Esther Duflo est économiste du développement au Massachusets Institute of Technology. Elle a occupé au mois de janvier 2009 la chaire « Savoirs contre pauvreté » au Collège de France. Cofondatrice du Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab, elle défend le recours à l’expérimentation in vivo en économie. Calquées sur la méthode des essais cliniques effectués dans les « sciences dures », ces expériences aléatoires présentent des avantages certains, notamment en termes de contrôle des paramètres susceptibles de biaiser l’analyse des mécanismes étudiés. Elles soulèvent néanmoins des questions, d’ordre éthique et épistémologique.
Esther Duflo revient au cours de cet entretien sur ce qu’est l’approche « randomisée » en économie, sur la nature des projets conduits et sur la manière de les gérer ; elle répond aussi aux interrogations qu’une telle approche suscite parfois.
L’évaluation des politiques de développement
La Vie des Idées : Vous êtes économiste du développement, titulaire de la chaire « Savoirs contre pauvreté » au Collège de France, où vous présentez vos travaux en cours en économie du développement. La méthode expérimentale, les expériences randomisées, comme vous les appelez, de quoi s’agit-il ?
Esther Duflo : C’est une méthode qui est utilisée pour essayer d’évaluer l’impact d’un programme ou d’un projet. Je travaille surtout sur la lutte contre la pauvreté et sur les pays en développement, dans des domaines tels que l’éducation, la santé, la corruption, le crédit, etc., dans les pays en développement. Mais ce sont des méthodes qui peuvent tout à fait être appliquées dans d’autres pays, et qui l’ont d’ailleurs été.
Le principe général, c’est de s’approcher au mieux de la méthode de l’essai clinique. On compare des gens qui ont bénéficié d’un traitement – dans le cadre d’un essai clinique, ce sera un nouveau médicament – et des gens qui n’en ont pas bénéficié. À cette fin nous mettons tout en œuvre pour que ces gens soient le plus comparable possible. Dans la vie réelle, ce à quoi on s’expose quand on essaie de comparer des gens qui ont bénéficié d’un programme, par exemple de construction d’école, et d’autres qui n’en ont pas bénéficié, c’est que la façon dont les programmes sont attribués implique qu’en général les bénéficiaires ne sont pas du tout comparables avec les non bénéficiaires. Par exemple, on peut mettre les écoles dans les endroits où les gens en veulent le plus, auquel cas le niveau d’éducation y sera plus élevé ; ou bien on pourra mettre les écoles dans les endroits où les gens ont le plus besoin d’école, auquel cas on aura une éducation plus faible dans ces zones.
L’objectif de l’expérience randomisée est de travailler avec les partenaires de terrain qui peuvent être soit des ONG, soit des gouvernements locaux, soit des compagnies privées par exemple, qui veulent mettre en application un programme pour construire des conditions où ceux qui bénéficient du programme soient entièrement comparables à ceux qui n’en bénéficient pas dans un premier temps. Pour cela on définit d’abord un échantillon, par exemple 200 villages où on va construire des écoles, et on choisit au hasard l’endroit où l’on va mettre ces écoles. Par exemple, si une ONG a de quoi financer la construction de 100 écoles, on va choisir 200 villages au lieu de choisir les 100 qu’ils auraient choisis de toute façon. Et après, on collecte des données sur les 200 depuis le début, ce qui permet de comparer par exemple la scolarisation des enfants sur les deux types de villages. Puis, en général, quand l’expérience est terminée, on construit des écoles partout.
La Vie des Idées : Vous conduisez ces programmes d’aide au développement et ces expérimentations en grande partie à travers la structure du Poverty Action Lab, J-PAL, qui a en ce moment une centaine de projets en cours. Quels sont les types de projet que vous conduisez ?
Esther Duflo : Il y a tout un spectre de projets, qui vont de projets d’éducation, où on s’intéresse à la fois à l’accès à l’école et à la qualité de l’école, à des projets de santé ; dans ce cas, on s’intéresse moins, comme le feraient des médecins, à l’efficacité d’un traitement ou d’un autre, qu’à comprendre les comportements de santé et les caractéristiques de l’offre, et comment améliorer cette offre. Il y a des programmes qui ont à voir avec le marché du crédit, ou plus généralement l’accès aux services financiers, comme l’épargne, le crédit et l’assurance. D’autres ont à voir avec la gouvernance et la corruption, par exemple l’impact de règles spécifiques et de décisions dans les gouvernements décentralisés : vaut-il mieux avoir des votes ou des réunions ? Et puis il y a d’autres programmes qui ne rentrent aisément dans aucune de ces catégories, par exemple pour essayer de déterminer le niveau de discrimination qu’il peut y avoir dans une société.
La Vie des Idées : Comment cela se passe-t-il ensuite pour la mise en œuvre, au niveau de la gouvernance ? Êtes-vous contactés par des États ou des gouvernements locaux ? Ou êtes-vous proactifs ? Et au niveau de la définition et de la mise en œuvre du projet, comment s’articulent les différents niveaux de décision, avec notamment les pouvoirs publics locaux ?
Esther Duflo : Pour un projet de ce type, il faut toujours trois éléments. Il faut un partenaire de terrain qui a envie de mettre en œuvre le projet et qui désire une évaluation, en dépit du caractère contraignant de cette démarche. Ce partenaire de terrain peut être soit un gouvernement, soit une ONG, soit une entreprise privée. Ensuite, il faut un chercheur ou une équipe de chercheurs qui s’intéressent suffisamment au projet pour avoir envie de le mettre en œuvre. Et, enfin, il faut quelqu’un pour le financer.
Il faut donc que ces trois éléments soient réunis, mais ce n’est pas toujours le même qui vient en premier. Il y a des projets sur lesquels un chercheur ou une équipe de chercheurs voulaient vraiment travailler, par exemple sur l’impact du microcrédit, parce qu’il n’y avait aucune évaluation de ce type. Dans d’autres cas, c’est le partenaire de terrain qui a vraiment envie qu’un projet soit évalué ; cela peut être une ONG, par exemple une ONG indienne, qui nous contacte explicitement pour voir si on peut travailler avec elle sur la manière d’améliorer son offre en termes de santé. Un autre exemple, puisque vous parliez de gouvernements : le gouvernement du Rajasthan (le département de la police et le ministère de l’Intérieur) nous a contactés pour savoir si nous voulions travailler avec eux pour trouver des moyens d’améliorer l’efficacité de la police, de réduire la corruption et d’améliorer l’image de l’institution auprès du public. Nous répondons à cette demande en disant : « Voilà ce qu’on peut faire avec vous ». On commence par chercher un certain nombre d’idées dans la littérature, en parlant avec des policiers, des juges, des associations d’usagers, etc., pour trouver des choses à essayer, puis ensuite on les teste, avant de regarder ce qui marche et ce qui ne marche pas. Et puis il y a le troisième cas de figure où la demande vient de la personne qui a l’argent, qui s’intéresse à l’impact de quelque chose en particulier. L’Agence française du développement finance par exemple beaucoup de projets de microcrédit, pour mettre en lumière l’ensemble de leur activité dans ce secteur-là.
Le point d’entrée peut être un des trois points que je viens de mentionner. Après, il faut une collaboration tellement étroite entre les trois membres qu’on ne peut jamais parler de projet commandité soit par un partenaire, soit par quelqu’un qui le finance, soit par un chercheur.
La Vie des Idées : Cette collaboration se passe-t-elle sans heurts, ou peut-il y avoir des intérêts divergents à un moment du processus ?
Esther Duflo : Il y a toujours des heurts, de petits heurts, mais ils ne sont jamais fondamentaux. Je ne me suis jamais trouvée dans une situation où les résultats qui émergeaient n’étaient pas satisfaisants, au point que la personne qui avait voulu le projet veuille l’enterrer. Ça ne s’est jamais produit parce qu’on n’entre pas dans ce processus sans être extrêmement ouvert sur le résultat et surtout sans être demandeur d’un vrai résultat. Parce que si on veut une évaluation pour montrer qu’un projet marche, on peut toujours en avoir une, qui coûtera toujours moins cher et qui sera beaucoup plus facile à faire, et qui donnera exactement le résultat souhaité. Quand un partenaire veut rentrer dans ce processus, c’est qu’il sait ce qu’il veut et ce qu’il fait.
Les heurts ou les conflits d’intérêt qu’il peut y avoir au long du processus sont beaucoup plus localisés. Par exemple, les partenaires de terrain, dans le cours normal de leur activité, ont l’habitude de s’adapter aux situations ; elles avaient décidé de travailler plutôt à tel endroit, et puis finalement il y a un problème, la population n’est pas très coopérative, donc elles bougent. Nous leur demandons de ne pas le faire. Il peut donc y avoir conflit entre l’exigence de faire le projet de la manière la plus efficace possible et la moins chère possible du point de vue de l’organisation, et celle de respecter le protocole ; mais on arrive toujours à s’adapter. Les protocoles doivent être plus ou moins respectés, on est capable après sur le plan de l’analyse des données de prendre en compte des différences avec la situation idéale des laboratoires. Et d’un autre côté, les partenaires se rendent bien compte que c’est une situation un peu spécifique et donc chacun s’adapte.
La Vie des Idées : Combien coûtent ces projets et qui les finance ?
Esther Duflo : Les coûts varient énormément. Si vous faites un projet dans des écoles urbaines, vous avez juste besoin d’aller dans des écoles pour faire faire un test aux enfants, ce qui n’est pas très cher. Ça peut se faire pour 50 000 € par an. Si vous faites un projet où vous voulez mesurer l’impact de mesures de prévention du Sida sur les taux d’infection, il faut des échantillons énormes parce que le taux d’infection par le VIH n’est heureusement pas trop élevé et parce que toutes ces personnes sont très isolées dans les campagnes. Cela peut très rapidement coûter deux millions de dollars.
Alors, qui paye ? C’est une bonne question, parce qu’il est important de se souvenir que l’évaluation n’est pas un outil rétrospectif, c’est un outil prospectif : les leçons qu’on tire d’un programme, que le programme soit un échec ou un succès, sont plus générales. Les connaissances qui viennent de ces types d’évaluation sont des biens publics, et de ce fait doivent être financées non seulement par les gens qui ont un intérêt spécifique à ce projet, mais par des institutions qui financent les biens publics. La Banque Mondiale, par exemple, finance beaucoup d’évaluations, les nôtres ou d’autres. Les institutions de recherche, les mêmes qui financent les essais cliniques (par exemple le National Institute of Health), les fondations, comme la fondation Hewlett, la fondation Gates, MacArthur, financent à la fois la recherche et l’action. Occasionnellement, ce sont soit des petites fondations, soit même des donneurs privés, qui s’intéressent à une chose spécifique, par exemple qui ont un intérêt pour l’impact de l’eau au Maroc (par exemple Veolia). Il y a aussi les donneurs bilatéraux (l’Agence française du développement, etc.).
L’éthique de l’expérimentation
La Vie des Idées : Cette nouvelle méthode expérimentale en économie du développement a suscité un certain nombre de débats et de questions. Tout d’abord, la mise en œuvre de certains de ces projets ne pose-t-elle pas des problèmes éthiques ? Le fait qu’on évalue un projet potentiellement bénéfique en décidant arbitrairement que certains vont être traités, d’autres non, peut-il parfois poser problème ? Est-il possible qu’à la suite de la mise en œuvre du projet certaines personnes traitées se retrouvent dans une situation moins bonne qu’avant, et dans ce cas-là, y a-t-il des procédures d’indemnisation ?
Esther Duflo : Comme il s’agit de recherche, où tous les chercheurs sont des universitaires, les questions éthiques sont encadrées par les comités d’éthique des universités, qui malheureusement n’existent pas en France, mais qui existent aux États-Unis. En ce qui me concerne par exemple, tous les projets auxquels je participe passent devant le comité d’éthique du MIT qui est le comité qui gère les problèmes d’éthique liés aux essais cliniques ou à toutes les recherches d’ailleurs, pas forcément les expériences, qui impliquent des sujets humains. Toutes ces questions éthiques sont encadrées par les protocoles qui ont été décidés internationalement, comme le protocole de Belmont, que tout le monde ne suit peut-être pas dans le monde entier, mais que des comités d’éthique appliquent en tout cas dans tous les pays que je connais. En général, un projet reçoit l’avis du comité d’éthique de toutes les universités où les chercheurs sont impliqués, plus celui d’un comité d’éthique du pays en question. Au Kenya, par exemple, le comité d’éthique qui gère toutes les expériences et les essais cliniques s’occupe aussi des questions éthiques pour le type de projet que nous faisons.
Il y a également un certain nombre de règles de bon sens. L’une d’entre elles, c’est de limiter au maximum les risques auxquels peuvent s’exposer les gens qui participent à l’expérience. Dans le genre de projets que nous pratiquons, il y a finalement assez peu d’effets négatifs et de risques parce qu’on ne donne jamais des médicaments, et si on en donne, ce sont des médicaments bien connus. De toute façon, dans le plan de protection des sujets, on se pose toujours la question : « Qu’est-ce qui peut arriver de mal au sujet ? » Le grand problème, dans notre cas, est celui de la rupture de confidentialité, ou s’il y a des informations dont les chercheurs disposent qui pourraient éventuellement porter tort au sujet si quelqu’un d’autre les obtenait. Nous sommes très soucieux du respect de la confidentialité et de la liberté des personnes : les gens ne sont pas obligés de participer à l’expérience, y compris pour recevoir le programme. Il peut y avoir des gens qui sont dans le groupe de traitement par exemple, et qui refusent de répondre aux questions, mais puisqu’ils habitent dans le village où le programme est mis en œuvre par l’ONG, ils ont quand même le droit d’y avoir accès. Nous faisons très attention à respecter cette liberté-là.
Ensuite, il y a la question de savoir si l’on peut ou non priver des gens d’un programme. En général, ce n’est pas le cas puisqu’on travaille dans des situations où l’on a déjà énormément de restrictions budgétaires ou de capacités d’implémentation pour les programmes. Par exemple, quand on travaille avec des ONG, elles ont des budgets qui sont de toute façon limités. Si elles choisissent cent villages au petit bonheur la chance, elles ont cent villages ; si le programme fait partie d’une expérience, on choisit au hasard parmi deux cents villages, ce qui permet de savoir si le programme a marché, et s’il marche, cela offre un argument puissant pour qu’il soit étendu. Cela dit, on essaie souvent de travailler dans des conditions où il y a une expansion progressive du programme, où les gens qui servent de contrôle sont en fait retardés par rapport aux gens qui servent de traitement. Par exemple, pour un programme de formation des maîtres pour le Sida, ils sont de toute façon formés par vague et on organise juste la vague pour qu’un certain nombre d’écoles soient formées, les enseignants d’abord et les autres plus tard. En général, cela permet plutôt d’accélérer le processus par rapport à ce qui se serait passé normalement puisqu’il peut y avoir des fonds qui sont spécifiquement destinés à la recherche, qui permettent d’aller plus vite que ce qui se serait passé si on avait laissé les choses en l’état. En pratique, donc, on ne rencontre pas de difficultés éthiques.
Et quand il y en a, on ne fait pas le projet. Par exemple, une ONG indienne nous avait demandé de travailler avec elle sur son programme de support aux enfants très mal nourris. Ils identifient des enfants très mal nourris, puis une fois qu’ils les ont identifiés, ils donnent aux mères à la fois des conseils et des suppléments. On devait évaluer ce programme ; j’ai refusé parce qu’à partir du moment où on a identifié un enfant très mal nourri, on ne peut pas éthiquement ne pas le nourrir : il était impossible, du point de vue éthique, de participer à ce programme. Un autre exemple est celui des organisations qui s’occupent de réfugiés ou de situations post conflits, par exemple au Libéria, au Congo, etc. Ces organisations se posent en ce moment beaucoup de questions sur l’efficacité de ce qu’elles font et se demandent comment mieux faire les choses. Elles sont très intéressées par l’approche expérimentale et m’avaient donc invitée pour qu’on en parle ; je leur ai dit que, souvent, elles ne sont pas en position de mettre en œuvre l’approche expérimentale parce que, si elles s’occupent d’un camp de réfugiés, elles s’occupent de leurs réfugiés et ne peuvent pas traiter différemment les gens à l’intérieur d’un camp de réfugiés ; ce n’est pas possible, ni éthiquement, ni pratiquement. Il y a donc des barrières. Dans ces cas là, on n’y va pas. Cela dit, je pense qu’on exagère l’importance de ces barrières. Il y a des cas, très clairs, qui posent une limite et il faut s’y tenir. Une autre limite qui est très claire elle aussi, c’est qu’on ne veut pas faire de mal aux gens.
Comment généraliser les conclusions d’enquêtes locales ?
La Vie des Idées : Que mesure-t-on à travers ces expériences aléatoires ? Ces programmes sont à chaque fois mis en œuvre dans un pays particulier, dans des villages particuliers, dans des conditions particulières : quel est le degré de généralité des résultats obtenus ? Apprend-on des choses très particulières et très relatives au pays en question, ou est-il possible de généraliser à partir de ces résultats d’étude ?
Esther Duflo : C’est une question essentielle puisque s’il n’y avait aucune généralisation, c’est-à-dire si ce qu’on avait appris sur cent villages du Kenya ne pouvait pas se généraliser aux cent villages d’à côté, il n’y aurait aucune raison de faire ces projets, puisque ils ne sont utiles que par la leçon générale qu’on en tire, qui justifie les coûts et les efforts impliqués. La question du contexte est toujours pertinente. Comme le dit Montesquieu, il n’y a pas de lois qui soient mauvaises ou bonnes, il n’y a que des lois qui sont bonnes ou mauvaises dans leur contexte. C’est vrai aussi pour les programmes. Cela dit, il ne faut pas pousser cela trop loin non plus. On revient à Hume qui demandait s’il est possible d’apprendre quoi que ce soit de général. Tous les jours on voit le soleil se lever, ça n’implique pas du tout que le soleil se lèvera demain sans une théorie sur la relation entre les astres et les planètes. C’est pareil pour les programmes, on ne peut pas généraliser une expérience spécifique ou une observation spécifique, que ce soit une expérience ou pas, sans un cadre théorique, implicite ou explicite. Cela dit, nous avons tous ce cadre théorique. C’est le fondement même d’une politique économique : il ne serait pas possible d’avoir une politique économique si on pensait qu’il n’y avait absolument aucune pertinence de l’expérience spécifique de quelqu’un sur son voisin. Il n’est simplement pas pensable qu’il n’y ait aucune possibilité d’apprendre quelque chose de plus général à partir d’une expérience particulière. Cela dit, le contexte compte, mais c’est encore une théorie sur ce qui explique l’impact de ce programme qui nous permet de décider si ça va marcher dans un endroit ou dans un autre. Par exemple, il peut y avoir des théories très simples qui sont des théories physiologiques. Michael Kremer a évalué l’impact du déparasitage : les parasites intestinaux rendent les enfants malades, donc si on leur donne une pilule pour les soigner, ça les rend moins malades et du coup, ils peuvent aller plus à l’école. On peut penser que ce phénomène-là se généralise très bien. Alors que pour d’autres, comme par exemple la mobilisation des populations pour surveiller leurs enseignants ou leurs infirmières, on peut penser que la capacité d’organisation des foules dépend du contexte démocratique. C’est cela qui permet de prédire que quelque chose va par exemple plutôt marcher au Kenya et plutôt pas en Inde.
La Vie des Idées : Cette question de la généralisation et du contexte, vous la posez-vous avant, après ou pendant les expériences ?
Esther Duflo : Il y a un aller et retour, on aimerait bien poser les questions le plus tôt possible. Pour être honnête, ce qui se passe souvent, c’est qu’avant, on prédit en fonction de la théorie que l’on a concernant l’impact d’un programme sur toute une chaîne d’arguments. Et puis sur toutes les variables intermédiaires que l’on prévoit, on fait l’évaluation. Prenons l’exemple de l’impact des femmes au pouvoir sur les décisions politiques, j’ai d’abord étudié cela au Bengale occidental. Et mon idée de départ était assez simple : une femme au pouvoir prendrait des décisions politiques qui ressemblent, qui traduisent mieux les préférences des femmes que celles des hommes. Donc, d’abord, on s’efforce de mesurer les préférences politiques des femmes et des hommes, ce qu’on fait en observant les plaintes qu’elles déposent et qu’ils déposent. Ensuite on regarde les résultats, ce que décident les femmes politiques et les hommes politiques. Et ce qu’on voit là, dans l’exemple du Bengale, c’est que les femmes insistent beaucoup plus sur l’eau potable et sur les routes, moins sur l’éducation. Donc la prédiction, c’est qu’on devrait avoir plus d’eau et plus de routes, et moins d’écoles. Après on cherche à répliquer cela quelque part pour s’assurer que ce ne soit pas seulement valable pour le Bengale où les femmes ont beaucoup de pouvoir.
Dans un autre État, le Rajasthan, différent, avec beaucoup d’assassinats de petites filles, etc. la prédiction est la même : les femmes devraient faire plus de choses dans la direction de ce que veulent les femmes. Donc là, on mesure ce que veulent les femmes : elles ne veulent pas la même chose, elles s’intéressent à l’eau, de même, mais elles ne s’intéressent pas du tout aux routes. Donc nous avons une prédiction qui est maintenant différente : il y aura plus de routes là où il y aura des hommes et moins d’eau. On collecte les données, on trouve cela. Donc maintenant on a des résultats différents mais on sait pourquoi, parce qu’on dispose de la variable intermédiaire qui est la variable des préférences. Donc la prédiction, ce n’est pas : si vous mettez une femme il y aura plus d’eau ; mais c’est : si vous mettez une femme, il y aura des préférences correspondant mieux à ce que veulent les femmes. C’est une prédiction qui est à un niveau plus général, qu’on peut mesurer.
La Vie des Idées : Pendant longtemps, les économistes du développement se sont intéressés aux déterminants macroéconomiques – pour être développé il faut être riche, pour être riche il faut croître – et on essayait de déterminer quels étaient les déterminants de la croissance. L’approche expérimentale, par définition, est menée au niveau du comportement des agents, des personnes. Comment cette recherche microéconomique appliquée à l’économie du développement s’articule-t-elle avec une approche beaucoup plus macroéconomique ?
Esther Duflo : Il y a deux réponses. Il y en a une qui est de dire : il faut bouger, il faut essayer de faire des expériences à un niveau macroéconomique, pas au niveau des pays, mais parfois au niveau des marchés. La difficulté d’une expérience microéconomique, c’est que ça nous donne des paramètres, qui peuvent être des paramètres d’élasticité, des paramètres de productivité, de capital, etc. mais qui sont évidemment en équilibre partiel. S’il y a un effet d’équilibre général, par définition, on ne peut pas les repérer quand on fait une expérience à l’intérieur d’un marché. Un exemple, la privatisation de l’école. Dans de nombreux pays, y compris aux États-Unis mais aussi dans de nombreux pays pauvres, la question se pose de savoir si l’État devrait se contenter de financer l’école, sans essayer de construire des écoles, pour laisser ça au marché et donner aux gens des bons qui leur permettraient de financer leur éducation privée. Alors, la première question qu’on peut se poser, c’est une question d’équilibre partiel : si nous somme deux, je vous donne un bon et moi je ne reçois pas de bon, on nous compare tous les deux et on voit que vous avez plus de chance d’aller dans une école privée évidemment et vos résultats sont meilleurs. Donc cela nous donne un équilibre partiel. Aujourd’hui, c’est une expérience qui a été menée par exemple en Colombie où les écoles privées sont mieux que les écoles publiques, mais ça ne nous dit pas s’il faut arrêter de financer l’école publique et donner des bons à tout le monde, puisqu’une fois qu’on aura donné des bons à tout le monde, on change la nature même du marché. Les écoles privées vont changer, les écoles publiques, si elles restent, puisqu’il peut toujours y avoir des écoles publiques auxquelles les gens peuvent apporter leurs bons, changeront aussi. Peut-être auront-elles des enfants bien pires, peut-être meilleurs, peut-être qu’elles auront plus de compétition. Donc on n’a pas de prédictions sur le passage du système actuel à un système de bons. Cela peut aller vraiment dans les deux sens. Donc ce qu’on peut faire, c’est de dire : essayons de faire une expérience au niveau du marché. Il y en a une en cours en ce moment sur cette questions des bons dans l’Andhra Pradesh, où une fondation indienne (qui appartient au fondateur de Wipro, une des grosse boîtes informatiques) donne des bons aux gens au niveau de tout le marché, donc on a le niveau, les effets d’équilibre général que l’on capture dans l’expérience. C’est une première réponse.
Il y a des limites à cette réponse : ça marche pour le marché de l’école parce que les gens ne vont pas trop loin – les enfants ont des petites jambes donc ça limite le cercle ! Mais par exemple, pour le marché du travail ce serait différent puisque les gens seraient beaucoup plus prêts à bouger pour trouver un emploi plutôt qu’un autre. Donc les expériences de marché du travail menées localement ne nous disent rien d’un programme politique. Donc là, ce qui devient important c’est de bien combiner une approche expérimentale qui nous donne quelques paramètres utiles, avec des modèles macros. Et là, on est vraiment à l’enfance de cet art, c’est plus un art qu’une science. C’est quelque chose que fait par exemple Robert Townsend pour les questions de croissance justement, où il prend des modèles microéconomiques qui sont en général des modèles de choix de profession (est-ce qu’on devient entrepreneur plutôt que salarié, etc.), qui comprend des contraintes sur le marché du crédit, des contraintes sur le marché des assurances. Il prend des estimations microéconomiques de ces modèles, les différents paramètres de ces modèles qui ne viennent en l’occurrence pas encore de l’expérience mais qui le pourraient dans le futur, et ensuite il essaye de faire tourner son modèle et de le calibrer sur une économie, en l’occurrence l’économie thaïlandaise. Il a collecté depuis maintenant quinze ans des données tous les ans sur des milliers de ménages thaïlandais, il les voit croître – en Thaïlande on croît rapidement sur cette période – et il essaye de voir si ce modèle, avec les bons paramètres, réplique les performances de l’économie à la fois au niveau de la croissance mais aussi au niveau des inégalités, des choix professionnels, des inégalités géographiques, des phénomènes de migration, etc. Cela, à mon avis, est extrêmement prometteur.
La Vie des Idées : Ces modèles ont-ils une bonne capacité prédictive ?
Esther Duflo : Ils prédisent plutôt bien. On peut faire beaucoup mieux mais étant donné ce qu’on sait faire, on va déjà beaucoup plus loin que si on prenait un modèle tout simple où il n’y aurait aucune de ces contraintes. Il y a des progrès très nets. Donc là, il s’agit de combiner plutôt une calibration avec des estimations microéconomiques. Mieux ces estimations seront faites, plus précises elles seront, plus la calibration macroéconomique sera pertinente par la suite. Et cela me parait plus prometteur que d’essayer de faire des régressions, c’est-à-dire d’estimer un modèle statistique à partir de données macroéconomiques qui est trop agrégé, alors qu’on sait que tous les théorèmes qui permettent l’agrégation ont besoin de conditions où par exemple les flux de ressources doivent toujours aller à leur meilleur usage, etc. On sait que ces conditions ne sont pas réelles dans les pays en développement, donc ce n’est même pas la peine d’essayer d’estimer ces modèles sans en tenir compte.
Expertise et politique
La Vie des Idées : Dans le même ordre d’idées, supposons que je sois chef de gouvernement. J’ai des ressources limitées et je conduis des politiques pour développer mon pays. Les résultats que vous obtenez à travers la méthode expérimentale vous permettent-ils de me conseiller de faire plutôt des politiques d’éducation, des politiques de santé, de l’accès au crédit, de la réforme agraire ?
Esther Duflo : À ce niveau de généralité, je préférerais ne pas répondre à cette question. C’est une question politique, c’est-à-dire qui correspond plus à un choix de société qu’à ce qu’un conseiller technique, position que je considère avoir, peut apporter. Là où je peux venir en aide si vous êtes un dirigeant d’un pays en développement, c’est une fois que vous avez décidé que vous allez mettre l’accent sur l’éducation.
La Vie des Idées : Cela veut dire qu’on n’a pas vraiment d’idée précise des rendements respectifs des types de politiques ?
Esther Duflo : On a des idées très précises, et c’est vraiment là-dessus qu’on travaille, sur des rendements respectifs de politiques qui essayent d’arriver au même résultat. Par exemple, on commence à savoir très bien, si vous voulez envoyer les enfants à l’école et faire en sorte qu’ils aient le plus de jours d’école possible, quels sont les différents coûts/bénéfices d’une dizaine d’approches. Donc on peut choisir à l’intérieur de ces approches. Même chose dans la santé : si vous voulez vacciner les enfants, ou même améliorer l’accès aux soins préventifs, qui est très faible dans les pays en développement, on a beaucoup d’idées, beaucoup d’approches, on pourrait subventionner, avoir des politiques d’information, on pourrait avoir plus de centres de santé primaire. On est tout à fait capable de comparer toutes ces approches. Et plus on fait de projets, plus on aura de choses à comparer pour pouvoir choisir. On fait aussi des rapports coûts/bénéfices, c’est-à-dire dollars sur dollars, parce qu’on peut dire qu’un enfant plus éduqué va gagner plus de temps, donc si j’investis tant dans les manuels scolaires, ça rapporte tant en termes de revenus supplémentaires à la fin. Mais celles-là me paraissent plus délicates dans la mesure où il y a d’autres bénéfices que le dollar exactement à chaque politique. Par exemple, l’éducation peut être considérée comme un bien en soi, de même que la santé : cela correspond plus à un choix de société, de dire quelle est la valeur en soi qu’on attribue à l’éducation ou à la santé, ou à l’accès au crédit, ou à l’assurance. Et donc je pense que ce serait une illusion de dire qu’il y a une réponse technique à cette question. Il faut une réponse politique à cette question, au sens noble du terme politique.
La Vie des Idées : Cela nous amène à la question du rôle du chercheur dans l’utilisation de ces nouvelles méthodes d’économie expérimentale in vivo. Le rôle du chercheur à travers la méthode expérimentale change-t-il complètement ?
Esther Duflo : On est passé, en économie du développement, d’évaluations et de questions conceptuelles très simples à des questions plus ambitieuses, plus exigeantes, qui du coup demandent des designs expérimentaux plus sophistiqués. Donc il y a toute une créativité, qui est moins d’ordre statistique que d’ordre économique, au sens de la théorie économique. Et mieux on connaît la théorie économique, mieux on est capable de concevoir des expériences qui sont intéressantes, qui dépassent les questions de contexte, etc. Finalement le rôle du chercheur en tant qu’économiste ne change pas tant que ça : il n’est plus un pur statisticien, mais plutôt un économiste, qui réfléchit à la théorie économique, et ses implications. Au niveau purement statistique, c’est plutôt du travail de conception des expériences, les expériences ne sont pas sans subtilité statistique : il y a tout un domaine en biologie qui s’appelle biostatistique et qui est spécialement destiné à la conception idéale des expériences : comment traiter les données, comment gérer les problèmes, les évaluations dans l’implémentation du design expérimental, etc. Là, le mode de recherche change un peu par rapport à l’économiste empirique qui est assis dans son bureau et qui va chercher les données pour les analyser. C’est-à-dire que l’organisation physique des projets est différente, ce sont de gros projets avec des grosses équipes, depuis la personne qui vient juste de terminer sa licence et qui va passer un an sur le terrain pour mettre les choses en place, au post doc, au jeune professeur, au professeur chevronné qui va chercher l’argent et prendre des premiers contacts. Tout ce monde a une place dans chaque projet. Donc ce sont des projets qui ressemblent plus peut-être à des projets de biologistes, avec une part pour les chercheurs.
La Vie des Idées : Maintenant, en ce qui concerne le rôle du chercheur dans le monde et dans le domaine du débat public, tout à l’heure vous disiez que vous, vous apportiez des réponses techniques. En même temps, on a l’impression que tous ces projets sont conduits avec les gouvernements. Le savant et politique ont-ils une position différente ?
Esther Duflo : Il y a une tradition en économie qui refuse de se prononcer sur la politique et qui prétend décrire le monde tel qu’il est ; mais il y a aussi une tradition normative, dans laquelle notre travail s’inscrit, qui considère que l’économiste dans son domaine particulier a des choses à dire sur la meilleure façon de combler par exemple une défaillance du marché, ou de mieux organiser le fonctionnement d’un service public. Donc on ne s’interdit pas d’avoir des idées. Soit on a des idées nous-mêmes directement, auquel cas on fait des suggestions directement. Soit on utilise la connaissance de l’ensemble du domaine pour évaluer les idées des autres.
De ce fait, comme on travaille de très près avec les partenaires de terrain, que ce soit des ONG ou des gouvernements, on n’intervient pas seulement en tant qu’évaluateur quand tout est fini, on intervient depuis le début de la mise en place d’un programme et en général même en amont quand on réfléchit au programme à mettre en place. J’essaie toujours de bien spécifier que je voudrais qu’on m’informe des objectifs que je suis censée aider à accomplir, et c’est là où il y a une différence entre le savant et le politique : le politique doit fournir les objectifs. Une fois qu’on a formulé ces objectifs, il faut essayer d’atteindre au mieux ces objectifs, et c’est là que le savant peut avoir quelque chose à dire. Tel est le premier rôle dans le monde du savant. Le deuxième, c’est l’évaluation. Ce n’est pas si facile que ça à mettre en œuvre, conceptuellement ce n’est pas très difficile mais en pratique ça l’est un petit peu.
La Vie des Idées : Et, dernière question, votre travail s’arrête-t-il une fois l’évaluation terminée, ou est-ce que, dans un souci de conseil politique, vous assurez la promotion de ces résultats, une forme de lobbying, une fois que vous savez qu’il y a un certain nombre de choses qui marchent pour essayer de diffuser ces bonnes pratiques ?
Esther Duflo : C’est exactement pour cela qu’on a créé Poverty Action Lab, qui est devenu par la suite Jameel Poverty Action Lab, parce que chaque chercheur considère que son métier c’est d’écrire des papiers, mais c’est une perte considérable de toujours évaluer sans assurer le suivi pour mettre l’information à la disposition des décideurs. Notre devise est « translating research into action », transformer la recherche en action, assurer la promotion des résultats. Je ne sais pas si on peut parler de lobbying mais il s’agit de rendre les résultats présents dans le discours politique. Il n’y a certes pas que les résultats qui déterminent l’adoption d’une politique, mais ça joue quand même un rôle. Il y a des fonds spécifiques pour cela, il y a des donneurs qui s’y intéressent spécifiquement, pour qu’on passe d’un résultat à une politique adoptée. Par exemple, cela explique le succès du déparasitage. On a fait vraiment des efforts importants dans ce domaine, et une fois qu’on sait que le déparasitage coûte très peu cher et est très efficace sur la santé et sur l’éducation, on peut essayer de discuter avec des gens qui peuvent donner des pilules, avec des gouvernements qui peuvent mettre des programmes en place, etc. : là on en est à plusieurs dizaines de millions d’enfants qui ont pu bénéficier du déparasitage.
Un autre exemple, les moustiquaires. Il y a un grand débat pour savoir si les moustiquaires doivent être données gratuitement ou pas. Une étude de Pascaline Dupas et de Jessica Cohen a montré qu’il vaut mieux les donner gratuitement, parce qu’il y a beaucoup plus de gens qui en reçoivent et ils ont tout autant de chances de les utiliser ; donc la couverture effective est beaucoup plus importante, et quand la couverture effective est importante, les moustiques s’en vont ailleurs. Donc si on les donne gratuitement, le rapport coût/bénéfice est paradoxalement plus élevé. Et ce résultat a convaincu PSI, une grosse ONG de marketing social qui distribue ces moustiquaires, de les distribuer gratuitement au lieu de les faire payer.
Et puis il y a des cas encore plus simples : par exemple on a évalué l’impact d’un programme d’alphabétisation pour les enfants qui sont déjà à l’école et qui n’ont pas appris à lire, par une grosse ONG indienne qui s’appelle Pratham. Nous avons trouvé que c’était vraiment remarquablement efficace, nous avons pu soutenir leur candidature auprès de la Fondation Hewlett et de la Fondation Gates et ils ont eu suffisamment d’argent pour mettre en place le programme dans un tiers de l’Inde. Là, c’est facile parce qu’il y a quelqu’un qui est prêt à financer le programme dès que l’information sur les résultats est disponible.
Propos recueillis par Florian Mayneris. Retranscription : Florence Brigant.