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Recension Politique Économie

L’économie politique européenne

À propos de : Michel Aglietta et Nicolas Leron, La double démocratie : Une Europe politique pour la croissance, Seuil


par Antoine Vauchez , le 1er novembre 2017


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« Euro », « budget européen », « dette commune »… Le récent ouvrage d’un économiste et d’un politiste restaure patiemment la signification politique et sociale de ces « gros mots » de l’Union économique et monétaire, renouant avec le projet trop longtemps laissé en friche d’une économie politique européenne.

Recensé : Michel Aglietta et Nicolas Leron, La double démocratie : Une Europe politique pour la croissance, Paris, Seuil, 2017, 208 p., 20 €.

Il en coûterait à chacun d’entre nous… mais il faudrait peut-être s’astreindre, avant de courir acheter l’ouvrage de Michel Aglietta et Nicola Leron, à la lecture de l’imposante littérature de rapports, feuilles de route et autres mémorandums qui forment la trame du discours réformateur en matière de gouvernement de la zone euro. Un étonnant mélange d’économicisme et de pensée technocratique parcourt en effet cet ensemble, croisant une croyance solidement ancrée dans l’autonomie (et, par conséquent, l’apolitisme) des « logiques économiques » et une adhésion non moins forte à la logique instrumentale du tableau de bord et de la boite à outils, seuls à même de « réparer l’euro » (« fix the euro »). Les difficultés de la monnaie unique ? Une histoire de « sous-optimalité économique ». L’enjeu d’un budget de l’Union ? Une affaire de stabilisation macroéconomique. Une dette publique européenne ? Un problème de soutenabilité. La politique ne disparaît pas, bien sûr, de cette littérature de rapports, mais elle est immanquablement reléguée aux parties conclusives et réapparaît sous un jour où l’imprécision des termes le dispute au flou des objectifs (« mieux impliquer les parlements », renforcer la « gouvernance démocratique », etc.). Tout semble indiquer que l’on quitte alors l’univers stable et confortable de la rationalité économique pour basculer dans la sphère aussi étrange qu’inquiétante des passions démocratiques.

C’est sur cette ligne de fracture entre le politique et l’économique, constitutive de l’Union monétaire européenne telle qu’elle s’est formée historiquement, que se tient vaillamment La double démocratie. Et c’est bien ce défi indissociablement intellectuel et politique qui fait la grande valeur d’un ouvrage qui travaille à retisser à l’échelon européen les liens multiples entre les « gros mots » de l’économie (monnaie, budget, dette, etc.) et ceux de la politique (souveraineté, communauté politique, démocratie, etc.). Au terme de deux décennies de dénégation de la part proprement politique de l’Union économique et monétaire, la tâche paraît immense. Mais il faut dire que le moment est propice. La montée en puissance, au fil de la crise, d’un véritable gouvernement de la zone euro, doté d’une multiplicité d’outils de coordination, de surveillance, et de sanction (traité budgétaire, Union bancaire, Memorandum économique, etc.), mais aussi la politisation croissante, au niveau national et européen, des inégalités et des asymétries liées de l’intégration monétaire, ont profondément ébranlé la vision étroitement économique de la monnaie commune.

Pour une économie politique européenne

Pour retisser ces liens, les auteurs ont repris le flambeau longtemps abandonné d’une économie politique européenne. C’est sans doute une des énigmes encore ouvertes de l’histoire du projet européen : pourquoi une telle discipline n’a-t-elle pas connu un essor intellectuel et une reconnaissance institutionnelle comparables à ceux du droit communautaire, voire des « études européennes » des politistes ? Elle semblait pourtant née sous les meilleurs auspices puisque le premier président de la Commission européenne, Walter Hallstein, avait d’emblée appelé à penser l’« écono-politique européenne », pointant par là la formule singulière d’une Union politique bâtie sur des fondements économiques. Mais, probablement bloquée dans son essor par le succès fulgurant d’une science économique mathématisée à prétention universelle, cette économie politique européenne n’aura jamais vu le jour en tant que discipline savante – le vide ayant été vite comblé par l’émergence, à la périphérie immédiate des institutions bruxelloises, d’une expertise économique à fortement empreinte bureaucratique.

Sur la voie encore en friche de cette économie politique européenne, l’ouvrage s’essaie à de nouvelles alliances disciplinaires. Si Michel Aglietta poursuit ici un travail engagé de longue date, il a pris soin cette fois de travailler avec un politiste spécialiste des institutions et du droit européens. On pourra bien sûr regretter qu’historiens et sociologues ne participent pas davantage à cette nouvelle alliance de savoirs — ce qui aurait permis d’insister sur les lignes de pente sociologique et historique de l’Union économique et monétaire. Mais la démarche interdisciplinaire des deux auteurs n’a rien de cosmétique et ne tient pas de la pétition de principe : elle propose une véritable co-construction des objets et des enjeux européens au croisement de l’économie et de la science politique. Et non sans succès, car l’ouvrage ramène à la vie politique et sociale un ensemble d’objets perdus du débat européen.

Saisis à ce prisme, la monnaie, le budget et la dette nous reviennent en effet comme autant d’objets-frontières à l’intersection de la politique et de l’économie. La monnaie commune n’est plus cet instrument neutre venant naturellement couronner le marché unique ; elle est — par le système de paiement transnational qu’elle fait exister — un « principe commun de coordination » des sujets économiques et un marqueur essentiel du « lien de confiance » entre les citoyens. La dette publique ne figure plus simplement un levier économique conjoncturel mais devient constitutive d’une communauté politique — celle-là même au nom de laquelle la dette a été contractée.

Mais il y a plus. Ensemble, monnaie et dette touchent directement à la question de la souveraineté. Une dette publique émise dans une monnaie étrangère, ou une dette publique qui ne peut être rachetée directement par une banque centrale, comme c’est juridiquement le cas suivant le traité de Maastricht (clause de « no bail-out »), devient immanquablement une « dette privée  » contractée sur les marchés financiers, qui expose l’ensemble politique en question au risque d’insolvabilité. On mesure mieux dès lors le coup de force politique opéré par la BCE dans le cours même de la crise, quand elle s’est de fait emparée de « la fonction monétaire souveraine du prêteur en dernier ressort », occupant ainsi au sein du système institutionnel de la zone euro la place du souverain que les États ont renoncé de longue date à incarner.

Entre ces deux pans de l’écono-politique européenne (monnaie et dette), se tient un troisième pilier, celui du budget, forme institutionnelle singulière née à l’intersection de la politique et de l’économie. Parce qu’il est le lieu de l’identification des biens publics d’une communauté politique et que son financement est assuré par la levée de l’impôt ou par la dette, le budget est loin de pouvoir être ramené au statut d’instrument économique conjoncturel qu’on lui donne aujourd’hui dans les discussions sur la réforme de la zone euro. Il est au contraire, on s’en convainc pleinement à la lecture de l’ouvrage, le cadre privilégié de l’articulation entre démocratie représentative et politiques économiques.

La « chose publique » européenne

En exhumant ainsi la dimension politique des piliers de l’Union monétaire européenne, l’ouvrage dessine aussi progressivement, de « biens publics » en « dette publique », de budget en « puissance publique », les voies d’une réhabilitation d’une « res publica » européenne. Le fait n’est pas anodin à l’échelon européen, qui a plus souvent constitué un levier d’indifférenciation et de brouillage de la frontière entre privé et public – que l’on pense ici, parmi bien d’autres exemples, à la diffusion, au cœur de la Commission européenne, de l’idée de l’efficience d’une régulation par les marchés eux-mêmes [1], ou encore au rôle central de politiques de la concurrence guidées par le principe d’une égale soumission des acteurs publics et privés au critère de « l’investisseur privé avisé en économie de marché » [2]. Dans cette entreprise de « remotivation » de la puissance publique européenne, l’idée de biens publics européens joue un rôle pivot : par la dette sociale qu’ils conduisent à contracter, par l’impôt qu’ils supposent de lever, ce sont eux qui donnent à l’Union ses raisons d’être concrètes et qui construisent sa légitimité spécifique par rapport aux États-membres. C’est dire l’importance de la piste ainsi ouverte, même si l’on peut regretter que les auteurs n’aient pas fait jouer ici aussi les vertus de l’interdisciplinarité en convoquant une théorie politique qui aurait pu permettre de penser plus avant les contours possibles de ces biens publics européens et les procédures par lesquelles ceux-ci pourraient à l’avenir être définis.

Mais ce ne sont pas là que quelques notes tirées de cette passionnante reconstruction des objets économiques et monétaires de la politique européenne. Et, au moment de replonger (à contrecœur) dans les méandres de la littérature technocratique évoquée plus haut, on mesure tout le chemin politique parcouru par l’ouvrage, qui nous a détachés du fonctionnalisme économique étroit qui continue de peser sur nos façons de penser l’intégration monétaire européenne. L’euro n’est plus simplement une politique publique européenne comme une autre, fût-elle plus importante que les autres. La monnaie européenne est en fait constitutive d’un contrat politique et social dont il importe de faire apparaître les nouveaux sujets politiques autant que les nouveaux souverains. Et l’incomplétude de l’euro n’est plus celle que l’on croit. Elle n’est pas celle, strictement technique ou fonctionnelle, qui requerrait avant toute chose l’institution d’un ministre européen des Finances ou la création d’un Trésor européen. Elle ne tient pas même seulement à la taille, on le sait chétive, de ce budget européen qui rappelle que l’Union européenne est d’abord un État régulateur, érigé à partir de la construction judiciaire et bureaucratique d’un marché. L’incomplétude de l’euro est d’abord politique, et renvoie à l’étonnant travail d’évacuation de la dimension démocratique de la monnaie unique qui a présidé à l’écriture du traité de Maastricht et à la mise en place de l’UEM [3]. Déni qui n’a pas conduit, on s’en doute, à l’évaporation du politique mais qui aura de fait abouti, au moins jusqu’à la crise financière de 2008, à une forme de délégation des fonctions de coordination et de régulation au sein de la zone euro, au bénéfice d’un gouvernement privé de l’euro et de la dette par les marchés financiers.

Représenter et décider au niveau européen

Au terme de cette lecture, on n’évoquera en fait qu’un seul regret véritable ; celui que cette incursion dans l’univers de la monnaie et de la dette, qui contribue à rendre au budget toute son épaisseur politique historique, n’en revienne pas à l’institution qui lui est historiquement associée, à savoir le parlement, qu’il soit européen ou national. Parvenus au seuil des institutions politiques et au moment de recueillir tout le profit intellectuel de ce long détour par les objets-frontières de l’économie politique, les auteurs semblent avoir été pris de timidité. Car, pas plus que le budget et la monnaie ne sont de simples instruments de la boîte à outils des décideurs économiques, le parlement n’est un simple instrument au service de l’ingénierie institutionnelle des constitutionnalistes. Et tout comme la monnaie ou la dette font immanquablement exister une communauté politique, de même les parlements dessinent — par le choix du corps électoral mais aussi par le type de pouvoirs législatifs, budgétaires et de contrôle qui leur sont conférés — une certaine idée de la communauté politique au nom de laquelle ils s’expriment. Preuve sans doute de cette timidité, l’idée, somme toute paradoxale au terme d’un ouvrage qui entend réhabiliter la dimension politique des choix économiques et monétaires européens, de constituer une « agence budgétaire européenne », nouvelle agence indépendante chargée de définir le budget européen, ainsi qu’une bien modeste « commission parlementaire issue des parlements nationaux » chargée, sans autre précision, de donner une « dimension démocratique » à la procédure budgétaire européenne. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là, tant il est vrai que ce travail participe d’un effort collectif qui permet aujourd’hui de rompre avec le postulat de la neutralité de l’économie et de penser la nécessaire réarticulation, à l’échelon européen, des politiques économiques, de la puissance publique et de la démocratie représentative.

par Antoine Vauchez, le 1er novembre 2017

Pour citer cet article :

Antoine Vauchez, « L’économie politique européenne », La Vie des idées , 1er novembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-politique-europeenne

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Notes

[1Pour un exemple parmi d’autres : U. Mörth, «  The Market Turn in EU Governance. The Emergence of Public-Private Collaboration  », Governance, n°22, 2009, p. 99-120.

[2Voir par exemple Dominique Ritleng, «  L’influence du droit de l’Union européenne sur les catégories organiques du droit administratif  », dans Traité de droit administratif européen, Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 1063-1088.

[3Sur ce point, on renvoie aux deux volumes de documents réunis par Kenneth Dyson et Lucia Quaglia, European Economic Governance and Policies, Oxford, Oxford University Press, 2010.

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