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Recension Histoire

La justice des partisans

À propos de : Sergio Luzzatto, Partigia. Primo Levi, la Résistance et la mémoire, Gallimard.


par Alya Aglan , le 6 février 2017


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À partir d’un « événement infime », l’exécution de deux traîtres de la vallée d’Aoste en 1943, Sergio Luzzatto livre une vaste fresque d’histoire et de mémoire de la Résistance, sur fond de chasse aux Juifs, de délation, et de guerre civile.

Recensé : Sergio Luzzatto, Partigia. Primo Levi, la Résistance et la mémoire, Paris, Gallimard, 2016, 457 p., 26 €.

L’histoire est une enquête et un récit où se croisent, comme dans les œuvres de fiction, les parcours de personnages multiples dans un entremêlement d’événements et de destins, dont les traces visibles et invisibles façonnent la mémoire des êtres, des lieux et des sociétés. Avec une part de subjectivité assumée, l’historien se fait narrateur, voire metteur en scène.

C’est dans cet esprit que Sergio Luzzatto, professeur d’histoire moderne à l’université de Turin, connu pour ses nombreux écrits sur la Terreur et le fascisme italien, entreprend de démêler les fils humains et politiques d’une intrigue historique, à partir d’un point énigmatique des écrits de Primo Levi faisant allusion, dans son livre le plus autobiographique – Le Système périodique –, à la condamnation de deux partisans de la vallée d’Aoste, Zabaldano et Oppezzo, exécutés en vertu des usages de la justice partisane, qui entend faire respecter sa loi contre tous les débordements susceptibles de menacer le groupe.

Une exécution

Un fragment de témoignage structure les interrogations initiales :

Nous nous étions trouvés obligés en conscience d’exécuter une condamnation, et nous l’avions fait, mais nous en étions sortis démolis, démoralisés, désireux de voir tout finir et finir nous-mêmes. (p. 97)

L’exécution du traître constitue l’une des scènes matricielles de la Résistance, notamment dans L’Armée des ombres, récit de Joseph Kessel de 1943 porté au cinéma par Jean-Pierre Melville en 1969. Dans l’après-guerre, des figures emblématiques de la Résistance française comme Georges Guingouin, surnommé « le préfet du maquis » dans le Limousin, furent durement attaquées, accusées de justice expéditive assortie de détournement de fonds. Éclaircir ce « vilain secret » – lancinant secret – devient le point de départ sinon le prétexte d’une vaste et profonde investigation, en quelque sorte archéologique, au cœur du monde partisan, depuis l’été 1943 jusqu’aux procès et aux commémorations de l’après-guerre une décennie plus loin, dans une séquence pertinente pour la compréhension du phénomène dans son ensemble.

À partir d’une trame tissée par de nombreuses archives et de feuilletés de témoignages, émerge une reconstitution, à la fois sensible et méticuleuse, des ressorts de la guerre civile italienne dont les clivages mouvants prennent un relief particulier quand ils s’attachent à la vie et à la mort de très jeunes gens, « la bande du col de Joux », montagne-refuge plutôt que maquis combattant aux noms d’idéaux désincarnés.

Ce micro-événement, examiné à l’échelle zéro, concentre les principaux éléments constitutifs d’une histoire générale de la Résistance sur fond de chasse aux Juifs, de délation, de ratissages des zones rebelles et de guerre civile – d’où les Allemands sont quasi absents – dans une démarche singulière que l’historien qualifie de « corps à corps ». Au combat partisan se trouvent restituées toute son intelligence et sa complexité, en dehors des polémiques et tentatives de démystification qui caractérisent les récits nationaux des résistances telles qu’elles furent présentées après la guerre, non seulement en Italie ou en France mais dans la plupart des pays occupés en Europe. Considérer les partisans, avec leurs faiblesses et leur courage, voire leur pauvreté ne constitue pas une désacralisation du combat mais une manière d’approcher au plus près le phénomène dans toutes ses nuances, contradictions et douleurs.

Résistance et guerre civile

La Résistance est à la fois invention et nécessité, rappelle Sergio Luzzatto, pour des êtres qui, sous la pression des événements, sont jetés dans l’Histoire. Par une salutaire mise à distance de l’héroïsme, il tient à préciser les contours du phénomène : il s’agit d’ « une Résistance faite d’une grande promiscuité, improvisée et insidieuse, entre hommes et femmes, jeunes et vieux, militaires et civils, insoumis et réfractaires, Italiens et étrangers, antifascistes et opportunistes » (p. 81-82) située entre « banditisme et aventures picaresques » (p. 89).

Loin d’en donner une vision statique, l’historien souligne la lente transformation des mouvements spontanés en organisations, dont l’expérience se forge péniblement dans la dureté de l’hiver 1943-1944, substituant aux bravades solitaires chèrement payées des débuts, des actions plus ciblées. Le combat partisan ne saurait se lire en dehors de son environnement, de son ancrage tellurique et de ses soutiens dans la population.

Pour les Valdôtains, la guerre mondiale et la guerre civile se réduisaient à une affaire de lait, de beurre et de fromage. (p. 44)

Couper les partisans de leur milieu protecteur constitue précisément l’objectif des diverses forces, fascistes et nazies, associées dans la répression. « Ratissage après ratissage, les communautés locales vécurent la présence des bandes dans les vallées avec une méfiance proche de l’hostilité » (p. 159). L’été 1944 voit l’extension maximale du mouvement de guérilla, nourri du flux lent mais continu de désertions de la Garde nationale de la République de Saló. La Libération sonne l’heure des règlements de compte et des vengeances contre les suppôts et auxiliaires du fascisme où l’ « on peut imputer aux vaincus tout ce que les vainqueurs ont fait » (p. 186) dans l’inversion des charges d’une justice identiquement expéditive. La guerre civile connaît des prolongations à travers les jugements et les deuils.

L’historien souligne la césure de l’automne 1945 comme un changement dans la manière dont l’Italie d’après-guerre solde les comptes de la guerre civile (Claudio Pavone). Si les cours d’assises extraordinaires continuèrent à fonctionner avec rigueur jusqu’à l’amnistie Togliatti du 22 juin 1946, le technique l’emporte alors sur le politique et « la légalité traditionnelle finit par prendre le dessus sur la légalité révolutionnaire » (p. 205). Les clivages entre partisans et nazi-fascistes se compliquent de « nouvelles passions nées du conflit entre les antifascistes favorables à l’autonomisme et ceux qui étaient enclins au sécessionnisme » de la vallée d’Aoste (p. 216).

L’une des caractéristiques de la guerre civile tient précisément au fait qu’il s’agit d’une guerre sans nom et sans fin, la figure de l’ennemi changeant constamment au gré des événements. L’amnistie de l’été 1946 déclenche une reprise de la guerre civile au sein des milieux d’anciens partisans où sont dénoncés « les profiteurs de l’esprit partisan », auteurs de trafics en tous genres. Cette nouvelle faille entraîne une recomposition des alliances occasionnant le retournement d’anciens agents infiltrés dans les mouvements partisans et premiers responsables de la chute des bandes, à l’instar du collaborateur Edilio Cagni, agent provocateur et délateur passé au service des Alliés, désigné par Primo Levi comme « espion intégral ».

Leur recyclage au service des services secrets américains dans la traque des anciens fascistes et dans la recherche de l’or fasciste contribue à adoucir les conditions de leur propre jugement pour les crimes perpétrés pendant la guerre, à l’heure où la guerre froide opère un reclassement des priorités politiques.

Une approche originale

Dans le sillage du temps de la guerre, de l’après-guerre et des commémorations des « partisans morts pour la cause de la Libération », Sergio Luzzatto porte le regard au delà des événements eux-mêmes, au moyen d’une enquête de terrain auprès des derniers témoins et des descendants, afin que la parole transmise complète – ou contredise – les informations fournies par les archives, donnant à la Résistance une présence qu’aucune défaite politique ne saurait effacer.

Au delà du combat de circonstances, les motifs et les reliefs de l’action prennent tout leur sens. En Italie, l’ouvrage a atteint un large public malgré des critiques acerbes qui l’ont taxé de « révisionniste », l’accusant de porter atteinte tant au substrat d’une identité nationale reconstruite après guerre sur un antifascisme consensuel, qu’à la figure de Primo Levi déporté à Auschwitz quelques jours après l’exécution, d’une balle dans la nuque, des deux jeunes partisans par leurs camarades. Il y a fort à parier que sa réception en France rendra justice à l’originalité de l’approche, qui procède, à partir du déploiement de l’ « événement infime », à une vaste fresque d’histoire et de mémoire. Force est de souligner la valeur heuristique de la démarche, dont les apports historiographiques s’avèrent transposables à l’étude des autres mouvements de partisans dans le reste de l’Europe occupée. Contrairement à ce que le titre français peut laisser supposer, Primo Levi ne constitue pas le centre de gravité de l’ouvrage, tout entier tourné vers la question de la guerre civile et de ses recompositions dans une séquence chronologique élargie comprenant la guerre et l’après-guerre.

Le mérite de l’ouvrage de Sergio Luzzatto tient tant à la créativité qu’à l’honnêteté des questionnements et du déroulé du récit, où se retrouvent toutes les strates de sources, des traces les plus contemporaines de l’événement jusqu’aux foisonnements les plus récents du souvenir et de sa transmission. Sa force novatrice se lit dans la liberté de ton aussi bien que dans l’absence de préjugés concernant l’histoire de la Résistance qui, en Italie comme en France, occupe une place statufiée qui inhibe bien des questionnements.

Le passage de relais entre les différentes générations d’historiens permet de progresser dans la connaissance d’un phénomène en soi passionnant. Il revient à l’auteur du Corps du Duce de s’atteler avec bonheur à la tâche, sans en éluder aucune question, mais sans naïveté non plus.

par Alya Aglan, le 6 février 2017

Pour citer cet article :

Alya Aglan, « La justice des partisans », La Vie des idées , 6 février 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-justice-des-partisans

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