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Recension Société

L’écriture de la pauvreté selon William T. Vollmann


par Nicolas Duvoux , le 4 novembre 2008


À quelles causes attribuez-vous votre condition ? Aux riches, au destin, à vous-mêmes ? L’écrivain américain William T. Vollmann a posé cette question à des pauvres des quatre coins du monde. À mi-chemin de l’enquête sociale et de la réflexion de moraliste, Pourquoi êtes-vous pauvres ? examine les déclarations et instruments de mesure du phénomène pour accéder à un savoir déroutant : la part d’ombre de la pauvreté, de ceux qui la vivent comme de ceux qui l’observent.

Recensé : William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ? (Poor People), traduit de l’anglais par Claro, Paris, Actes Sud, septembre 2008, 300 p. 25 €.

Le dernier ouvrage traduit en français de William T. Vollmann se présente comme la restitution de témoignages et de réflexions issus d’une vaste enquête comparative sur l’expérience de la pauvreté. Elle porte en son cœur une interrogation sur les raisons que ceux qui vivent dans la pauvreté lui attribuent. Pourquoi cette question dérangeante ?

Un sentiment de culpabilité

L’auteur situe d’emblée sa démarche dans la lignée du livre célèbre de Walker Evans et James Agee, Louons maintenant les grands hommes [1]. Plus précisément, l’écrivain déploie sa vision de la pauvreté en partant de ce qu’il considère comme l’impensé de leur ouvrage : le sentiment de culpabilité. Celui-ci constitue le fil conducteur d’un tour du monde des différentes façons de vivre et de se représenter la pauvreté. Que peut dire l’écrivain qui, à la différence de George Orwell ou Jack London ne connaît pas ou n’a pas connu la misère en première personne ? William T. Vollmann part du constat de son extériorité irréductible à la situation de pauvreté, d’où naît précisément la culpabilité face à la pauvreté. Pour connaître, il lui faut donc enquêter et approfondir ce sentiment. Dans ces conditions et faute de vivre ou d’avoir vécu ce dont il parle, l’auteur reconnaît ne pouvoir faire que deux choses : montrer et comparer. Cette réduction liminaire des ambitions et des pouvoirs de l’écrivain invite à dresser un parallèle avec le travail des sciences sociales sur la question de la pauvreté.

Que ressort-il de cette pratique ? D’abord, l’existence de variations dans les réponses données à la question « Pourquoi êtes-vous pauvre ? » selon l’endroit du monde où vivent les pauvres. Ensuite viennent les interprétations, privilège de celui qui n’est pas pauvre et ne recherche pas la pauvreté, situation qui serait de toute manière faussée du fait d’avoir été recherchée. Le discours est d’emblée posé par Vollmann comme le fait de ceux qui ne sont pas pauvres et ne peuvent l’être. D’où la culpabilité à l’endroit de ceux à qui le sort réservé est celui que Céline avait résumé de manière lapidaire : les pauvres ne se demandent jamais ou quasiment jamais, pourquoi ils doivent endurer tout ce qu’ils endurent. Ils se détestent les uns les autres et en restent là.

L’incongruité de la question qui donne son titre à l’ouvrage et la culpabilité de celui qui la pose constituent donc les deux moteurs de l’expérimentation morale qui est au cœur de l’ouvrage. Si le retour sur soi ouvre l’enquête, s’entremêle à la restitution des expériences et clôt celle-ci, donnant à l’ensemble l’aspect d’un voyage philosophique, cela ne signifie pas pour autant que l’auteur n’a pas entrepris un véritable travail d’enquête. Il a certes dû payer les personnes pour qu’elles lui livrent leur histoire. Il n’a pu les fréquenter que pendant de brèves périodes – une semaine. Le recueil d’entretiens, d’observations, de chiffres, de photographies, de définitions et le recours permanent à la comparaison offrent cependant au lecteur la restitution exemplaire d’un matériau d’une grande qualité ethnographique. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, les conditions du recueil de ce qu’un sociologue ou un ethnologue ne manquent pas de considérer comme un corpus de données sont d’ailleurs bien mieux restituées que dans nombre d’ouvrages scientifiques qui n’accordent pas autant de place à la dimension subjective ou réflexive de la production du savoir.

Un tour de monde de la pauvreté et de ses raisons

« Pourquoi êtes-vous pauvre ? » s’ouvre sur une série de récits de rencontres avec des pauvres dans plusieurs parties du monde : Thaïlande ; Yémen ; Russie ; Chine ; Japon, etc. Il y a Sunee, femme sans âge qui oublie son travail et sa vie dans la promiscuité d’un bidonville par le recours forcené à l’alcool. Wan, fantôme mélancolique qui hante les abords d’une gare dans le demi-sommeil d’une vie animale. Natalia à qui une gitane a pris le mari, la fortune et le bonheur, à moins qu’elle ne les ait déjà perdus avant d’être victime du maléfice, etc.

À l’occasion de chacune des rencontres qu’il a pu faire, moyennant finances et services d’un interprète, avec un pauvre et sa famille, Vollmann donne accès à une double dimension de la pauvreté. Sa réalité matérielle, précisément décrite, rapportée à son contexte social, questionnée, y apparaît indissociable de son interprétation mentale ou culturelle par ceux qui la subissent. Cette première partie peut se lire comme tour d’horizon des raisons invoquées pour justifier la pauvreté et au premier rang desquels vient la fatalité, le destin, le karma.

Cette raison, le destin, revient plus souvent que d’autres dans les récits et les paroles capturées. L’auteur montre ainsi les incroyables ressorts moraux que contient cette explication inexplicable du sort. Ce qu’empêche la référence au destin, c’est la vulnérabilité à divers jugements subjectifs au sujet des pauvres. Le destin s’impose comme une évidence parce qu’il fait écran aux jugements sur le mérite, la faute, la culpabilité qui hantent les pauvres comme celui qui parle d’eux. Elle préserve les pauvres qui s’y réfèrent d’une partie de la culpabilité inhérente à leur condition.

L’une des grandes forces de cette première partie est de faire ressortir les raisons que donnent les individus sans araser l’incohérence des récits, l’irréalité des maux invoqués pour répondre à la question « pourquoi êtes-vous pauvre ? » Cette précision entraîne le lecteur dans une réflexion vertigineuse sur la difficulté de poser des mots sur cette réalité sans l’interpréter et donc la déformer. Elle fait également écho à des travaux ethnographiques qui ont montré que l’onirisme ou la perte du sens de la réalité constituaient une partie de l’expérience de la grande pauvreté.

La pauvreté, c’est d’abord ce que l’auteur appelle la « sous-normalité miséreuse », l’incapacité de satisfaire un ensemble de besoins socialement créés. Vollmann dépasse la restitution des raisons invoquées par les pauvres pour rendre compte de leur condition puisque ces récits sont ensuite repris dans une réflexion sur les dimensions de la pauvreté.

Les grammaires de l’indignité

La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « phénomènes », est la plus analytique. Le travail réflexif de l’écrivain sur les matériaux qu’il a recueillis – et donc sur lui-même – s’articule directement aux catégories qui servent à définir la pauvreté. Vollmann commence ainsi par mentionner les dimensions de la pauvreté établies par les Nations Unies : vie brève, illettrisme, exclusion, absence de ressources matérielles. À cette liste, l’écrivain juxtapose la sienne propre : « invisibilité ; difformité ; rejet ; dépendance ; vulnérabilité ; douleur ; indifférence ; aliénation ». Cette catégorisation ne s’oppose pas mais se déduit des premières, officielles, et interroge les dimensions remarquées « chez » des pauvres. L’écrivain opère donc un déplacement de cette notion qui donne à voir un ensemble de dimensions qui sont également au cœur des interrogations contemporaines en sciences sociales. Vollmann ajoute une remarque intéressante, qu’autorise l’approche littéraire de la pauvreté quand il souligne que ces différentes dimensions peuvent être incompatibles : l’invisibilité et la difformité ont en commun de se rattacher à la pauvreté mais s’opposent mutuellement.

C’est dans ces passages que l’écriture littéraire offre le plus de ressources à une réflexion conceptuelle sur la pauvreté. Décliner les dimensions subjectives de l’expérience de la pauvreté permet d’entrer dans une recherche de type anthropologique. La comparaison des cultures et la perception des différences invitent à une réflexion sur la relativité des signes. Pour illustrer le type de raisonnement, prenons la première catégorie étudiée. Quelle réponse Vollmann donne-t-il à ces questions âprement débattues en sciences sociales aujourd’hui : qu’est-ce que l’invisibilité et quels sont ses rapports avec la pauvreté ? En général, un pauvre est invisible parce que personne ne veut lui donner de quoi manger ou un endroit où dormir, et que personne ne veut se sentir coupable vis-à-vis de l’existence qui est la sienne. Pour approfondir cette définition minimale, l’auteur se demande ce que peuvent avoir en commun une femme afghane en burqa rencontrée au cours de la période des talibans et une toxicomane prostituée, aperçue à la dérobée en train de faire une fellation à un autre toxicomane dans les dédales d’une gare routière en Californie : quoi de commun, sinon cette invisibilité ? Entremêlant des réflexions sur les portraits des différents pauvres qu’il a rencontrés de par le monde, Vollmann va alors chercher à démêler l’écheveau de préjugés, de ressentiment, d’ignorance et de culpabilité qu’engendre la pauvreté. Renversant la perspective morale communément adoptée en Occident, il se dit plus favorablement disposé envers les raisons de l’invisibilité de la femme afghane : celle-ci est le « résultat accidentel d’un littéralisme fanatique » tandis que celle de la prostituée toxicomane et édentée de la gare californienne subit un « système implacable reposant sur l’invisibilité mutuelle des classes, et qui a pour nom ségrégation ». Vollmann va donc très loin dans l’exigence de décentrement et de compréhension. Il accepte la proposition suivante : c’est au nom du bien des femmes, et du respect qui leur est porté que les talibans en usent comme ils le font avec les femmes. Cette relativisation culturelle sert ici à mieux faire ressortir le caractère extrême du drame de la pauvreté des femmes dans ce contexte précis et à radicaliser la définition de la dimension de la pauvreté interrogée : l’invisibilité. Mais quand sa pauvreté devient physiquement insupportable, il lui reste la possibilité de mendier, d’attirer l’attention :

Il se montre ; il est libre d’embobiner ou d’extorquer ; s’il est malade ou meurt de faim, son visage montrera ce désarroi. Ce qui ne constitue aucune garantie de succès, ainsi que n’importe quel pauvre vous le dira – mais imaginez que la loi exige de lui qu’il se voile en bleu ou en noir et s’interdise d’approcher qui que ce soit. Non seulement ses besoins resteront inconnus, mais il en ira de même pour sa pauvreté.

Dans l’Afghanistan des taliban, la mendicité des femmes avait été rendue illégale au nom du respect qui leur était porté. Ainsi, et malgré le respect qu’il ressent pour les hommes qui l’ont invité à découvrir leur culture, l’écrivain revient sur les limites, c’est-à-dire le saut que les taliban ont franchi dans l’indignité et l’inhumanité de la condition infligée aux femmes pauvres.

Les deux parties suivantes reviennent sur les « choix » et les « espoirs », autres dimensions inaperçues de la pauvreté bien que décisives car dire que les pauvres ont des choix, même contraints, c’est les maintenir dans la condition humaine dont ils sont sans cesse exclus, matériellement ou symboliquement. L’ouvrage se termine sur une section intitulée « propriétaires ». L’auteur revient, en acte et en première personne sur le sentiment de culpabilité soulevé par la vision de l’indignité extrême. Le retour sur soi du riche, auteur et lecteur confondus dans une même interpellation, son enfermement sont une donnée élémentaire, indépassable, inhérente à un savoir dépourvu de toute portée transformatrice. Ce dernier chapitre ouvre sur des considérations morales sur le caractère infranchissable des frontières dressées par l’inégalité ; sur l’indécidabilité de ce qui passe d’un riche à un pauvre et d’un pauvre à un riche. Dans le premier sens, quand et comment le riche peut-il savoir qu’il a aidé un pauvre quand il a cherché à le faire ? Dans l’autre, qu’est-ce que le riche a pu comprendre du pauvre, de sa personne : celle-ci a-t-elle été limitée par la pauvreté ; les choix des pauvres auraient-ils été différents s’ils n’avaient pas été pauvres ? Le pauvre est-il fondamentalement défini par sa pauvreté ? À côté de conclusions désenchantées sur l’exclusion des pauvres et la misère morale inhérente à la richesse, Vollmann indique, comme à la dérobée, l’apport irréductible à ses réflexions : la mise en lumière de la part d’ombre de la pauvreté, de celui qui la vit comme de celui qui l’observe. Revenant sur la figure de Sunee, cette pauvre, « alcoolique à vie » rencontrée en Thaïlande, qui invoquait le karma pour expliquer son sort, Volmann reconnaît que « sa part d’ombre est probablement liée à ma propre part d’ombre quand je la regarde. » Telle est peut-être la seule manière de rétablir l’autre dans sa dignité d’égal.

Qu’il se penche sur le thème de la pauvreté comme c’est le cas avec cet ouvrage ou sur d’autres dimensions de l’expérience humaine comme la violence dans le monumental essai qui doit sortir prochainement, l’écrivain accède à une connaissance propre dont l’expérimentation morale constitue le moteur et la fin. William T. Vollmann donne une leçon particulièrement convaincante de cette connaissance de l’écrivain. Comme l’a récemment rappelé Jacques Bouveresse [2], la littérature est porteuse d’un savoir irréductible à une connaissance de la langue ou du moi. L’intérêt particulier de sa démarche réflexive est que sa portée est également irréductible au savoir que les sciences sociales peuvent acquérir sur un phénomène comme la pauvreté. Parce qu’elle en radicalise les méthodes : montrer et comparer. Parce que l’inutilité sociale est un postulat de l’écriture littéraire, la connaissance de l’écrivain approfondit les conditions de possibilité de la recherche et invite les praticiens des sciences sociales au doute. Au meilleur sens du terme, son travail constitue une remise en cause féconde et salutaire de la façon dont nous nous représentons la pauvreté.

par Nicolas Duvoux, le 4 novembre 2008

Aller plus loin

Une pièce de théâtre inspirée de l’œuvre de William T. Volmann est du 15 au 25 juin 2013 à l’affiche du théâtre L’échangeur à Bagnolet. Les lecteurs de la Vie des idées bénéficieront d’un tarif préférentiel à 10 euros. « Quatre femmes et deux hommes, six interprètes en quête de pauvres, restituent leur réaction sentimentale à la pauvreté des autres. Mais quelles inflexions emprunteront-ils ils pour faire disparaître de la scène, les relents de la commisération et de son doublon, l’inaction ? »

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « L’écriture de la pauvreté selon William T. Vollmann », La Vie des idées , 4 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ecriture-de-la-pauvrete-selon

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Notes

[1 Louons maintenant les grands hommes. Alabama : trois familles de métayers en 1936, Pocket, «  Terre Humaine  », 472 p.

[2Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Paris, Agone, 237 p.

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