Recensé : L’embryon est-il un être vivant ?, Francis Kaplan, Éditions du Félin, 2008, 95 p., 16,90 €.
Depuis le 6 février dernier, date à laquelle la Cour de Cassation a déclaré que tout fœtus ou même embryon mort né pouvait être déclaré à l’état civil, ce livre prend une actualité brûlante. Il convient en effet de savoir s’il est possible de se prononcer rationnellement sur le statut de l’embryon. Est-il un être humain ? En une série de courts chapitres, c’est le défi que relève ce livre et auquel nous confrontent par ailleurs des problèmes tels que l’avortement ou l’utilisation des embryons à des fins thérapeutiques. Cette enquête est aussi l’occasion de savoir s’il est possible de mener, dans le domaine de l’éthique contemporaine, une argumentation rationnelle qui ne soit pas saturée a priori par des présupposés idéologiques.
La thèse de l’auteur consiste à affirmer que l’embryon ne peut pas être un être humain, attendu qu’il n’est pas même un être vivant. Le livre opère donc un déplacement qui nous oblige à revenir sur un présupposé : qu’est-ce qu’un être vivant ?
Être un être vivant
L’argumentation du livre repose sur la distinction faite entre être vivant et être un être vivant. L’embryon est, certes, du vivant, un ensemble de tissus et de cellules (au même titre qu’une main ou un œil) mais il n’est pas un être vivant, c’est-à-dire un individu, doué d’unité, d’identité et d’indépendance. L’idée d’un être vivant suppose en effet une indépendance suffisante, un fonctionnement et un développement autonome. Un être vivant ne se définit pas seulement par le fait qu’il ait des fonctions (de nombreuses parties du vivant en ont), il faut encore qu’il ait toutes les fonctions qui lui permettent de vivre. Cela ne signifie pas qu’il doive être totalement autarcique – ce qui est d’ailleurs impossible et contraire au concept de vie – mais qu’il ne doive pas dépendre d’une (ou plusieurs) fonction(s) d’un autre être vivant pour assurer sa survie.
Or l’auteur montre que c’est le cas de l’embryon dont les fonctions principales sont en fait assurées par le corps de la mère. Par exemple, ce sont les sécrétions de certaines cellules de la mère qui fournissent à l’embryon les métabolites nécessaires à son implantation et au fonctionnement de son métabolisme. Le glucose dont il a besoin lui est fourni par les fonctions digestives et glycogéniques du foie de la mère. L’air lui est fourni par sa fonction respiratoire. La fonction rénale évacue ses déchets, la fonction immunitaire maternelle le protège (p. 38-39). Certes l’embryon remplit certaines fonctions, notamment métaboliques, mais, on le voit, il dépend entièrement de l’activité biologique du corps de la mère pour se maintenir en vie.
Contrairement aux apparences, cette assistance fonctionnelle ne se confond pas avec l’apport de nourriture pour l’organisme individué. En effet, il ne faut pas confondre le don non biologique de soi par lequel un organisme mort se fait assimiler par un organisme vivant et le remplacement d’une fonction biologique. Ainsi, par exemple, il ne s’agit pas de nourrir l’embryon, mais de digérer pour lui.
On apprend d’ailleurs avec surprise que les rapports de l’embryon avec le corps fonctionnel et organisateur de la mère sont massivement absents des traités d’embryologie (p. 38). De là à penser que l’embryon en tant que tel, dans son isolement, est une fiction épistémologique, au même titre que la main ou le pied,…
L’individuation : biologie et métaphysique du devenir
L’auteur ne s’en tient pas à sa thèse, il prend en considération les alternatives logiques ainsi que les objections qui peuvent lui être présentées. Il prend notamment en compte l’argument de la personne potentielle ou de l’être humain en puissance : puisque le développement de l’embryon mène à un être humain, n’est-il pas un être humain en puissance ? Et, être humain en puissance, n’est-il pas un être humain ?
Par là, on s’aperçoit que le statut de l’embryon ne concerne pas seulement des données biologiques factuelles mais engage une théorie de l’individuation, qui elle-même repose sur une théorie du devenir. Dans un processus en devenir, le résultat est-il déjà présent au commencement ? L’auteur s’attache alors à montrer la difficulté du concept de devenir : d’un côté il affirme la continuité d’une formation, d’un autre côté il interdit de penser cette continuité sous la forme d’une permanence. Si le résultat du processus était déjà présent au commencement, il n’y aurait précisément pas de devenir, c’est-à-dire passage de la puissance à l’acte, mais un simple changement de l’être en acte.
Plus précisément, il faut distinguer entre deux acceptions du concept de puissance (p. 49-50) : la puissance comme simple possibilité (la statue dans le bloc de marbre) et la puissance comme nécessité (la plante dans la graine). Si l’on entend que l’embryon est un être vivant au sens d’une simple possibilité, il ne sera pas plus un être vivant, qu’un bloc de marbre n’est une statue, ou une feuille vierge un dessin. Sa détermination reste extérieure, dépendante de l’agent qui la mettra en œuvre. Il n’est donc pas par lui-même un être vivant. Si l’on entend la puissance au sens d’une nécessité de devenir, il faut pouvoir montrer que l’embryon deviendra un être vivant par lui-même, par un développement interne, qui se produira nécessairement s’il n’est pas entravé par des causes extérieures. Or la dépendance fonctionnelle de l’embryon vis-à-vis du corps de la mère empêche de le concevoir comme un être vivant en puissance en ce sens.
Au préalable F. Kaplan aura montré la difficulté à laquelle s’expose l’Église catholique en affirmant l’humanité de l’embryon : dire que l’humanité est présente dès l’embryon, revient à soutenir une théorie matérialiste de l’âme – ce dont se gardaient bien certains pères et docteurs comme Grégoire de Nysse ou Thomas d’Aquin !
Être suffisamment un être vivant ou la logique du continu
Les difficultés pour penser le devenir, ou les processus d’individuation sont en fait les problèmes posés par le continu (p. 86-88). Comment passe-t-on du statut d’être vivant au statut d’être un être vivant ?
L’auteur remarque que notre entendement et notre langage ne permettent pas de penser le continu mais seulement de séquencer des phases discontinues. Ainsi on ne perçoit pas le moment exact du passage entre ne pas être un être vivant et être un être vivant. F. Kaplan propose de forger un nouveau concept, aux contours flous : « être suffisamment un être vivant ». En effet, les êtres vivants eux-mêmes connaissent des variations, ils ne sont pas uniformément des êtres vivants : certaines fonctions peuvent être lésées, empêchées. On peut être malade sans cesser d’être un être vivant. Il faut donc ouvrir la notion d’être vivant à une puissance de variation, dont les limites demeurent floues. La question ne serait pas d’ « être » ou de « ne pas être » mais d’ « être suffisamment ».
C’est ce concept d’ « être suffisamment x » que l’auteur propose et voudrait utiliser pour fonder une logique nous permettant de nous repérer dans le devenir.
En effet, elle nous permet de répondre rationnellement à la question si importante du critère qui permet de déterminer le moment où nous sommes en présence d’un être vivant. Jusqu’à quand l’avortement est-il possible sans être un crime ? Quand l’embryon devient-il un être vivant (et donc possiblement un être humain) ?
La difficulté de penser le continu nous empêche d’avoir des critères définitifs et indubitables. Mais avec une grande pertinence, l’auteur renverse la question : ce qui importe, c’est de savoir jusqu’à quel moment on peut être sûr que l’embryon n’est pas un être humain (puisqu’il n’est pas même un être vivant) ? Il suffit de montrer qu’il existe des stades où l’embryon n’est pas suffisamment vivant, ce qui est le cas jusqu’à la fin du premier trimestre, où il n’a pas encore d’activité neuronale.
L’embryon et le désir d’enfant
Si l’on peut démontrer rationnellement que l’embryon n’est pas un être vivant, il faut encore se demander pourquoi, psychologiquement, les adultes – et souvent les parents – sont endeuillés en cas de fausse couche précoce ou se sentent coupables d’intervenir sur l’embryon.
L’auteur rend justice à ce sentiment : il s’agit d’une tendance naturelle issue du désir de l’être à venir. Cependant il précise qu’une tendance naturelle est moralement neutre, et ne saurait valoir comme argument éthique. Le respect du deuil d’un désir ne décide pas du statut ontologique de l’embryon.
On le voit, l’auteur ne pratique pas un rationalisme réducteur qui ignore les difficultés du champ auquel il s’applique, mais un rationalisme argumentatif qui propose une pensée opératoire. Cet ouvrage court met donc à la disposition du lecteur une enquête rigoureuse concernant un des enjeux éthiques fondamentaux de notre temps.