Recensé : Olivier Mongin, La ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013, 527 p., 26 €.
Penser la rupture que constitue la mondialisation, c’est-à-dire l’institution du monde comme espace social d’échelle planétaire : telle est l’ambition de cet ouvrage. La mondialisation n’est pas seulement une accélération et une intensification des échanges de personnes, de biens et d’informations, c’est d’abord un changement anthropologique pour un habiter devenu principalement urbain.
Une vaste fresque
Pour mieux comprendre l’urbain dans la mondialisation, Olivier Mongin s’appuie sur des voyages, des lectures et des expériences artistiques. Ses voyages n’oublient aucune grande région du monde. Il parcourt le Golfe persique, la Chine, l’Amérique, latine surtout, le monde arabe. Ses voyages le mènent dans les hauts-lieux de l’urbanisation contemporaine, comme Dubaï ou Shanghai. Mais Olivier Mongin parcourt également des villes africaines tentaculaires comme Kinshasa ou de nombreuses « petites » villes qui révèlent tant de mutations en cours. Parmi celles-ci, il s’arrête à Tlemcen, la ville algérienne transformée par une autoroute construite par des Chinois et défigurée par des projets touristiques incompréhensibles, ou Iquitos, ville-marché située au milieu de l’Amazone, à la fois « ville-fleuve » et « ville-forêt ».
Pour décrypter ces expériences, Olivier Mongin s’appuie sur des lectures et des compagnonnages intellectuels très divers. Il cite des géographes comme Michel Lussault, des sociologues, notamment Jacques Donzelot, Françoise Choay, l’historienne des idées, le philosophe Jean-Luc Nancy et biens d’autres comme Henri Maldiney, Claude Lévi-Strauss ou encore Christian de Portzamparc. Enfin, ce livre doit une saveur particulière à la compréhension du monde par l’art à laquelle il invite. Les films mentionnés sont aussi divers que le célèbre Métropolis de Fritz Lang et le blockbuster Drive de Nicholas Winding Refn. Les œuvres d’arts sont aussi variées que les sculptures de Giacometti ou les bâtiments de Le Corbusier. On l’aura compris, le livre d’Olivier Mongin est agréablement éloigné de tout académisme. Si on peut regretter parfois une impression de tourbillon qui peut entraîner un lecteur peu au fait des références mobilisées, ce livre constitue une invitation à un voyage intellectuel très personnel. Rappelons en effet qu’Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit pendant de longues années, a déjà écrit deux ouvrages centrés sur la ville, Vers la troisième ville, en 1995 et La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation en 2005.
Prendre conscience des enjeux
La première étape est bien sûr de mesurer les bouleversements en cours. Hors des pays anciennement industrialisés, la croissance des villes est particulièrement rapide. Les pays en développement représentent aujourd’hui 95 % de la croissance urbaine mondiale. Le cadre spatial de la condition urbaine s’est complètement métamorphosé. Environ 900 millions d’habitants vivent dans ce que nous appelons la ville historique, ancienne ou moderne depuis le XIXe siècle. Plus d’un milliard vivent dans des favelas, slums et autres villes illégales. Les autres, plus de deux milliards vivent dans des urbanisations contemporaines : villes diffuses, villes infinies, villes éparpillées, etc. L’urbain s’est donc dilué, mais s’est également aujourd’hui généralisé, dans la mesure où les modes de vie urbains ont transformé la vie de tous les terriens. Les hybridations entre ville et campagne sont partout. Les néo-ruraux peuplent les campagnes européennes tandis que dans les grandes métropoles du sud, une villagisation est perceptible, par les mœurs et, parfois, les pratiques agricoles. Impossible donc d’échapper à l’urbain dans ce monde où les imaginaires des villes se sont enchevêtrés et sont en miroir : « à Manaus, en pleine forêt amazonienne, la tour Eiffel a été peinte sur le plafond d’un opéra de folie » (p. 25).
Trois tendances lourdes sont mises en évidence à l’échelle mondiale. Les flux tendent à prévaloir sur les lieux, notamment avec Internet et le développement des transports rapides. La mixité urbaine est en recul, avec des volontés de démarcation dont les gated communities ne sont qu’une des facettes. La privatisation de la vie et de l’espace publics est croissante.
De nouvelles expériences de l’espace et du temps : un nouvel habiter
Pour comprendre la suprématie des flux, Olivier Mongin propose une analyse originale de la manière dont la vitesse des circulations – notamment celle de l’information par Internet – bouleverse les différentes catégories constitutives de la ville, notamment la limite entre le public et le privé et la notion de lieu. Comment en est-on arrivé à cette suprématie des flux ?
François Choay avait proposé de différencier quatre types d’espacement, en fonction de la manière dont s’agencent mobilité, information et circulation. Dans la ville médiévale, le public et le privé s’entremêlent. Dans la ville de la Renaissance, alors que la perspective est inventée, un rôle majeur est accordé au monument. La ville industrielle est inséparable de la circulation (cheval, train et automobile). Enfin dans la ville de la connexion contemporaine, advient l’ère des flux généralisés et de la révolution du pur virtuel. Les trois dernières séquences correspondent à trois grandes révolutions culturelles occidentales : la révolution à dominante culturelle et épistémique de la Renaissance avec l’invention de la perspective, la révolution industrielle liée à la machine thermodynamique, enfin la révolution informationnelle et télématique. Celle-ci s’accompagne de la disparition progressive du contexte : la connexion et le réseau fragilisent la compétence d’édifier. En passant de l’espace de contact, qui associe circulation et information en contigüité à l’espace de branchement, on glisse d’un univers porté par les contextes (la ville circonscrite par la coexistence des corps et au rythme de la marche, du cheval puis du transport motorisé) à un univers décontextualisé. Dans cet univers, l’information et la circulation dépendent d’hyperlieux c’est-à-dire de lieux branchés hors contexte qui fournissent l’information dans l’instantanéité et permettent de circuler à une vitesse déterminée.
La révolution de la vitesse modifie radicalement les liens tissés avec l’espace et avec le temps. La vitesse entraîne une double transformation de l’expérience. Sur le plan spatial, la profondeur de champ se réduit. C’est par exemple le principe de l’aménagement autoroutier pour réduire l’inattention du conducteur. Sur le plan temporel, le retard l’emporte. On a le sentiment incessant de devoir mettre à jour son profil Facebook et d’avoir à traiter nos e-mails, ce qui suscite une impression paradoxale d’immobilité. C’est le passage d’un mouvement perçu comme dirigé à une dynamisation privée de direction qui suscite l’impression d’immobilité.
La révolution numérique recompose les liens entre réel et virtuel. Si, comme le rappelle Marcel Hénaff, « jamais une image de synthèse n’abolira un corps de chair », un usage généralisé des outils numériques peut conduire à une forme de degré zéro d’attention au monde. L’erreur serait toutefois d’opposer brutalement le réel et le virtuel comme s’ils n’allaient pas de concert depuis des lustres. Il faut établir deux préalables : si tous les possibles ne sont pas possibles dans la réalité (celle qu’il nous faut habiter et qui impose certaines limites), ils le sont dans le cyberspace pour tous. Olivier Mongin invite donc à distinguer deux couples de notions – le virtuel et l’actualisable, le possible et le réalisable – qui ne coïncident pas toujours entre eux. Tous les possibles virtuels ne sont pas « actualisables » sur l’écran numérique et ne sont pas nécessairement « réalisables » en dehors de l’écran. Je peux tout actualiser dans le virtuel, mais je ne peux pas tout faire glisser du virtuel dans la réalité. L’actualisation du virtuel peut être un facteur d’enrichissement de la réalité, mais le déploiement réel des possibles exige que l’on sorte de l’écran.
Les lieux de la connexion
Dans cette nouvelle « ville des flux », les lieux stratégiques sont ceux qui assurent le branchement. Olivier Mongin distingue trois types d’espaces de branchement : les non-lieux, les hyper-lieux et les milieux. Les non-lieux relèvent du piratage, du brouillage de l’espace, tant dans le virtuel que dans le réel. Ils ont pour rôle de bloquer les flux matériels et immatériels, les flux solides et liquides. Ce sont les lieux des pirates des détroits d’Ormuz et de Malacca et des hackers informatiques. Les hyperlieux sont des émergences spatiales dont l’ambition est de se démarquer du contexte proche pour mieux s’articuler au réseau immatériel et invisible. Ces hyperlieux sont toujours sécurisés et ne sont pas des lieux ouverts au public. Les villes globalisées, les gares accueillant les trains à grande vitesse, les hubs portuaires ou les aérogares sont autant de figures de ces hyperlieux. Avec Singapour ou Hong-Kong, les petits dragons asiatiques ont inauguré à la fin des années 1970 cette histoire faite d’iles et d’archipels sécurisés, qui ne valent que par leur qualité d’un branchement dénuée de toute prise en compte du contexte culturel ou environnemental.
Enfin, on assiste à la création de milieux, c’est-à-dire à des émergences singulières qui rendent possible le passage du virtuel au réel en favorisant le surgissement de lieux. Ainsi les réseaux sociaux peuvent être les déclencheurs de rassemblements physiques sur les places publiques. Le lieu emblématique de ces milieux est la place Tahrir. L’occupation de la place Tahrir au Caire a surgi du monde virtuel, des échanges engendrés par les réseaux sociaux, grâce à des acteurs immergés dans la toile numérique. Cette place vide du pouvoir est devenue le milieu du rassemblement des révolutionnaires du 24 janvier 2011. Le 3 juillet 2013, deux millions de personnes occupent la place Tahrir pour saluer la destitution du président Morsi, mais les révolutionnaires doivent se plier au joug de ce qu’il faut appeler un coup d’État militaire. Agora par intermittence, la place Tahrir n’est pas devenue un milieu par hasard : ce n’est pas une place du centre-ville historique et colonial. C’est un assemblage du pays en miniature avec le Musée égyptien, le siège du parti dissous de Hosni Moubarak, le ministère de l’intérieur, de grands hôtels, l’ambassade américaine, un immeubles de style soviétique, des connexions routières invraisemblables, le siège de la ligue arabe, une gigantesque gare d’autobus. La place Tahrir, c’est le symbole d’une manière d’occuper les lieux et de résister aux flux.
Agir sans conclure
Comment agir et ne pas se résoudre à cette dilution des lieux par les flux ? Comment créer de la ville au-delà des liens distendus entre les lieux de la connexion, aéroport, ports et autres gares TGV, et la ville ordinaire des ronds-points, de l’automobile et des centres commerciaux ? Les solutions traditionnelles d’un urbanisme né avec la Révolution industrielle ne sont-elles pas épuisées ? L’urbanisme a été en Europe durant la phase industrielle, synonyme d’État social, de mutualisation et de redistribution à l’échelle d’une ville. La bourgeoisie industrielle a soutenu des projets urbains qui n’étaient pas uniquement destinés à exclure la population ouvrière de la ville « propre ». Or rares sont aujourd’hui les signes qui manifestent un souci de responsabilité, de redistribution et de mutualisation dans la plupart des pays émergents. Comment réinventer la « condition urbaine », aujourd’hui de nature métropolitaine, dans un cadre historique et géographique qui n’est ni celui de la ville médiévale ou de la Renaissance européenne, ni celui de l’urbanisme industriel du XIXe siècle ? Olivier Mongin se défend de vouloir conclure sur un sujet aussi mouvant, mais entend lancer des pistes d’action.
Tout d’abord, reconnaître qu’il existe une diversité de manière d’insérer le local dans la mondialisation. Il y a certes la ville globalisée qui se préoccupe en priorité du branchement sur les flux matériels et immatériels aux dépens de son contexte : cette ville globalisée demande à être regardé et admirée par le monde entier. Elle a pour nom Dubaï, Pudong ou Astana. Mais à l’autre extrémité, il y a la métropole, qui met en relation ce qui est fragmenté, polarisé, séparé et cherche à favoriser une prise en compte du contexte. Loin d’être aspirée par le global qui fait pression, elle tente d’accorder le local et le global. Elle se nomme Seattle, Vancouver ou Nantes.
Ensuite, il faut inventer une manière de fabriquer la ville qui tient compte des limites écologiques. Il s’agit de faire en sorte que les flux matériels et immatériels s’inscrivent dans les limites du paysage et de l’histoire des sites. D’où l’importance des approches paysagères et écologiques de l’urbain. Une longue attention au travail de l’architecte Rogelio Salmona permet de dessiner les contours de cet urbanisme métropolitain. Rogelio Salmona, décédé en 2007, a travaillé à Bogota à partir des années 1960. Il est connu pour son architecture très attentive aux espaces publics et ouverts. À Paris, il a été l’un des premiers directeurs de l’agence de Le Corbusier. Il a beaucoup construit à Bogota, ville située sur les premiers contreforts des hauteurs andines à 2600 mètres d’altitude. Son œuvre est toujours liée au contexte. Il prête attention au site. Influencé par Alberti, son architecture suit les trois principes de la nécessitas, la commoditas et de la voluptas. Il utilise des matériaux locaux, notamment la brique qu’il affectionnait. Il fait attention au son, au toucher, à l’odorat. La bibliothèque Virgilio Barco a exigé en plein centre-ville la création d’un parc et d’un lac où les habitants de Bogota viennent se promener à côté de ce monument dédié à la lecture.
Mais qui doit passer commande aux architectes et urbanistes ? La question de la démocratie se pose. Olivier Mongin en appelle à une nouvelle démocratie urbaine. Il ne s’agit pas de demander plus de pouvoir aux villes face aux États, comme si la puissance des métropoles appelait à les transformer en autant de petits États. Il ne s’agit pas de transférer un pouvoir de l’État vers les villes mais d’inventer de nouvelle manière de pratiquer la démocratie. La ville apparaît comme le siège possible d’une démocratie plus participative et délibérative. Mais cela sera-t-il suffisant quand dans la plupart des pays du monde, les riches font sécession et se coupent de la société démocratique, bref que la pression des bourgeois sur l’État pour obtenir des progrès sanitaires, des infrastructures et une forme minimale de solidarité urbaine n’existe plus ?