Recensé : Ezra F. Vogel, Deng Xiaoping and the Transformation of China, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 2011, XXIV et 876 p., 36€.
Historien chevronné, Ezra Vogel figure parmi les premiers spécialistes occidentaux d’histoire politique de la Chine populaire. Il a notamment publié une étude monographique — Canton under communism : programs and politics in a provincial capital, 1949-1968 (1969), qui sera suivie, vingt ans plus tard par une autre enquête portant sur la même région : One Step Ahead in China : Guangdong Under Reform (1989). La période des réformes de Deng Xiaoping n’est donc pas étrangère au champ d’investigation du chercheur Vogel. Son dernier ouvrage est une biographie de Deng Xiaoping, l’homme qui a transformé la Chine après Mao. Il retrace principalement les péripéties de la dernière partie de la vie de Deng Xiaoping, de 1969 à sa mort, en février 1997. Une trentaine de pages seulement est réservée à la période précédente, allant de 1904 à 1969 (Deng’s Background 1904-1969) ; les 800 autres pages sont entièrement consacrées aux années suivantes, notamment à la période post-maoïste. Le travail minutieux d’Ezra Vogel en détaille les principaux épisodes en s’appuyant sur d’abondantes sources chinoises et étrangères, sans négliger l’interview de nombreuses personnalités, chinoises ou non, témoins contemporains de l’époque Deng ; certains membres de sa famille ont aussi été consultés.
Cette riche documentation est en soi significative du changement des conditions de travail pour les historiens de la Chine contemporaine. Si Deng Xiaoping et d’autres dirigeants de premier ordre se livrent encore peu, même devant leur famille, on dispose désormais de recueils de leurs textes (Deng Xiaoping, Chen Yun, Ye Jianying, Li Xiannian, etc.) et de chroniques (nianpu) posthumes les concernant. Ces chroniques, qui enregistrent au jour le jour leurs activités et leurs déclarations, constituent une importante mine de renseignements. Parmi toutes ces sources, on dispose maintenant de documents relativement inédits. Zhao Ziyang, secrétaire général du parti au moment des événements de Tian’anmen de juin 1989, nous a, par exemple, laissé un important mémoire et un recueil d’interviews, réalisés dans sa résidence surveillée de Pékin et publiés à Hong Kong. Pour Hu Yaobang, limogé au début de 1987, nous disposons d’une « chronique de pensée » (sixiang nianpu) qui nous transmet fidèlement ses idées et ses déclarations. Des cadres de second ordre, comme Deng Liqun, Yu Guangyuan, Wu Jiang, Li Rui, etc., des secrétaires ou chefs de cabinet de hauts dirigeants, des journalistes de l’Agence Xinhua, comme Yang Jisheng, d’anciens hommes politiques, diplomates et journalistes étrangers, ont témoigné de ce qu’ils ont vécu, vu et entendu durant les vingt années de l’immense transformation chinoise orchestrée par Deng Xiaoping. Vogel fonde son ouvrage sur l’exploitation de cette pléiade de sources. Elles lui permettent de dépeindre avec exactitude toute une époque mouvementée et un homme qui se vouait à transformer la Chine maoïste et ses rapports avec le monde.
Ezra Vogel rappelle que Deng fut à l’origine un dirigeant et chef militaire promu par Mao dans les années 1950. Malgré sa disgrâce lors de la Révolution culturelle, Mao lui a toujours réservé un traitement particulier et lui a toujours évité des condamnations sans recours. Il le fit d’abord revenir pour contrebalancer l’influence de Zhou Enlai, devenu trop puissant après la disparition de Lin Biao en 1971. En le désignant comme « surintendant » pour représenter la Chine à l’ONU au printemps 1974, Mao consacra volontairement l’éminence de la position de Deng au sein du parti. Par la suite, le grand timonier fit tout pour le maintenir aux points-clés du pouvoir… à la condition expresse qu’il s’engage à ne pas remettre en cause la Révolution culturelle. Deng a dû faire trois fois son autocritique devant le Politburo avant d’être contraint de démissionner en février 1976. Après ce second limogeage, la rumeur a voulu que Deng ait été caché dans des lieux provinciaux secrets par des chefs militaires de sa mouvance. Vogel montre au contraire que Mao l’a autorisé à rester avec sa famille dans sa résidence de Pékin. Mais si Mao semble avoir toujours ménagé Deng, n’est-ce pas aussi que les soutiens dont bénéficiait celui-ci dans l’armée l’inquiétaient ?
Dans les récits d’Ezra Vogel, les événements, les actions et déclarations de Deng et des autres personnages sont amplement contextualisés et explicités. Les deux hommes politiques, Mao et Deng, sont confrontés sur divers plans : personnalité, style, méthodes, idées, œuvres. Fondateur du régime, Mao a bâti avec soin un parti puissant et discipliné qui a constitué le pilier essentiel de l’État communiste avant d’être affaibli par ses propres contradictions. Vogel souligne avec justesse la conscience avec laquelle Deng s’est employé à le remettre sur les rails, à reconstruire son unité, à rajeunir ses effectifs et ses structures. Dès son retour au pouvoir en 1977 et jusqu’à sa tournée du Sud de l’hiver 1997, Deng n’avait jamais hésité à affronter directement ses adversaires politiques lorsqu’il le jugeait nécessaire. Mais comme le souligne Ezra Vogel, il l’a fait en respectant les procédures institutionnelles et en ménageant l’unité du parti (notamment dans ses combats contre les néo-maoïstes rassemblés autour de Hua Guofeng, puis contre les vétérans conservateurs réunis derrière Chen Yun).
En somme, le parti est au cœur de cet État-nation riche et puissant que Mao et Deng rêvaient tous deux de construire. L’intitulé de l’introduction de Vogel est à ce titre significatif : « The Man and His Mission ». Deng s’est en quelque sorte résolu à prendre le relais de Mao avec l’idée que ce dernier avait manqué à sa mission historique. Cette motivation était si forte qu’elle l’a amené à renverser presque systématiquement toutes les orientations édictées par Mao : suspension de la lutte des classes comme orientation fondamentale du parti, conciliation entre ce dernier et les intellectuels, les scientifiques et les diverses élites sociales et professionnelles, amélioration des relations avec l’étranger pour doter le développement de la Chine d’un environnement international serein et bénéfique. Dans cette partie très importante de l’ouvrage, intitulée « The Deng Era, 1978-1989 » (p. 217-373), Vogel s’arrête longuement sur « l’art de gouverner » de Deng. Face à des problèmes épineux posés par certains chantiers, tels que les zones économiques spéciales et la décollectivisation agricole, Deng encouragea l’expérimentation menée par ses collaborateurs provinciaux et les soutint avec fermeté lorsqu’ils se trouvaient dans la ligne de mire des conservateur. Les méthodes de Deng contrastent nettement avec celles de Mao : d’abord Deng n’imposait guère d’autorité, comme le faisait Mao, une ligne politique uniforme sur l’immense territoire chinois. L’expérimentation allait de pair avec une certaine diversification en matière de politique gouvernementale. En second lieu, s’il laissait les récalcitrants prendre le temps de décider de suivre ou non la marche des réformes, il était hors de question de les laisser saccager les expériences en cours. Deng ouvre ainsi une nouvelle ère de normalisation de la lutte politique au sein du Parti.
Un élément fondamental ne doit pas être négligé dans l’après-Tiananmen de 1989 : il s’agit de la prédominance des anciens planificateurs dans les secteurs financier et économique centraux, prédominance d’autant plus effective que le pays était plongé dans une conjoncture de récession. Vogel souligne que le prestige et l’ascendant de Deng ont considérablement souffert à Pékin pendant les trois années postérieures aux événements de Tian’anmen de 1989. Le successeur promu, Jiang Zeming, rechignait à accélérer la réforme et l’ouverture voulues par Deng. Mais il dut s’aligner lorsque Deng le menaça publiquement de le remplacer au cours de sa fameuse « tournée du Sud » de l’hiver 1991-1992. Vogel ajoute que par la suite, le vieux Deng, alors âgé de 88 ans, poussa ses proches, les frères Yang (Yang Shangkun et Yang Baibing), à quitter leurs fonctions civiles et militaires, de manière à laisser champ libre à Jiang Zemin.
Admirateur de l’homme d’État Deng, Vogel évoque sans complaisance sa responsabilité dans la tragédie de Tian’anmen. Il évoque également son refus de toute concession face à des manifestations en faveur de la liberté antérieures à 1989 : le Mur de la démocratie de 1979, la campagne contre la pollution spirituelle de 1983 et la campagne contre la libéralisation bourgeoise de 1987. Il me semble que pour Deng, c’est l’autorité substantielle du Parti qui fonde la puissance de gouvernement indispensable à la modernisation chinoise. Le Parti et l’État-nation ne font qu’un. S’agit-il d’un dilemme entre l’État fort et la participation du peuple à la vie politique ? Il reste à ses successeurs de trouver les formes appropriées à la construction d’un véritable État-nation « à la chinoise », et à l’édification d’un mode de gouvernement puissant, fondé sur la participation institutionnalisée des citoyens.
Pour citer cet article :
Xiaohong Xiao-Planes, « L’homme de la réforme chinoise »,
La Vie des idées
, 14 novembre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-homme-de-la-reforme-chinoise
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