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Dossier / Pierre Bourdieu et la culture

L’ontologie politique de Bourdieu

A propos de : C. Gautier, La Force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, Cerf


par Olivier Chassaing , le 18 juin 2012


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Claude Gautier examine en philosophe la sociologie de P. Bourdieu : il y découvre une ontologie de la force qui, à travers les pratiques singulières, relie deux éléments hétérogènes – le social et l’individuel.

Recensé : C. Gautier, La Force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, Les éditions du Cerf, « Passages », Paris, 2012, 462 p., 29 €.

Rendre aux concepts de force, de contrainte et de domination une pertinence et un degré d’objectivité alors qu’une part de la sociologie en a abandonné l’usage, telle nous paraît être l’ambition de La Force du social de Claude Gautier, sous-titré « Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu ». L’auteur étudie de manière systématique les « décisions théoriques » qui structurent la vision du monde social que développe Bourdieu à travers son œuvre, et particulièrement dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), Le Sens pratique (1980), et les Méditations pascaliennes (1997). Le livre de Claude Gautier ne relève cependant pas de la monographie, ni de l’épistémologie des sciences sociales, de l’exposition génétique de l’œuvre, ou encore moins de l’hagiographie (« Il ne s’agit pas de réhabiliter », p. 15). Il cherche davantage à identifier un « plan d’intelligibilité » au sein duquel définir, par le détour du métadiscours sur les textes, les concepts qui rendent raison du point de vue de Bourdieu, de ses tensions internes et de « sa portée critique et sceptique » (p. 16).

L’ontologie sociale de la force

Trois grands enjeux traversent l’ensemble de l’ouvrage : l’étude des catégories de la discontinuité et de la force, l’adoption d’une perspective ontologique, et la discussion des critiques adressées à Bourdieu.

La discontinuité entre le social et l’individuel repose d’une part sur l’extériorité du « fait social », irréductible à la subjectivité ou à l’intersubjectivité, et d’autre part sur « la dimension de contrainte ou de coercition qui s’impose aux individus formant la société » (p. 26). Pour Cl. Gautier, la reconnaissance de la discontinuité rapproche la sociologie de Bourdieu du geste initial de Durkheim, bien que l’analyse en soit placée chez le premier « à même les conduites et les pratiques » (p. 31). La force renvoie quant à elle à l’épreuve pratique de la discontinuité, qui peut s’exercer ou être subie comme domination et contrainte. Loin d’être de simples parti-pris, l’ouvrage montre que ces deux catégories structurent l’œuvre de Bourdieu en même temps qu’elles fournissent des clés pour décrire et comprendre le monde social. À la jonction entre outils théoriques et concepts descriptifs, elles jouent également un rôle central dans l’ambition de l’ouvrage de lire la sociologie de Bourdieu « du point de vue d’une ontologie » (p. 157).

Cette perspective ne doit cependant pas être entendue en un sens métaphysique. La justification du titre, La Force du social, en introduction (« Pourquoi la force du social ? ») doit le montrer : faisant référence à l’effectivité de la contrainte sociale sur les individus, à l’épreuve – au sens d’expérience – de la discontinuité des deux plans, le registre de la force doit permettre d’éviter l’épineux problème de la « nature transcendante ou immanente » (p. 37) de la domination : la sociologie de Bourdieu ne vise pas à en dégager le sens final mais à rendre compte, « dans et par l’histoire », de l’institution des groupes sociaux et des règles qu’ils imposent « qui sont comme autant de modalités d’attribution, de captation et de distribution de cette même force » (p. 37). Ici réside la visée critique de la sociologie de Bourdieu : la force se présente comme une propriété disséminée mais toujours présente dans les rapports sociaux, dont il convient de comparer et de révéler localement les modalités de manifestation dans la pratique (définie comme « forme générale des conduites des agents sociaux », p. 161).

Un tel point de vue sur la discontinuité et la force permet à l’auteur de discuter à plusieurs reprises des critiques dont la sociologie de Bourdieu a fait l’objet. La plus connue peut-être, formulée par L. Boltanski et L. Thévenot, selon les termes du débat opposant « sociologie critique » versus « sociologie de la critique » [1], relève le caractère métaphysique de grandeurs telles que la force ou la domination, et cherche à en montrer l’absence de phénoménalité, et donc d’objectivité, pour justifier le projet d’une sociologie de la critique assumée par les acteurs eux-mêmes. L’argumentation de Cl. Gautier tire profit de la percée d’une troisième voie entre science et métaphysique, celle de l’ontologie [2], pour montrer qu’un recours à des catégories portant sur « ce qu’on dit qu’il y a » [3] (et non « ce qu’il y a ») peut offrir une vision plus cohérente et plus vaste de l’expérience du monde social que celle qui est produite par la seule mesure scientifique de cette expérience : « Faire l’expérience de la domination n’est pas nécessairement dépourvu de réalité même si l’énoncé qui permet de la décrire ne mobilise pas, pour en rendre compte, des variables strictement objectivables » (p. 76).

Ces trois enjeux sont repris et approfondis au fil des quatre chapitres qui composent l’ouvrage, selon leur perspective respective : c’est-à-dire, pour le dire vite, depuis l’étude des conditions de possibilité de la sociologie des pratiques de Bourdieu jusqu’à celle de ses énoncés positifs.

Les conditions de possibilité de la science sociale

Le chapitre 1 (« Points de vue ») aborde le traitement que réserve Bourdieu au problème posé par toute connaissance objective du social. Cl. Gautier dégage pour cela la visée critique de la sociologie des pratiques de connaissance, et la compare au criticisme kantien. Concentrée sur les présupposés de la posture théorique, c’est-à-dire de la connaissance et de la mise à distance de l’objet, la critique ne procède pas, comme chez Kant, d’une pure rationalité réflexive, mais de la description sociologique de ses conditions sociales de possibilité, c’est-à-dire des pratiques et des corps qui soutiennent cette rationalité. « Socialement possible, et donc, théoriquement pensable » (p. 127), tel est le mouvement de la « double-réflexivité » ainsi mise en œuvre, qui ajoute à toute objectivation de l’objet à connaître, une objectivation du regard théorique et de la condition sociale (« scolastique ») qui la produisent. L’objectivité fonctionne alors comme un « idéal régulateur » pour lutter contre les « paralogismes » d’une raison scientifique qui s’ignore comme « pratique sociale de connaissance ».

Les conséquences d’une telle critique font l’objet du chapitre 2 (« La distance comme rapport social au monde connaissable »). Si la mise à distance et l’épochè (suspension du jugement) représentent les présupposés du « point de vue scolastique » à objectiver, l’auteur montre bien que ces deux catégories ne sont pas abandonnées mais bien réinvesties par Bourdieu. Les pratiques de connaissance savante, comme les savoirs ordinaires, entretiennent un rapport à la force qu’un usage critique de ces catégories peut mettre au jour : « être sensible à la force par la constitution de la distance, c’est peut-être se donner les moyens de comprendre toute la distance qui sépare la condition de l’observateur distant – la neutralisation de ces forces – et, en retour, l’occasion d’éviter de projeter en l’objet ce qui fait la force de cette “condition”, à savoir l’apesanteur de l’épochè » (p. 117-118). À l’image de toutes les pratiques, les pratiques de connaissance reconduisent les catégories ontologiques de la discontinuité et de la force, ce qui explique alors, selon l’auteur, pourquoi Bourdieu, dans une longue référence à Pascal, ramène l’origine de l’épochè au commencement arbitraire du « champ » [4] scientifique : l’épochè n’est pas fondée en raison et ne procède pas d’une quelconque nécessité causale ; elle se présente dans l’histoire de la condition savante comme une coutume ancrée progressivement mais désormais oubliée comme telle. En lieu et place du fondement et de la légitimité de droit, Bourdieu révèle l’arbitraire et la légitimation de fait, c’est-à-dire la force de ce qui survient et s’impose historiquement. Mettre l’arbitraire au principe des champs qui structurent la société ne revient cependant pas à en réduire les possibilités de changement : « l’arbitraire peut se faire et se défaire », si bien que l’on peut reconnaître dans la « nature du social  » non seulement une force de reproduction, mais « comme telle une force de production » (p. 132).

La logique de la pratique

Le chapitre 3 (« De l’inertie au mouvement de l’action : la rencontre du social et de l’individuel – premier énoncé du problème de la force ») constitue une première étape pour formaliser l’ontologie de la force du social. Les deux grands paradigmes visant à connaître pour Bourdieu l’être et l’agir en société des hommes y sont analysés (« […] il s’agit de décrire les contours, historiquement situés, des “points de vue” d’observation qui enveloppent des types d’objets à connaître », p. 159) : « l’objectivisme » et le « subjectivisme », compris comme deux formes abusives de la raison théorique qui rendent la pratique invisible et inintelligible parce qu’ils la pensent hors de la discontinuité du social et de l’individuel : « Voir le monde comme représentation, c’est préalablement neutraliser le jeu de forces qui rendent, au moins problématiques, toutes possibilités d’agir et de se voir agir en même temps » (p. 162). La sociologie des pratiques vise au contraire, avec l’exigence de double objectivation, à se situer à égale distance de l’objectivisme, qui lie la force et l’action « par le haut » selon des déterminations structurelles, et du subjectivisme, qui le fait « par le bas » en partant de la volonté (p. 174). L’objet de cette sociologie se situe ainsi au point de suture du social et de l’individuel, des structures sociales et de l’expérience subjective, à la croisée des « champs » et des « habitus » (p. 197). L’explicitation par l’auteur d’un tel projet de connaissance, menée très finement, n’empêche pas néanmoins certaines prises de position : « Que la sociologie de Bourdieu soit une sociologie de l’expérience ordinaire, entendue en un sens non galvaudé, est, je crois, une évidence […] » (p. 201, note 4).

L’habitus, le schème et la disposition font l’objet d’une analyse philosophique poussée dans le quatrième et dernier chapitre (« Lectures de la discontinuité : régularités et pratiques – Second énoncé du problème de la force ») qui donne lieu à la formalisation finale de la force du social. L’habitus, loin d’être un pur concept opératoire n’indiquant rien de plus que le lieu où se nouent le social et l’individuel, permet de décrire les modalités concrètes de cette rencontre : non pas, à la manière d’un « commutateur », comme actualisation du social dans la pratique individuée, mais comme ensemble de régularités acquises mais transformables qui informent les pratiques effectives (p. 248). À partir de l’irréductibilité du social et de l’individuel, un tel concept met donc en œuvre les catégories ontologiques autour desquelles l’auteur a construit toute son argumentation : l’habitus revêt le sens d’une « mise en relation » (p. 251) du plan individuel des dispositions acquises, et de celui, social, des champs et des structures contraignantes. Il est le prisme par lequel la discontinuité du social et de l’individuel se révèle en réalité comme champ de force et donc jeu de relations. Ce dernier chapitre développe longuement la théorie bourdieusienne du rapport entre conduites et règles, ainsi que ses effets tant du point de vue de la philosophie de l’action, que de la question du suivi de la règle chez Wittgenstein. Il se clôt enfin par la mise au jour de la « logique de la pratique » contenue dans la sociologie de Bourdieu, en mettant l’accent sur l’inventivité des agents dans la mise en œuvre, rationnelle ou non, de leurs dispositions et compétences, en opposition aux lectures réduisant cette sociologie à une théorie de la domination et de ses logiques implacables de reproduction.

La conclusion de l’ouvrage pose alors un problème important à l’endroit « de l’arbitraire [postulé] comme principe premier » de cette ontologie de la discontinuité et de la force (p. 447). La discussion de cette présupposition, sur laquelle repose toute la thèse de la dissémination de la force au sein des pratiques, se trouve ainsi ouverte.

Nous ne prétendons pas rendre compte ici de la richesse de l’élaboration conceptuelle menée par l’auteur au travers des objets propres à la sociologie de Bourdieu (comme la catégorie d’opinion publique, le jugement esthétique, le champ académique, ou les paroles d’autorité). Notons seulement au passage que la lecture peut en être ardue sans une bonne connaissance, au préalable, des textes de Bourdieu et des débats des sciences sociales.

On peut enfin s’interroger sur les destinataires visés par une telle étude. Au premier abord, le propos paraît s’adresser aux philosophes qui n’auraient pas (encore) tiré profit du geste théorique de la sociologie des pratiques. Mais le souci de l’auteur de situer ce geste dans les controverses de la sociologie tend également à faire de l’ouvrage une tentative de justifier le recours continu dans cette discipline, et pour ses dissidents un possible retour, à l’œuvre de Bourdieu.

par Olivier Chassaing, le 18 juin 2012

Pour citer cet article :

Olivier Chassaing, « L’ontologie politique de Bourdieu », La Vie des idées , 18 juin 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ontologie-politique-de-Bourdieu

Nota bene :

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Notes

[1Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, «  Essais  », 2009, p. 39 et suivantes.

[2À partir d’une riche incursion dans la théorie de l’ontologie de Willard V. O. Quine, Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, Paris, Vrin, 2003, essai I : «  De ce qui est  »  ; et essai II : «  Deux dogmes de l’empirisme  » (notamment).

[3Les mots soulignés le sont, toujours, par l’auteur du livre.

[4«  Chaque champ est l’institutionnalisation d’un point de vue dans les choses et les habitus  », P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 120.

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