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L’économiste à l’épreuve du pouvoir

À propos : A. Skornicki, L’économiste, la cour et la patrie, CNRS éditions, 2011


par Arnaud Orain , le 8 mars 2012


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Dès ses premiers pas au XVIIIe siècle, l’économie est une science de gouvernement au service des princes et des États. Arnault Skornicki revisite quelques-unes des grandes controverses de l’époque, sur le commerce ou l’agriculture, en les resituant dans les luttes de pouvoir des Lumières.

Recensé : Arnault Skornicki, L’économiste, la cour et la patrie, Paris, CNRS éditions, 448 p., 2011, 28€.
Cette recension est publiée en partenariat avec la revue Œconomia. Histoire / ÉpistémologiePhilosophie

L’ouvrage d’Arnault Skornicki s’ouvre sur une scène cocasse : celle d’un Jacques Attali, président de la commission pour la « libération de la croissance », lisant en 2008 devant un parterre de journalistes la célèbre lettre que Turgot adressa à Louis XVI lors de sa prise de fonction au Contrôle général des finances en 1774. Skornicki constate ainsi qu’à plus de deux siècles de distance, la même posture – celle de l’expert – et le même discours sous-jacent – la libéralisation de l’économie comme ressort d’une allocation optimale des ressources – sont à l’œuvre. Partant de ce constat, le propos de L’économiste, la cour et la patrie est d’interroger la genèse tout à la fois de la position de celui qui parle et de la science dont il se drape. Ce faisant, Arnault Skornicki se penche sur ce qui va devenir la « science économique » pendant le XVIIIe siècle français. L’auteur veut se garder d’un écueil fréquent : ce n’est pas parce qu’elle se « désencastre » (au sens de Karl Polanyi) du monde social et matériel dans lequel elle est née que cette science rationnelle s’oppose à l’État. Dans une perspective foucaldienne, elle n’est qu’une nouvelle forme de « gouvernementalité » adaptée aux temps modernes. Bien plus qu’à l’auteur de Les Mots et les Choses, c’est cependant d’abord à « l’école de Cambridge » (John Pocock et Quentin Skinner), puis à la sociologie politique (Max Weber, Norbert Elias et Albert Hirschman) et enfin à l’histoire intellectuelle (Daniel Roche, Robert Darnton, Roger Chartier) que Skornicki emprunte ses grilles de lecture de l’économie politique française des Lumières. Le projet diffère donc d’une histoire de la pensée économique, au sens où il s’agit de dévoiler non seulement la position des acteurs (« d’où » ils parlent), mais encore les relations entre pouvoir et science, et l’usage qui est fait du discours libre-échangiste. Skornicki suit pour cela un plan plutôt chronologique en trois parties.La première partie s’attache à la « science du commerce » développée par le groupe réuni autour de Jacques Vincent de Gournay dans les années 1750. La seconde s’intéresse à l’école la plus structurée du siècle, celle des physiocrates. Enfin, la dernière partie analyse plus avant la réception de la « science nouvelle » par l’opinion ainsi que les interactions entre les grands débats du temps (les grains et l’impôt) et les hommes qui les portent jusqu’au sommet de l’État (Turgot et Necker en particulier). S’il a recours aux grands textes de l’époque et à certains fonds d’archives, Skornicki exploite largement les travaux des historiens de la pensée économique contemporains : ceux de Loïc Charles, Philippe Steiner et Christine Théré en particulier. C’est d’ailleurs là que se situe la principale faiblesse de l’ouvrage : l’auteur, qui loue beaucoup leur travaux, ne se positionne pas assez par rapport à eux, et par conséquent ne présente pas suffisamment son apport – pourtant réel – à la recherche dans le domaine.

Gournay, le commerce et la guerre

Ainsi en est-il de la première partie intitulée « Le Roi, la Patrie et la Science du commerce ». Après avoir décrit l’absolutisme à la française et le capitalisme de cour du XVIIe siècle, Skornicki en vient à l’analyse du cercle de Gournay. Le négociant malouin Jacques Vincent (1712-1759), futur marquis de Gournay, a fait fortune en Espagne et acquiert en 1751 une charge d’intendant du commerce. Proche des Trudaine père et fils et de Malesherbes, et fort à la fois de son expérience commerciale et de sa culture classique, il réunit autour de lui au début des années 1750 un groupe informel qui compte de futurs théoriciens d’envergure tels François Véron de Forbonnais (1722-1800), Anne-Robert-Jacques Turgot (1727-1781) ou encore Louis-Paul Abeille (1719-1807) et Georges-Marie Butel-Dumont (1725-1789). L’auteur expose les trois idées forces du groupe : la revalorisation du statut du commerçant, la diminution du taux d’intérêt et la critique des prohibitions, monopoles et corporations. L’auteur ne s’étend pas sur ces points de doctrine mais bat en brèche plusieurs idées convenues que beaucoup de spécialistes (hormis ceux mentionnés précédemment) ont trop souvent véhiculées. Par exemple, l’auteur repousse la dichotomie naïve « guerre vs commerce », pour replacer le groupe Gournay dans sa fonction de cercle de réflexion – et de pression – au service de la puissance de la France. Contre la thèse d’une défense du « doux commerce » à la suite de Montesquieu, Skornicki rappelle le caractère « patriote » du groupe Gournay, au sens où il ne s’agit pas de récuser la guerre en général mais sa conception « gothique » : l’honneur vain, sans objectif de puissance. Il explique également parfaitement que des théoriciens comme Forbonnais n’ont pas une vision naïve du commerçant, dont l’utilité est certes reconnue, mais dont on raille également « l’étroitesse d’esprit » et qu’on ne croit pas assez « citoyen » et intéressé aux affaires publiques pour développer une science économique utile à la patrie. Seuls ceux qui possèdent une double culture – négociante et classique – en sont capables. L’auteur a sur ce point approfondi les travaux de Charles (1999 et 2002) en produisant une analyse globale des trajectoires des écrivains du groupe Gournay. Par son étude des ressorts « sociologiques » qui les ont mus, Skornicki offre dans ce livre une lecture pénétrante du réseau réuni autour de l’Intendant du commerce. Ces passages ne sont cependant pas exempts de critiques. On peut ainsi reprocher à l’auteur de ne pas avoir suffisamment creusé la formation académique de ces hommes : leur bagage intellectuel est posé comme un donné, sans autre investigation. Surtout, on peut s’interroger sur la pertinence de la grille de lecture et des concepts mobilisés pour cette étude du réseau Gournay. À l’image de certains travaux qui utilisent des outils d’analyse contemporains pour étudier l’économie politique du passé, l’auteur n’hésite pas à appliquer à son objet des concepts empruntés à Howard Becker et à la sociologie de l’art. On ne comprend pas bien pourquoi Skornicki procède ainsi : en restant dans la perspective d’histoire intellectuelle et de sociologie politique qu’il s’était fixée au départ, les résultats n’en auraient pas été moins bons 

Les physiocrates dans la société de cour

Dans la seconde partie (« Le Souverain, la Nation et l’ordre naturel ») de l’ouvrage, Skornicki repart une nouvelle fois des travaux de Charles et Théré (2007 et 2008) sur la sociogenèse de la physiocratie, tout en souhaitant inscrire plus largement Quesnay et Mirabeau dans leurs configurations sociales. L’auteur rappelle comment un homme, François Quesnay (1694-1774), d’abord reconnu comme chirurgien, puis comme médecin, est enfin venu au soir de sa vie à l’économie politique, dans une optique résolument tournée vers la prééminence de l’agriculture sur toute autre forme d’activité économique. Il revient sur la place de Quesnay à la cour en tant que médecin de Madame de Pompadour et sur la « conversion » qu’il fît d’un écrivain célèbre, Victor Riqueti de Mirabeau (1715-1789), auteur en 1756 du « best-seller » de l’époque que sera l’Ami des hommes. Ce n’est cependant pas dans les « biographies intellectuelles » qu’il tisse des deux personnages que se trouve le principal intérêt de ces pages, mais dans l’analyse croisée, d’une part de leurs positions dans la société de cour et, d’autre part, de la dimension politique de leurs travaux. Comme tous les spécialistes de la question, Skornicki rappelle que l’engouement pour l’agriculture précède Quesnay. Il revient également sur la figure du fermier, autant, voire sinon plus importante que celle du propriétaire foncier, Quesnay n’ayant pas attendu Turgot pour faire de « l’entrepreneur de culture » le personnage-clef de son système. Dans son étude de certains chapitres de la Philosophie rurale (1763), des Lettres sur la dépravation et la restauration de l’ordre légal (1769) et surtout du Traité de la monarchie (1757-1759), Skornicki suit la perspective des travaux de Steiner (1998a) et de Charles (1999) contre les interprétations d’Elizabeth Fox-Genovese (1976) et Jean Cartelier (1991). Il montre quel examen pénétrant de la société de cour Quesnay et Mirabeau ont produit : les pères de la physiocratie analysent la « curialisation » des guerriers comme étant à l’origine d’une dégradation à la fois de la noblesse et de ses terres. L’abaissement des richesses foncières a permis l’extrême dépendance des grands vis-à-vis du monarque et, par la désertion des campagnes, a avili leurs mœurs et les a transformés en une caste servile. Il n’y a toutefois pas de vision passéiste et nostalgique chez les physiocrates : s’ils proposent aux propriétaires fonciers de revenir vers leurs domaines et de modifier leurs comportements pour encourager l’agriculture, ils envisagent d’effacer aussi leurs privilèges nobiliaires et les prérogatives de l’ancien gouvernement féodal. C’est donc une « gentrification » à l’anglaise que Quesnay et Mirabeau appellent de leurs vœux, le capital agricole et la libéralisation des marchés devenant bien plus importants que les privilèges de la naissance. La théorie politique qui coiffe cette perspective est celle – trop peu étudiée avant la thèse de Bernard Herencia (2011) – du « despotisme légal ». S’il passe rapidement sur les analyses de Quesnay et Mirabeau sur la question, on saura en revanche gré à Skornicki d’avoir étudié l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767) de Lemercier de la Rivière. Il montre parfaitement que la théorie politique des physiocrates n’était pas exempte de contre-pouvoirs, et même d’un « droit de désobéissance passive » pour les magistrats. Les physiocrates veulent un roi héréditaire et absolu, mais soumis aux lois de l’ordre naturel, les magistrats étant là pour exercer une sorte de « contrôle de constitutionnalité » sur les lois positives qu’il édictera. L’auteur aurait toutefois gagné à prolonger l’analyse du droit naturel des physiocrates. En se demandant si « la physiocratie est un utilitarisme », Skornicki pose la question, classique depuis les cours de Michel Foucault au Collège de France, de savoir si le XVIIIe siècle a échoué ou non dans sa tentative d’assimiler le « juste » à « l’utile ». Il aurait été intéressant, ici, de revenir sur les analyses de Catherine Larrère (1992) pour tenter de comprendre si, comme chez Burlamaqui, le droit naturel des physiocrates s’articule avec leur conception du « bonheur ». Sur ce point, l’auteur s’est arrêté au milieu du gué.

Les économistes et le pouvoir

Dans la troisième et dernière partie de son livre, Skornicki prend pour point de départ l’analyse du conflit des « rationalisations » de la connaissance économique proposée par Steiner (1998b). L’auteur cherche ainsi un soubassement matériel aux positions de chacun : en quoi ces luttes théoriques peuvent-elles être le reflet des luttes politiques dans une société de cour ? Le premier chapitre est sur ce point un peu décevant, au sens où l’auteur reprend essentiellement les travaux de John Shovlin (2006) sur le luxe et le « moment virgilien » de la littérature économique. Le même constat doit être fait sur les questions fiscales, Skornicki ne prenant pas suffisamment en compte la création des « impôts universels » (qui frappent aussi les privilégiés, et conduisent ainsi la monarchie à saper ses propres bases) bien étudiés par Michael Kwass (2000) qu’il cite pourtant. Mais, dans la suite, le livre devient vraiment intéressant par l’exposé des luttes de coteries économiques au sein de la République des Lettres. Skornicki fait ainsi une analyse assez remarquable des jeux et des enjeux de pouvoir dans les salons où l’on reçoit les écrivains économiques. Il montre aussi les limites de la stratégie d’investissement de ces lieux de pouvoir : bien loin de « faire l’opinion » des gens en place, les économistes étaient souvent seulement employés à défendre et populariser leur politique. Sur ce sujet, Skornicki s’attache plus particulièrement au « fait social total » de l’époque que constitue la libéralisation du commerce des grains au début de la décennie 1760. Comme on le sait depuis les travaux de Steven L. Kaplan (1976), une suite de phénomènes météorologiques (mauvaises récoltes), économiques (manque d’intermédiaires, spéculation) et psychologiques (la crainte constante du « monopole ») firent monter les prix du pain et entraînèrent des émeutes frumentaires extrêmement violentes durant les années 1768-1769. Les physiocrates furent accusés d’être à l’origine du mouvement de libéralisation et les critiques fusèrent à leur encontre. C’est dans ce contexte que le diplomate, économiste et surtout grand habitué des salons parisiens, l’abbé Ferdinando Galiani (1728-1787) rédigea ses savoureux Dialogues sur le commerce des bleds. D’abord bloqués à la censure, ils furent finalement publiés en 1770 à l’arrivée d’un nouveau ministère qui suspendit la libre exportation. Skornicki soumet le texte subtil de Galiani à un exercice d’analyse grammaticale, peu pratiqué par les historiens des idées économiques et qui se révèle très instructif. En prenant au sérieux la rhétorique – au sens où Cicéron et Quintilien entendaient le terme – des Dialogues, Skornicki s’intéresse moins aux positions de Galiani dans le débat qu’au but que le livre devait accomplir pour le diplomate italien. Dans son ouvrage, l’Italien utilise une méthode comparatiste pour expliquer qu’en matière de commerce des grains, il n’y a que des cas particuliers, et que si la France peut sans danger autoriser la libre circulation à l’intérieur du royaume, il n’en va pas de même de la liberté d’exportation des blés, qui demande une grande circonspection. Le coup porte et accentue la campagne anti-libéralisation, mais la chute est cruelle : alors que Galiani se voyait déjà au Contrôle général des finances, il ne sera pas même autorisé à rentrer en France. Se produit alors un phénomène de projection des ambitions de l’Italien sur la figure de Necker, dont l’accession au sommet de l’État procurera une forme de revanche à Galiani. Sur ce point, Skornicki décrit les luttes féroces entre Turgot et Condorcet, d’un côté, et le banquier protestant, de l’autre, sur fond de combat pour le contrôle de l’appareil politique. Autant d’éléments trop souvent ignorés, voire dédaignés, par les historiens de la pensée économique. L’ouvrage sera donc utile à ceux d’entre eux qui, sans être hostiles à l’histoire intellectuelle et la sociologie politique, ne la pratiquent pas ou peu dans leurs travaux. Mais il a surtout le mérite de s’adresser à un public beaucoup plus large de chercheurs et d’étudiants qui souhaiteraient se familiariser avec l’usage politique des idées économiques dans la France des Lumières, sans avoir à entrer dans des considérations par trop analytiques.

par Arnaud Orain, le 8 mars 2012

Aller plus loin

Références bibliographiques

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Charles, L. (2002), « L’économie politique française et le politique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », in Ph. Nemo et J. Petitot (dir.), Histoire du libéralisme en Europe, Paris, PUF, p. 279-312.

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Charles, L. et Théré, Ch. (2008), « The Writing Workshop of François Quesnay and the Making of Physiocracy », History of Political Economy, 40 : 1, p. 1-42.

Fox-Genovese, E. (1976), The Origins of Physiocracy. Economic Revolution and Social Order in Eighteenth Century France, Ithaca and London, Cornell University Press.

Herencia, B. (2011), Physiocratie et gouvernementalité : l’œuvre de Lemercier de la Rivière, thèse pour le doctorat en sciences économiques, Université Paris 10.

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Kwass, M. (2000), Privilege and the Politics of Taxation in Eighteenth Century France, Cambridge, CUP.

Larrère, C. (1992), L’invention de l’économie au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF.

Shovlin, J. (2006), The Political Economy of Virtue : Luxury, Patriotism, and the Origins of the French Revolution, Ithaca and London, Cornell University Press.

Steiner, Ph. (1998a), La « science nouvelle » de l’économie politique, Paris, PUF.

Steiner, Ph. (1998b), Sociologie de la connaissance économique. Essai sur les rationalisations de la connaissance économique (1750-1850), Paris, PUF.

Pour citer cet article :

Arnaud Orain, « L’économiste à l’épreuve du pouvoir », La Vie des idées , 8 mars 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-economiste-a-l-epreuve-du

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