Recensé : Nathalie Lazaric, Les théories économiques évolutionnistes, La Découverte, collection « Repères », 2010, 125 p.
Comme son nom l’indique, l’ouvrage de l’économiste Nathalie Lazaric, chercheure CNRS, se propose d’introduire le lecteur à un ensemble d’approches et de travaux ayant une place à part au sein de la science économique et que l’on désigne généralement sous le nom « d’économie évolutionniste » (ou « économie évolutionnaire »). Ces travaux et approches « ont pour principale ambition de comprendre l’émergence de la nouveauté et d’interpréter le changement, étant donné l’environnement et l’histoire dans lesquels les systèmes se situent » (p. 1). Même si l’ouvrage se veut essentiellement descriptif, il laisse transparaître un certain nombre d’enjeux théoriques et méthodologiques.
Évolutionnisme et économie, une longue et tumultueuse histoire
L’ouvrage se compose de quatre chapitres concis mais denses abordant chacun un aspect de la pensée évolutionniste en économie. Le premier chapitre propose un retour sur les origines de ce courant de pensée. En effet, si l’économie évolutionniste connaît un renouveau fulgurant depuis le milieu des années 1980, comme le révèlent des études bibliométriques citées par l’auteur, son histoire a commencé en fait il y a bien plus longtemps. Les plus optimistes verront ainsi dans les œuvres d’Adam Smith et de Thomas Malthus, dont Darwin s’est inspiré pour concevoir sa théorie de la sélection naturelle, les premiers rudiments d’une pensée économique évolutionnaire. Mais c’est surtout en 1898 que science économique et pensée évolutionniste se rencontrent avec l’article de l’économiste américain Thorstein Veblen, « Why is Economics Not an Evolutionary Science ? ». Dans cet article, Veblen fait le constat que la science économique n’a pas encore pris le tournant de la révolution darwinienne et appelle ainsi à un véritable changement de paradigme, enjoignant les économistes à s’intéresser aux processus de « causalité cumulative » par lesquels les institutions sociales évoluent et se transforment. Un an plus tard, Veblen mettra en pratique ses propres recommandations en étudiant l’évolution des pratiques de consommation ostentatoires dans son célèbre ouvrage La Théorie de la classe de loisir [1].
Le fait que ce soit Veblen, un économiste en marge de la profession (comme de la société américaine du reste), qui ouvre la voie de l’économie évolutionniste allait augurer des relations ambivalentes entre cette approche et l’économie dite « néoclassique » (appellation que l’on doit précisément à Veblen, lequel entendait ainsi se moquer des économistes marginalistes), ambivalence toujours d’actualité comme le souligne l’auteur tout au long de l’ouvrage. Le premier chapitre aborde ainsi également les contributions de deux autres auteurs dont le positionnement dans l’histoire des idées économiques est incertain, Joseph Schumpeter et Friedrich Hayek. L’histoire moderne de l’économie évolutionniste ne démarre toutefois que dans les années 1970 avec les travaux pionniers d’économistes comme Sidney Winter et Richard Nelson, lesquels vont servir de socle à une grande partie des développements théoriques et empiriques de ces trente dernières années. Le projet évolutionniste mis en place par ces deux auteurs va s’attacher à permettre une meilleure compréhension des processus d’évolution orientant l’histoire des institutions et des systèmes économiques. Ainsi, histoire et évolution sont intimement liées dans une perspective évolutionniste : c’est la prise au sérieux de l’importance de l’histoire pour comprendre les phénomènes économiques qui va rendre nécessaire l’étude des mécanismes d’évolution rendant intelligibles les trajectoires technologiques, organisationnelles et institutionnelles des économies. En introduisant cette dimension historique, l’économie évolutionniste va d’emblée se positionner, non en opposition, mais à la marge de l’approche économique standard. Entre dialogue et opposition avec cette dernière, l’approche évolutionniste va ainsi se développer à un carrefour paradigmatique complexe et parfois source d’ambiguïtés.
Croissance, innovation et changement organisationnel
Les deuxième et troisième chapitres présentent ce qui constitue aujourd’hui les deux champs d’étude majeurs de l’économie évolutionniste : l’analyse de la relation entre croissance économique et innovation technologique (aspect macroéconomique) et l’étude des phénomènes d’apprentissage et de changement organisationnels (aspect microéconomique). Ces deux champs regroupent un véritable foisonnement de travaux à la fois empiriques et théoriques. Présenter les résultats de ces recherches en moins de cinquante pages est un véritable défi, que l’auteur relève merveilleusement, même si à l’occasion, le lecteur trouvera certaines explications trop rapides. Notons au passage que l’auteur a choisi (probablement contrainte par l’espace disponible) de ne pas consacrer de chapitre spécifique à un troisième champ d’étude faisant partie intégrante de l’économie évolutionniste : l’évolution des institutions, des normes et des préférences. Certains aspects en sont discutés à divers endroits, mais on peut regretter que l’auteur n’en donne pas une vue plus systématique [2].
On ne mentionnera que quelques uns des travaux discutés par l’auteur. Les recherches autour du concept de « système national d’innovation » s’inscrivent dans la tradition néo-schumpétérienne inaugurée par Sydney Nelson et Richard Winter dans leur ouvrage de 1982 Evolutionary Theory of Economic Change. Ces travaux, essentiellement de nature empirique, cherchent à éclairer les relations entre innovations technologiques, facteurs de croissance, et les institutions des économies nationales. L’innovation est alors pensée comme le résultat d’un ensemble de facteurs institutionnels facilitant, ou au contraire contraignant, la capacité d’une économie à enclencher l’émergence et la diffusion d’innovations technologiques. Les premières études se sont surtout intéressées au cas de l’économie japonaise, en raison de son étroite articulation d’institutions publiques et privées et de son dynamisme de l’époque. Les études se sont depuis étendues à de nombreux pays et cherchent aujourd’hui à intégrer les impacts du processus d’intégration économique, rendant le raisonnement en termes de « système national » moins pertinent.
Sur un plan plus microéconomique, l’économie évolutionniste va apporter d’importants éclairages sur les processus par lesquels les entreprises s’adaptent et évoluent au travers de mécanismes d’apprentissage organisationnels. Ici encore, les travaux de Nelson et Winter ont servi de source d’inspiration. La publication de l’ouvrage Organizational Systematics de Bill McKelvey, également en 1982, a constitué également un point de départ majeur. Dans ces travaux, le concept essentiel est celui de routine. Une routine peut être individuelle, elle se définit alors comme une prédisposition à adopter certains comportements de manière plus ou moins automatique. Une routine peut également être organisationnelle : elle s’interprète alors comme un répertoire de compétences collectives que l’organisation peut actionner, là encore de manière quasi-automatique. Dans leur ouvrage de 1982, Nelson et Winter font des routines l’équivalent du gène au niveau économique. Comme le relève Nathalie Lazaric, cette référence à la biologie sera par la suite abandonnée par les auteurs eux-mêmes, même si aujourd’hui la question de la métaphore biologique refait de nouveau surface. Les travaux mobilisant la notion de routine organisationnelle développent une importante réflexion sur les capacités d’adaptation des différentes formes organisationnelles, sur la nature des mécanismes permettant le changement dans les entreprises ou encore sur les facteurs de la performance organisationnelle. De la même manière que pour les études sur la croissance et l’innovation, les résultats qui ressortent de la littérature ne rentrent pas nécessairement en contradiction avec ceux résultant de travaux plus « standard ». Par exemple, les recherches évolutionnistes concernant l’innovation technologique et la croissance convergent très largement avec les travaux autour de la croissance endogène. C’est davantage au niveau méthodologique que les divergences sont apparentes.
La modélisation évolutionniste
Le quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage présente les principaux outils méthodologiques, de nature microéconomique, mobilisés dans le cadre de l’économie évolutionniste. Cette partie est la bienvenue étant donné que la singularité de l’économie évolutionniste se trouve d’abord à ce niveau, même si on notera que, de plus en plus, les outils évolutionnistes sont réappropriés par l’économie standard. On peut toutefois regretter que ce chapitre souffre, bien plus que les autres, des concessions qui doivent être faites dans un ouvrage de ce type. Ainsi, les développements sur les différents outils sont très succincts et il n’est pas certain que le lecteur qui découvre ce champ soit en mesure de saisir tous les enjeux se cachant derrière la discussion méthodologique.
L’année 1982 aura été définitivement un grand cru pour l’économie évolutionniste, puisque c’est également durant cette année que le biologiste John Maynard Smith publie son ouvrage Evolution and the Theory of Games. S’appuyant sur des travaux développés depuis les années 1960, Smith propose ni plus ni moins qu’une nouvelle manière d’utiliser et d’interpréter la théorie des jeux. Maynard Smith y développe plusieurs concepts (notamment celui de stratégie évolutionnairement stable) et modèles qu’il applique à l’étude des conflits animaux. Les économistes ne vont pas tarder à s’approprier ce nouvel outil tant il s’avère prometteur pour étudier l’évolution des normes sociales et des comportements économiques. Plus récemment, certains économistes ont entrepris d’aller plus loin dans l’importation de formalisations en provenance de la biologie, en s’appropriant par exemple le formalisme de l’équation de Price, permettant ainsi de renouveler la réflexion sur la nature du processus de sélection économique ou sur l’importance de la sélection de groupe. L’économie évolutionniste tire également partie des développements des « sciences de la complexité » regroupant analyse des réseaux, simulations multi-agents ou encore théorie des graphes. Ces développements ont permis l’émergence d’une véritable « troisième voie » méthodologique, se distinguant à la fois de l’analyse déductive de la formalisation analytique et du raisonnement inductif des approches empiriques. Il s’agit alors de construire et de raisonner à partir de véritables « mondes artificiels », dont l’exploration est dorénavant rendue aisée par la puissance des ordinateurs. Nathalie Lazaric signale fort à propos aux lecteurs une série de travaux ayant mis en application ces méthodes dans plusieurs domaines (fonctionnement des marchés financiers, processus de diversification technologique, etc.)
L’ouvrage se termine par une conclusion qui met en perspective de nouveaux champs de recherche pouvant intéresser l’économie évolutionniste. Celui du rapport entre économie et écologie a d’ailleurs déjà donné lieu à quelques études innovantes sur l’évolution de la consommation « verte ». La conclusion explicite également une tension qui est en filigrane tout au long de l’ouvrage, le rapport ambigu de l’économie évolutionniste avec la métaphore biologique. Sur ce plan, on pourra noter un intéressant paradoxe : comme le relève fort justement l’auteur, les méthodes de modélisation les plus récentes (analyse des réseaux, simulations multi-agents) semblent éloigner l’économie évolutionniste de tout prisme biologique. Pourtant, on notera que ces mêmes méthodes sont utilisées, depuis longtemps parfois, par les biologistes et par d’autres disciplines scientifiques. L’économie évolutionniste, en plus du premier carrefour évoqué plus haut relatif à l’économie standard, se trouve ainsi probablement à un second carrefour : celui de ce que l’on peut appeler les « sciences de la complexité » et de l’économie. Pour paraphraser Veblen, on peut alors se demander si l’économie peut devenir une science de la complexité. Si tel est le cas, l’économie évolutionniste sera certainement sa porte d’entrée.
Pour citer cet article :
Cyril Hédoin, « L’économie évolutionniste »,
La Vie des idées
, 6 décembre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-evolutionniste
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