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Recension Société

L’islam peut-il être français ?

A propos de : John R. Bowen, Can Islam be French ? Pluralism and Pragmatism in a Secularist State, Princeton


par Yasmine Bouagga , le 11 janvier 2010


John Bowen propose une anthropologie de l’islam dans la société française contemporaine. Après avoir brossé un paysage de l’islam en France, il fait l’ethnographie d’institutions présentes sur ce marché religieux ou identitaire. L’ouvrage, convaincant, se termine par l’évocation des raisons d’une possible conciliation – et même complémentarité – entre la constitution de communautés islamiques et l’intégration républicaine.

Recensé : John R. Bowen, Can Islam be French ? Pluralism and Pragmatism in a Secularist State, Princeton University press, sept. 2009, 242 p., $35.

Dans le flot de publications concernant l’islam en France les travaux universitaires de qualité sont suffisamment rares pour qu’on les signale. Le nouvel ouvrage de John Bowen – dont le titre L’islam peut-il être français ? pourrait être un écho ironique à ces interpellations médiatiques sur l’impossible assimilation des musulmans – fait partie de ces ouvrages qui éclairent par la rigueur de la recherche et l’originalité des analyses.

L’accommodement de l’islam à la République

La question de départ est faussement simple, car il ne s’agit pas de savoir s’il est dans la nature de l’islam d’être ou non compatible avec la culture ou l’identité françaises. En anthropologue des religions, John Bowen propose un angle d’approche plus complexe qui consiste à demander comment la normativité islamique s’adapte au contexte français. La France constitue un cas d’école, caractérisée par, d’un côté, une forte minorité musulmane qui a la particularité d’être largement homogène (à très forte majorité d’origine maghrébine) et présente en France depuis plusieurs décennies ; et de l’autre côté un système politique qui accorde une place minime à la religion – voire la considère comme une menace à l’unité du corps social. La spécificité de la notion française de laïcité – et ses usages dans le traitement public de la question du voile – avait fait l’objet du précédent ouvrage de Bowen Why the French don’t like headscarves ? (2006, Princeton University Press). Il s’agissait de voir comment l’islam était traité dans la sphère publique française, comment le raisonnement public façonné par l’histoire de la séparation de l’Église et de l’État, des valeurs républicaines, du féminisme (et, de manière moins avouable, par l’histoire des représentations coloniales et post-coloniales) justifiait l’encadrement législatif de la pratique religieuse en France. Dans Can Islam be French ?, Bowen prend la question par l’autre bout, et interroge les acteurs musulmans dans leur raisonnement sur la traduction de l’islam en France : comment peut-on ancrer localement sa pratique religieuse sans renoncer aux traditions ? quels sont les régimes de justification des accommodements choisis ?

Ce questionnement qui porte sur l’articulation publique du raisonnement religieux vise plus largement une « anthropologie du raisonnement public » (anthropology of public reasoning) dont les lignes théoriques restent à expliciter. L’auteur entend en premier lieu par anthropologie l’étude qualitative des situations sociales et c’est ce à quoi il s’attelle. La méthode proposée est une ethnographie de la mise en place d’institutions musulmanes et des débats sur la pratique religieuse de l’islam en France : Bowen propose, à travers des entretiens et des observations dans des lieux tels que des mosquées, des instituts religieux et des écoles privées musulmanes, de montrer comment s’élabore le raisonnement islamique dans la sphère publique française. Il donne ainsi la parole à des musulmans de France qui se revendiquent comme tels, et qui sont confrontés à la dure tâche de définir un islam de France.

La tâche est difficile car il s’agit d’élaborer des justifications dans deux univers de référence différents : celui de la France républicaine, et celui de l’Islam universaliste. Les solutions doivent, dans ces deux sphères, être à la fois être tolérables – sur le plan légal comme sur le plan moral – dans les deux sphères, et praticables, fonctionner dans les deux sphères (pour le cas de l’enseignement par exemple il s’agira d’ « édifier un savoir islamique qui soit à la fois légitime en termes transnationaux, et pertinent pour la situation française »).

Institutions et raisonnement

L’ouvrage est composé de trois parties : la première s’intéresse au contexte de formation d’un paysage islamique en France ; la seconde consiste en études de cas, portant sur des institutions islamiques émergentes ; la troisième partie porte sur des débats qu’on pourrait qualifier de scolastiques, dans le contexte de l’islam de France. Bien mené, l’ouvrage articule les données de terrain et les analyses avec finesse, et propose un argumentaire convaincant.

Le paysage islamique de France, rappelle l’auteur, se distingue par deux traits : d’une part la très grande homogénéité des musulmans, et la faiblesse de leurs institutions (hormis les communautés turque et ouest-africaine, la grande majorité des musulmans de France est issue de l’immigration maghrébine, caractérisée par une similarité des pratiques mais, également, une déficience de l’organisation communautaire) ; et d’autre part la forte implication de l’État dans l’encadrement et le contrôle de l’islam, depuis la période coloniale et jusqu’à la création du CFCM (Conseil français du culte musulman). Une troisième caractéristique du paysage islamique en France serait, selon l’auteur, sa forte exposition à des controverses liées non seulement au contexte international (l’assimilation de l’islam à la menace terroriste), mais aussi aux crises sociales nationales telles que les émeutes des banlieues, pour lesquelles la religion a souvent été dénoncée comme un obstacle à l’intégration sociale. Ces « points chauds » de la banlieue parisienne occupent une place privilégiée dans l’enquête : on est ainsi emmené dans une mosquée de Clichy sous-Bois, un institut d’études islamiques à Saint-Denis (CERSI) et une école privée à Aubervilliers (La Réussite). Toutefois l’auteur ne cède jamais au sensationnel ; au contraire, ces lieux sont envisagés dans leur positionnement par rapport au champ des institutions islamiques en France, au même titre que les Grandes Mosquées de Paris et de Lyon, et que l’Institut Européen des Sciences Humaines (destiné à la formation des imams) de Château-Chinon.

Chaque institution est présentée à travers la figure des leaders qui l’animent, et leurs trajectoires : véritables entrepreneurs en religion, ils s’efforcent de tisser des réseaux pour affirmer leur légitimité dans le paysage islamique français, légitimité tant vis-à-vis des autorités françaises que vis-à-vis de la communauté musulmane dans son ensemble. Ce n’est pas chose aisée, compte tenu de la concurrence dans le champ religieux, les entrepreneurs institutionnels se trouvant en concurrence entre eux, et avec d’autres groupes, notamment les salafistes, pour la captation du marché religieux. Les difficultés du côté des relations avec les autorités françaises ne sont pas moindres, comme le montrent l’anecdote des injonctions contradictoires adressées à l’imam de Clichy sous-Bois, d’intervenir et de ne pas intervenir pour calmer les émeutes de quartier, et les déboires du directeur de l’école La Réussite, victime de son succès. Alors même qu’elles sont le produit de tractations locales, avec les mairies notamment, les institutions islamiques font l’objet d’un soupçon constant de sédition.

Pourtant, l’ethnographie attentive proposée par Bowen tend à réfuter ce fantasme du risque de captation politique du public musulman. L’ouvrage montre en effet, à travers les descriptions des cours des instituts religieux notamment, que les enseignements portent sur la pratique quotidienne de l’islam et ses rites, comme la prière, les ablutions. Les étudiants interrogés indiquent qu’ils cherchent avant tout à mieux se connaître eux-mêmes à travers l’apprentissage de la religion. Le marché de ces instituts serait donc autant un marché religieux qu’un marché identitaire. Une sociologie plus poussée des publics aurait toutefois permis de mieux comprendre comment s’articulent les stratégies de distinction des leaders que suit l’anthropologue, et les configurations d’une communauté musulmane en formation. On sait finalement trop peu de chose sur les trajectoires des publics qui vont consacrer ces nouvelles institutions comme légitimes – ou non.

La dernière partie de l’ouvrage étudie les débats dans lesquels se déploie un raisonnement public musulman. Cette partie pourrait être austère, pour qui n’est pas familier avec le mode de discussion théologique. C’est pourtant là qu’on peut mesurer l’originalité du regard d’un anthropologue des religions sur la question de l’islam en France : à travers la mise en scène des différents acteurs, on voit comment se déploient effectivement les tensions entre les contraintes d’existence et les impératifs religieux. Tension n’est pas conflictualité systématique : certes le cas de la riba’, l’intérêt bancaire, montre une véritable contradiction entre le système français (où les banques pratiquent le prêt à intérêt) et la prohibition religieuse, contradiction qui ne peut se résoudre que dans la non participation au système ou dans des accommodements pragmatiques avec l’impératif religieux ; en revanche dans le cas du mariage, les prescriptions légales françaises et les prescriptions religieuses musulmanes, malgré leurs différences, peuvent facilement trouver des points de convergence dans le souci de préserver l’ordre public. Le contraste entre ces deux cas peut s’observer au niveau de la sphère pertinente de discussion qui est mise en avant : dans le premier cas, les avis religieux (fatwas) circulent de manière transnationale (à travers la télévision et internet), et posent la question du respect par les musulmans de normes universelles ; dans le cas du mariage en revanche ce sont les avis de leaders locaux qui priment, et leur souci de s’inscrire dans le cadre légal français – alors même que les fidèles, eux, peuvent souhaiter s’en démarquer. Cette tension entre des élites religieuses plus ou moins cooptées, et des raisonnements oppositionnels de jeunes parfois en rupture de ban, n’est pas développée dans l’ouvrage, bien qu’il y soit fait allusion à plusieurs reprises. La question déborde, certes, le sujet de la normativité islamique, mais elle est centrale dans le débat public sur la question de l’intégration.

Communautés et intégration

Can Islam Be French ? propose, malgré cette réserve, une contribution importante au débat français, concluant l’enquête par une analyse très stimulante de la notion de communautarisme. Ainsi, la constitution d’une communauté musulmane, structurée autour d’institution, de leaders communautaires, d’associations culturelles, ne sonnerait pas le glas de l’unité républicaine, mais au contraire permettrait l’intégration des musulmans comme un groupe de citoyens à part entière. Il ne s’agit pas là seulement d’un déplacement produit par la culture anglo-saxonne dont est issu l’auteur : Bowen rappelle que les catholiques et les juifs ont été intégrés à la République via des associations communautaires qui leur permettaient de représenter leurs intérêts. Ainsi, bien qu’étrangère à l’idéologie française, la participation des citoyens à la vie publique au travers des groupes intermédiaires constitue pourtant une réalité historique et sociologique. Au resserrement des « valeurs républicaines », et au rejet du pluralisme au nom de l’intégration nationale (comme l’a encore montré la récente affaire de la burqa), il faudrait, selon l’auteur, substituer une « pragmatique de la convergence ».

par Yasmine Bouagga, le 11 janvier 2010

Pour citer cet article :

Yasmine Bouagga, « L’islam peut-il être français ? », La Vie des idées , 11 janvier 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-islam-peut-il-etre-francais

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