et contribuent alors, employées dans le discours politique, à rendre la poursuite de la guerre encore plus impopulaire [20].
En fait, tout argumentaire sur la résilience face aux pertes formulé en termes d’investissement, se tient toujours à la limite du « piège des coûts échoués » (sunk costs trap), dont on connaît la prévalence en psychologie sociale : risquer plus de pertes pour « racheter » les pertes déjà subies, brandir le repoussoir des « sacrifices consentis en vain », c’est affirmer tautologiquement qu’« on y reste parce que si on en partait, nous y serions allés pour rien ». Mais que certains soient déjà morts est une bien mauvaise raison d’envoyer d’autres soldats perdre leur vie, et face à des formules rhétoriques qui manifesteraient trop visiblement ce piège des coûts échoués, l’absence de sens de la mission ferait basculer dans la tentation du « cut and run », désastreux pour le moral des troupes, comme pour la capacité de résilience collective.
Entre la tentation du « cut and run » et celle du « sunk costs trap », face à la pression de son opinion publique sur les pertes militaires et financières, le président Obama a tenté la voie intermédiaire, celle de l’« escalate-then-exit-plan » [21], stratégie de sortie dans laquelle les alliés sont tentés de s’engouffrer à leur tour, puisque c’est une manière commode d’espérer désamorcer la réticence des opinions publiques. Mais si l’augmentation de l’intensité de l’effort de guerre peut être présentée comme un moyen d’accélérer la victoire donc la sortie, le raccourci argumentatif manié trop brutalement (nous n’y restons encore que pour pouvoir en partir au plus vite) atteint frontalement le sens de la mission en lui imprimant une allure défaitiste : le sénateur McCain a eu beau jeu de rappeler au président Obama qu’« une guerre se gagne en brisant les forces de l’ennemi, pas en lui annonçant notre date de départ ».
Aucun effet d’argumentaire ne saurait suffire à augmenter le niveau de tolérance aux pertes de l’opinion publique, en l’absence d’un narratif clair et consensuel sur le but de guerre, en amont des dépenses et sacrifices consentis par la nation en son nom. Or ce narratif clair des buts de guerre fait aujourd’hui défaut en France.
Un narratif illisible
L’historique de la communication officielle est largement en cause. La nécessité de trouver en effet, a posteriori, des arguments capables de justifier l’engagement français en Afghanistan au-delà de son mobile d’origine (la réponse au 11 septembre) et de son motif non avoué (être en Afghanistan pour ne pas être en Irak), a conduit à une accumulation de « raisons d’y être » et de « raisons d’en être » dont la juxtaposition a pu avoir des effets contre-productifs : le rang de la France et ses responsabilités internationales dans le maintien de la paix, la défense et la promotion des droits de l’homme (et surtout de la femme) comme responsabilité internationale de la nation France, la solidarité avec les Américains meurtris par le terrorisme international, le combat pour la sécurité face au terrorisme djihadiste, l’amitié avec le peuple afghan, etc. De quoi s’agissait-il donc, de nos intérêts ou de nos valeurs ? Le « cumul de mandats » a rendu cet engagement en grande partie illisible. Parmi les arguments utilisés, certains participaient d’un effort pour éviter d’assumer la qualification de guerre (d’où les choix de vocabulaire alternatif et l’insistance sur l’aide civile et la reconstruction). D’autres demandent à être réévalués : l’amitié avec les Afghans [22] se heurte d’une part à la réticence à « mourir pour Kaboul », d’autre part aux signes d’impopularité manifeste d’une présence étrangère largement vécue sur place comme une « occupation ». Les responsabilités liées au rang se heurtent à la réticence des Français à en assumer les contraintes sur le plan militaire. La solidarité avec les Américains est aujourd’hui émoussée par l’éloignement du traumatisme du 11 septembre et, surtout, entamée par l’usage polémique du thème au moment du débat sur la réintégration dans le commandement intégré de l’OTAN. En réalité, les arguments qui font en apparence appel à la générosité des Français et à « une certaine idée de la France » sont aujourd’hui les plus fragilisés : la défense des droits des femmes et la promotion de la démocratie sont décrédibilisées par l’évolution des réalités locales (oppression des femmes qui perdure, scolarisation des fillettes qui ne décolle pas) et la corruption de l’administration Karzaï. Quant à l’impératif moral de lutte contre la barbarie et l’obscurantisme taliban, il devient particulièrement difficile à maintenir, contredit qu’il est par la nécessité stratégique, désormais ouvertement reconnue, de trier entre de « bons » talibans (nationalistes ?) et de « mauvais » talibans (djihadistes ?), et de composer, sur le terrain, avec des « talibans modérés », réintégrables dans le jeu politique afghan, qui ne le cèdent en rien aux talibans extrémistes en matière de droits des femmes. Dans un tel contexte, la juxtaposition, dans le discours officiel français, entre l’objectif de sécurité (lutte contre le sanctuaire d’Al Qaeda), celui de défense des droits de l’homme (lutte contre la « barbarie » et « l’obscurantisme moyenâgeux » des talibans), et celui de l’aide à un peuple en souffrance, devient problématique. Quant au recours au thème de l’« afghanisation », il remplace mal une reformulation plus globale du narratif dans le contexte français.
Cette instabilité de la communication officielle française a sans doute contribué à empêcher l’émergence d’un débat structuré, au moins autant qu’elle en est elle-même la conséquence. Mais faute de véritable débat public, l’hostilité largement partagée, encore recouverte à la surface du paysage politique français par une indifférence lassée, constitue un facteur suffisamment significatif pour justifier que l’effort français de réengagement réclamé par les États-Unis soit finalement circonscrit à l’envoi de quatre-vingts formateurs supplémentaires.
Reste à savoir de quelle marge de manœuvre les autorités françaises disposent pour développer un narratif ciblé sur le contexte français. La très large médiatisation de la communication américaine, et de son nouvel angle idéologique, au moment de l’annonce par Obama de la décision de déployer des renforts, constitue un élément d’interférence essentiel. Dans quelle mesure les enjeux de perception et de communication autour de cet engagement, en France, sont-ils dépendants de la modélisation sémantique et idéologique américaine ?
Précédé par la longue période de communication, prise en charge par le général McChrystal, sur le nécessaire changement de stratégie en Afghanistan (conquête de la population et afghanisation), le discours de West Point a pris le parti de centrer, à destination de l’opinion américaine d’abord, tout l’argumentaire sur le thème de la sécurité stratégique des États-Unis face à la menace du terrorisme international : convaincant ou non, l’argument avait le mérite d’être clair et sobre. Il permet en outre d’assumer l’articulation, essentielle dans le contexte américain, entre le désengagement d’Irak et le réengagement en Afghanistan, la guerre inopportune et la « guerre de nécessité ». Obama a évacué, de manière visible, le nation building comme un objectif irresponsable en Afghanistan [23]. De la boîte à outils du state building, il n’a conservé qu’une allusion ferme à l’exigence de bonne gouvernance réclamée au président Karzaï, notamment pour lutter contre la corruption qui engloutit les ressources internationales investies dans la reconstruction de l’Afghanistan. Quant à la défense et la promotion des droits de l’homme, les « valeurs » ont été renvoyées à leur vocation première, le terrain de l’exemplarité nationale, sur lequel elles servent surtout à fournir à l’action des États-Unis la source morale de son autorité.
Quand bien même il serait facilement extensible, au-delà des seuls intérêts des États-Unis, à la défense des intérêts des « sociétés ouvertes » chères aux alliés engagés en Afghanistan, un narratif similaire, plus sobre et déployé sur le seul registre des intérêts, serait-il acceptable pour l’opinion française ? « Pour une France sûre, nous avons besoin d’un Afghanistan sûr », pour paraphraser Gordon Brown [24] ? En laissant même de côté la question de savoir s’il pourrait convaincre en France, l’argument est-il pertinent dans un contexte où la comparaison avec le désengagement d’Irak n’a pas été exploitée au profit du réengagement en Afghanistan comme ce fut le cas aux États-Unis ? Et surtout, le renoncement à l’argumentaire des valeurs au profit d’un recentrage exclusif sur les argumentaires fondés sur les intérêts aurait probablement un coût dans le contexte français. En lui imposant silence, ou au moins discrétion, le réalisme politique obligerait la France à sacrifier cette part des représentations de soi qui servait précisément à compenser, au plan de l’imaginaire collectif, les faiblesses de sa politique de puissance. La comparaison avec le « message aux Français » articulé par McChrystal, quelques jours avant l’annonce de la décision d’Obama, est de ce point de vue éloquente : « Ce n’est pas une guerre pour conquérir un territoire, pour s’enrichir ou nous protéger au sens le plus immédiat : nous nous prémunissons contre Al Qaeda par mille autres moyens. En fait, c’est une guerre dédiée à un peuple qui a besoin d’aide. Je suis fier d’en être. Et je crois que la France aussi » [25] : qu’il éprouve ainsi le besoin de remplacer l’argumentaire « sécurité / lutte contre le terrorisme international » par un argumentaire « aide à un peuple en danger », au risque de décrédibiliser totalement le premier, semble signifier combien la dissociation entre intérêts et valeurs est considérée par les Américains comme potentiellement trop coûteuse pour l’identité nationale française, et trop réaliste pour rendre acceptable une activité militaire qui se vit en état d’illégitimité permanente.
La question reste cependant ouverte de savoir si, dans le contexte actuel de sur-médiatisation du discours officiel américain, l’espace nécessaire à une communication politique française qui tenterait de se frayer un chemin vers l’opinion, en dehors du cadre dans lequel le narratif américain lui offre de prendre place, existe encore. D’autant que, précisé par le discours d’Oslo, l’argumentaire américain n’évacue pas complètement le registre des valeurs et des libertés, mais il l’articule avec celui des intérêts, via la notion d’« intérêt bien compris » (« enlightened self-interest », évoqué exactement dans les mêmes termes qu’à West Point, par la formule liant « l’avenir de nos enfants » à la liberté et aux opportunités à ouvrir aux « enfants des autres » [26]) qu’Obama développe, l’adossant à la trilogie paix / développement / liberté, et à la référence à l’intervention américaine en Europe pendant et après la Deuxième Guerre mondiale [27]. Au moment où les alliés européens s’apprêtent à renforcer leur volet d’aide civile à l’Afghanistan, parfois en lieu et place de renforts militaires que les opinions publiques se refusent à avaliser, la référence au plan Marshall pourrait fournir un moyen tentant de couvrir les différentes contraintes politiques.
La communication publique des autorités politiques et militaires françaises verra-t-elle, dans ce nouveau narratif américain sur l’intérêt stratégique bien compris, l’opportunité de renouer les fils disjoints de son argumentation sur l’engagement français en Afghanistan ? Ou un narratif français indépendant reste-t-il possible, sur fond des spécificités culturelles et politiques propres à chaque contexte ? À propos de la guerre d’Afghanistan, comme au-delà d’elle, la prévalence du nouveau narratif américain et son interférence avec les argumentaires français ne peuvent qu’inciter la diplomatie française à clarifier, pour le public français, le lien essentiel entre ses objectifs stratégiques et les principes universels dont elle se déclare défenseur, entre les intérêts et les valeurs, entre la (real)politique étrangère et les droits de l’homme qui sont l’un de ses phares, mais pas le seul.
La perception, dans les opinions publiques européennes, de cette opération militaire, lointaine et coûteuse en vies humaines, teste la volonté des nations de l’Union européenne de tenir, aux côtés des États-Unis, le rôle responsable en matière de sécurité internationale auquel leurs dirigeants aspirent. L’absence, pour l’instant, d’une politique étrangère européenne commune n’a offert à cette ambition que le seul cadre politique de l’OTAN, très peu lisible pour les opinions publiques, ou celui, polémique, de la relation bilatérale avec les États-Unis. L’Europe post-Lisbonne pourrait représenter une alternative, mais en attendant, la manière dont l’engagement français est proposé à l’opinion laissera sans doute des traces sur les représentations que les Français ont d’eux-mêmes et de la vocation internationale de leur pays.