Le négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser a suscité en France de vives discussions. Que peut-on en tirer pour une réflexion sur les méthodes en sciences sociales et les termes du débat scientifique ?
Le négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser a suscité en France de vives discussions. Que peut-on en tirer pour une réflexion sur les méthodes en sciences sociales et les termes du débat scientifique ?
L’ouvrage Le négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser de Pierre Cahuc et André Zylberberg a suscité un vif débat dans la presse et dans le monde académique. Son objectif est de débusquer les insuffisances, les méconnaissances, les erreurs et les dénis des chercheurs et des acteurs publics qui critiquent la science économique, et plus particulièrement de ceux qui critiquent son courant dominant, l’économie dite mainstream. Sont plus particulièrement visés les économistes critiques, en particulier les « économistes hétérodoxes » ou « atterrés », mais aussi des figures intellectuelles issues d’autres disciplines scientifiques (Pierre Bourdieu, Michel Onfray, Dominique Méda, Axel Kahn), des PDG (Jean-Louis Beffa, Louis Gallois), des hommes politiques (Michel Rocard, Daniel Cohn-Bendit, Barbara Romagnan) ou des journaux (Alternatives économiques).
Cette critique de la critique adopte la stratégie du contre-exemple : elle prétend disqualifier les critiques de la science économique en exhibant en chaque cas un résultat de la science économique doté d’une autorité scientifique qualifiée d’incontestable. Pour convaincre les sceptiques, ces résultats exemplaires ne doivent pas reposer sur les hypothèses théoriques de leurs auteurs (comme c’est généralement le cas des modèles théoriques formalisés). L’ouvrage s’appuie par conséquent sur les nouveaux résultats expérimentaux de la science économique issues de la « révolution de la crédibilité » [1], affirmant avec force que l’économie est désormais devenue une « science expérimentale » sur le modèle des sciences médicales. De même que les chercheurs en médecine peuvent déterminer l’efficacité d’un médicament – et ce quelle que soit leur opinion préalable en la matière – en comparant le devenir de patients aléatoirement ventilés en deux groupes, l’un prenant le traitement, l’autre prenant un placebo, de même les sciences économiques pourraient déterminer la validité d’un mécanisme théorique et l’efficacité d’une politique économique au moyen d’une démarche expérimentale comparant de la même manière groupe traité et groupe de contrôle.
L’ouvrage cite quelques expériences respectant la démarche expérimentale canonique telles que Perry Preschool Program ou Moving to Opportunity mais il s’appuie surtout sur des méthodes empiriques, les « expériences naturelles », qui s’en inspirent sans pouvoir en respecter tout le protocole méthodologique. Dans les expériences naturelles, ce ne sont pas les chercheurs qui déterminent et contrôlent la ventilation des individus en groupes de contrôle et groupes traités mais c’est la vie sociale qui produit des situations apparentées : territoires contigus soumis à des politiques différentes, seuils de sélection répartissant sur le fil du rasoir affectés et non affectés, variation temporelle d’application d’une mesure, etc.
Ainsi, la hausse du salaire minimum dans le New Jersey, comparativement à la Pennsylvanie où il est resté stable, augmente l’emploi (chapitre 1). La suppression des prêts subventionnés en 1985 en France réalloue le crédit vers les projets les plus rentables et montre le rôle positif de la finance sur la croissance (chapitre 3). L’année blanche fiscale en Islande en 1987, consécutive à l’adoption du prélèvement à la source, produit une augmentation du temps travaillé et montre ainsi que l’impôt décourage bien l’activité économique (chapitre 4). La comparaison des régions européennes de part et d’autre du seuil de bénéfice des aides européennes nuance fortement l’idée que la dépense publique favorise le développement économique (chapitre 5).
Au fil des cinq chapitres centraux (sur la politique industrielle, la finance, l’impôt, les dépenses publiques ou le temps de travail), l’ouvrage contredit à l’aide d’articles de sciences économiques (quasi-)expérimentaux les discours de ceux qui sont favorables à la politique industrielle, à un encadrement sévère de la finance, à la réduction du temps de travail, à l’augmentation des dépenses publiques financées par l’impôt. Le livre a une dimension bienvenue de vulgarisation. C’est aussi un ouvrage de tonalité plutôt libérale – ce qui, en soi, mériterait une discussion approfondie. Mais il doit être évalué à l’aune de son objectif premier, un objectif avant tout épistémologique : dénoncer l’imposture obscurantiste de la critique de la science économique et rétablir l’autorité de la vraie science.
Or, par delà les oppositions sur les mérites et les limites du libéralisme et de l’interventionnisme, de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie, des expériences et de la théorie, du pluralisme et de l’unité, il comporte plusieurs points critiquables qui loin de stimuler le débat scientifique, le paralysent : connotations offensantes, procès peu étayés en dénégation scientifique, accusations partiales d’ignorance et recours aux arguments d’autorité.
L’emploi du terme négationnisme n’est pas une simple décision éditoriale. Le mot est utilisé 58 fois dans l’ouvrage. Or le négationnisme n’est pas un concept ordinaire. En droit, la notion renvoie à la négation de crimes contre l’humanité, négation qui est condamnée en France par la Loi Gayssot. Si le crime contre l’humanité est le crime le plus sévèrement sanctionné, le négationnisme en est son pendant intellectuel le plus grave. En sciences sociales, le terme français négationnisme (au contraire de l’anglais denialism) est exclusivement réservé à la négation idéologique et complice des massacres de masse [2]. Une requête sur Google Scholar avec ce mot-clef renvoie, outre les références juridiques, essentiellement des références à la négation du génocide juif, quelques références à la négation des génocides rwandais et arménien, des massacres par les troupes japonaises, des crimes coloniaux, ou de la répression du 17 octobre 1961. Ceci n’est pas ignoré dans l’ouvrage, et le lecteur est averti dès les premières pages : le phénomène dénoncé sera très différent. Le négationnisme y est redéfini comme un déni de connaissances scientifiques abondamment documentées (p. 6).
Loin d’être l’effet d’un choix éditorial, le mot « négationnisme » apparaît 58 fois dans l’ouvrage
Or, à la différence du langage mathématique, on ne redéfinit pas les termes du langage naturel par un coup de baguette magique. La dénotation change mais la connotation demeure. Elle blesse, elle rabaisse, elle offense. La langue française permet pourtant de désigner le phénomène que le livre veut critiquer sans mobiliser l’opprobre lié aux massacres de masse : déni, négation ou dénégation économique et, sur le modèle du « climato-scepticisme », on peut inventer les néologismes sciento-scepticisme ou écono-scepticisme.
Les textes et les idées critiqués sont-ils la marque d’un écono-scepticisme similaire au climato-scepticisme ou au créationnisme qui polluent malheureusement le débat public au détriment de la véritable connaissance scientifique ? L’accusation de sciento-scepticisme est grave et ne doit pas être formulée à la légère. Elle suppose des conditions spécifiques telles qu’une connaissance commune, un très large consensus de la communauté des chercheurs, des preuves très solides et probantes pour un ensemble de connaissances, des dénégateurs qui nient, escamotent ou travestissent ces connaissances et leurs preuves avec des arguments tronqués ou de mauvaise foi, ne publient pas sur ces questions sur des supports scientifiquement reconnus et sont très largement reconnus par les spécialistes comme des faux scientifiques, etc. La difficulté supplémentaire, si l’on adopte la perspective de l’historien des sciences Thomas Kuhn, est que des chercheurs remettant en cause le paradigme dominant lors d’un épisode de révolution scientifique peuvent passer pour des sciento-sceptiques. Entre le doute méthodique inspiré du génie révolutionnaire et le doute pathologique de l’idéologue, la frontière est difficile à tracer.
Or dans le livre, les conditions pour le faire ne sont en général pas réunies. L’ouvrage ne parvient pas à montrer, dans les écrits pris pour cible, de négations caractérisées de résultats scientifiques solidement établis et faisant consensus. Les faits reprochés, étayés par des citations trouvées le plus souvent dans des entretiens ou des essais à destination du grand public et non dans des travaux académiques plus nuancés et documentés, sont au pire soit des généralisations abusives, soit des délits d’ignorance. Sont accusés d’écono-scepticisme ceux qui ignorent tel ou tel article de science économique que le livre considère important. Ignorer des travaux scientifiques est certes regrettable mais c’est la chose la mieux partagée de la vie scientifique. Dans un domaine scientifique donné, on publie des centaines de textes chaque jour et il est cognitivement impossible de maîtriser toute l’information. Un scientifique ignorera toujours un texte qu’un autre considérera important. Elle est donc éminemment réversible. Et, sans surprise, on a critiqué l’ignorance du livre, notamment en matière épistémologique [3]. En outre, un résultat empirique vaut toujours sous l’hypothèse que l’on mesure adéquatement le phénomène étudié. Un article peut être négligé parce qu’il ne convainc pas certains du fait des limites de la mesure alors qu’il convaincra d’autres. La discussion rationnelle sert à délimiter la portée et la limite des articles sans qu’il soit besoin de recourir aux anathèmes.
Enfin, pour justifier sa sélection toute personnelle des études empiriques permettant de contredire la critique de l’économie, le livre n’hésite pas à compléter l’argumentation par l’exhibition des symboles hiérarchiques les plus extérieurs de réputation scientifique : classement des revues, impact factor, classement des chercheurs, médaille John Bates Clark, prix Nobel. Il ne s’agit pas de dénier toute valeur informative à ces signes mais de rappeler que si ce sont eux qui doivent emporter l’adhésion alors ils fonctionnent comme arguments d’autorité. On devrait pouvoir convaincre dans un débat rationnel sans y recourir.
Les pages sur les 35 heures illustrent ces quatre limites. Les accusations à l’encontre des personnes soutenant l’effet créateur d’emploi de la réduction du temps de travail sont alors sans retenue (« On baigne en plein négationnisme économique », p. 74). Or, ici, s’il fallait caractériser un consensus des chercheurs spécialistes de la question, il serait plutôt en faveur du caractère créateur d’emploi des lois Aubry, même si l’incertitude demeure sur les mécanismes sous-jacents (réduction pure du temps de travail, réorganisation du travail, modération salariale ou abaissements de charge). Ces conclusions sont fondées sur des articles scientifiques utilisant des méthodes comparant groupes traités et groupes de contrôle tout à fait en phase avec celles promues dans le livre. Elles sont crédibles, comme toujours, sous réserve que les hypothèses de mesure soient remplies (dans le cas d’espèce l’absence de biais de sélection).
Face à ces études, le livre le Négationnisme économique brandit un article du même genre, qui comparait l’Alsace-Moselle (groupe traité), où la RTT aurait été moindre du fait de la possibilité d’inclure deux jours fériés locaux dans le décompte, et le reste de la France (groupe de contrôle) [4]. Ce dernier article, qui avait l’avantage de déduire les effets liés aux abaissements de charge, montrait ainsi que la réduction du temps de travail ne créait pas d’emplois. Mais il restait prudent, son résultat ne valant là encore que si les hypothèses de mesure (i.e. l’absence d’hétérogénéité inobservée [5]) étaient effectivement vérifiées. Il avait d’ailleurs été critiqué précisément sur ce point, critique que le livre a ignoré. Pour renforcer l’autorité de cet article et rendre d’autant plus coupable son omission, le livre n’hésite pas à invoquer sa publication au sein des « revues académiques dignes de ce nom » (p. 73), suggérant peut-être l’indignité des revues ayant publié les études précédentes.
Or il se trouve que les résultats de cet article – comme cela arrive en science – souffrent de deux défauts [6] : un codage informatique erroné et la non-prise en compte de l’impact des frontaliers (nombreux en Alsace-Moselle) sur le temps de travail. La correction de ces erreurs donne des résultats bien moins convergents et convaincants. Une discussion est en cours sur leur signification [7]. Rétrospectivement, le livre, même s’il peut avoir raison sur l’absence d’effet des 35 heures net des abaissements de charges, a donc été bien imprudent de faire croire que la science avait définitivement tranché. La coupable ignorance des chercheurs, des journalistes et des députés discutant des effets de la RTT sans tenir compte de cette étude apparaît moins fautive.
On pourra lire cette discussion comme un plaidoyer en faveur de la prudence et de la politesse académiques, souvent ennuyeuses, convenues et, qui plus est, hypocrites quand on connaît l’intensité des convictions sous-jacentes. Mais ce mode d’expression a une fonction : c’est celui qui permet le mieux l’évaluation rationnelle des arguments d’un débat scientifique.
par , le 15 février 2017
Olivier Godechot, « L’économie d’un débat scientifique », La Vie des idées , 15 février 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-d-un-debat-scientifique
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[1] Joshua Angrist et Jörn-Steffen Pischke, “The Credibility Revolution in Empirical Economics : How Better Research Design is Taking the Con Out of Econometrics”, The Journal of Economic Perspectives, 2010, vol. 24, n° 2, p. 3-30.
[2] Ainsi Robert Proctor, dans son livre sur le tabac emploie ainsi le terme anglais denialism. Cf. Robert Proctor, Golden Holocaust : Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition, University of California Press, 2011. Ce terme a été traduit, à tort, par négationnisme dans la version française.
[3] Cf. André Orléan, « Quand Messieurs Cahuc et Zylberberg découvrent la science », Alternatives économiques, 12 septembre 2016.
[4] Matthieu Chemin et Étienne Wasmer, “Using Alsace Moselle Local Laws to Build a Difference in Differences Estimation Strategy of the Employment Effects of the 35 Hour Workweek Regulation in France”, Journal of Labor Economics, 2009, vol. 27, n° 4, p. 487-524.
[5] Pour déterminer le rôle de la réduction du temps de travail sur l’emploi, l’article fait l’hypothèse que tous les facteurs d’évolution différenciée des deux zones géographiques ont été pris en compte dans le modèle et que les différences constatées ne peuvent être attribuées à d’autres variables inobservées.
[6] Olivier Godechot, « L’Alsace-Moselle peut-elle décider des 35 heures ? », Notes et documents de l’OSC, n° 2016-04, 2016.
[7] Cf. Matthieu Chemin et Étienne Wasmer, Réponse à « L’Alsace-Moselle peut-elle décider des 35 heures ? », Miméo, 2016.