Recensé : Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école. Paris, La Dispute, 2010. 147 p., 12 €.
Résumées sous le célèbre slogan « 80% au niveau du bac », les politiques d’ouverture du système d’enseignement mises en œuvre dans les années 1980 ont fait couler beaucoup d’encre. La diffusion croissante des diplômes universitaires, la différenciation de l’enseignement supérieur, le manque de moyens financiers alloués aux universités ou la faiblesse de la réflexion pédagogique sur les conditions de transmission des savoirs académiques, n’auraient fait que reporter et rendre moins visible l’élimination scolaire des jeunes d’origine populaire, tout en maintenant à un niveau élevé les inégalités sociales d’accès aux filières qui permettent d’occuper les positions socioprofessionnelles les plus prestigieuses et rémunératrices. Outre une déconnexion entre espérances subjectives et probabilités objectives de réussite, qui engendrerait « onirisme social » (G. Mauger) et sentiments de déclassement, ces politiques auraient contribué à dévaloriser les diplômes délivrés par les universités de masse, à stigmatiser un peu plus encore les « vaincus » de la compétition scolaire, et à couper les jeunes d’origine populaire de leur culture de classe (engendrant ainsi une rupture générationnelle) [1].
Au rebours de ces sociologies, Tristan Poullaouec entend ici mettre en évidence non seulement une « conversion » des familles ouvrières au modèle des études longues, mais les bénéfices que ces familles (ou au moins une fraction non négligeable d’entre elles) en auraient retiré à travers leurs enfants. Ce travail, essentiellement fondé sur l’exploitation secondaire d’enquêtes statistiques, se compose de quatre parties. La première porte sur l’évolution du rapport des familles ouvrières à l’École. La deuxième propose une typologie des destins scolaires propres aux jeunes d’origine ouvrière dans le système d’enseignement actuel. La troisième a pour objet les formes particulières que prend la « mobilisation » scolaire des familles ouvrières. La dernière traite de l’entrée dans le monde du travail des jeunes issus de ces familles et de la rentabilité socioéconomique des titres scolaires qu’ils ont acquis. Le questionnement jouant le rôle de fil rouge dans ce travail tient dans les effets, notamment symboliques, de la massification scolaire pour les familles ouvrières (on préfère ici utiliser le terme de « massification » plutôt que de « démocratisation », dans la mesure où l’emploi de ce dernier tend à clore la discussion qu’il s’agit justement d’ouvrir).
Une « conversion » et ses effets
C’est dans le premier chapitre que T. Poullaouec expose l’essentiel de sa thèse. Il y défend l’idée d’une « conversion » des familles ouvrières au modèle des études longues, mouvement qui constituerait non seulement un « grand tournant » mais une véritable « révolution culturelle ». L’auteur commence donc par faire le constat statistique de ce renversement de l’attitude des familles ouvrières, qui aspireraient désormais majoritairement à ce que leurs enfants poursuivent des études supérieures, refusant ainsi une mise au travail précoce, autrefois monnaie courante (du moins en milieu populaire).
Dans la foulée de ce constat, l’auteur engage une discussion critique de trois approches théoriques visant à rendre raison des inégalités sociales d’ « ambition scolaire » : la théorie de la résistance culturelle aux études (attribuée non seulement à P. Willis mais aussi à R. Hoggart), la théorie du choix rationnel (associée aux travaux de R. Boudon) et la théorie de l’intériorisation du probable (qu’il fait dériver de l’œuvre de P. Bourdieu). Selon T. Poullaouec, trois arguments imposent de « dépasser » ces approches :
– Les classes populaires ne s’excluent plus de la perspective des études longues mais rejettent à l’inverse les filières de l’enseignement professionnel court.
– Le maintien d’un différentiel d’aspiration scolaire est le produit des difficultés d’apprentissage scolaire rencontrées par les enfants d’ouvriers, et non de cadres particuliers de socialisation les rendant rétifs a priori à l’univers scolaire.
– Aux « nouvelles stratégies » propres aux familles ouvrières correspondent les dispositifs d’orientation scolaire associés à la mise en place de l’ « école unique ».
Des années 1960 à aujourd’hui, les classes populaires seraient donc passées d’un régime d’auto-exclusion a priori à l’adoption du modèle des études longues. Comment expliquer une telle « révolution culturelle » ? S’appuyant sur des travaux menés par P.-H. Chombart de Lauwe et son équipe entre 1948 et 1953, T. Poullaouec voit au principe de ce changement radical le refus croissant des emplois d’exécution, l’espoir de quitter la condition ouvrière (rendu palpable par la massification scolaire), et le report sur les enfants de ces espoirs déçus. Par ailleurs, s’il mentionne un « tournant des années 1980 », lié à la crise que rencontre alors le monde ouvrier, les parents ouvriers auraient aspiré dès les années 1950 à une sortie de la condition ouvrière pour leurs enfants. C’est donc moins le chômage de masse que le mouvement d’unification et d’ouverture du système d’enseignement qui serait à l’origine de la transformation des attitudes populaires à l’égard de l’École.
Au sein de ce nouveau régime de scolarisation s’affirment trois types de trajectoires pour les enfants d’ouvriers : les « scolarités réussies » (accès aux études supérieures), les « échoués de l’école » (sorties sans diplôme), et les « élèves de l’entre-deux » (diplômés de l’enseignement professionnel court ou bacheliers technologiques). Pour rendre compte de cette diversification, T. Pouallouec revient sur le rôle de l’école primaire, montrant que celle-ci persiste à diviser fortement et durablement les enfants, nombre de ceux issus des classes populaires éprouvant des difficultés à « entrer dans la culture écrite », comme l’ont montré avant lui les travaux de B. Lahire ou S. Bonnéry [2]. S’appuyant sur des données statistiques relatives au suivi du travail scolaire à l’école primaire, l’auteur s’attache par ailleurs à faire la critique du « mythe de la démission parentale » (B. Lahire) et met en évidence une « montée des efforts parentaux » (p. 76). Or, sans présumer que la « mobilisation » des parents ouvriers prenne des formes identiques à celle des familles de classes intermédiaires ou aisées, c’est bien celle-ci qui serait décisive quant à « l’investissement des enfants dans les activités d’apprentissage » (p. 93).
Le dernier chapitre est consacré pour l’essentiel à la critique des théories de l’« inflation scolaire » et au lien qu’elles établissent (ou parfois postulent) entre la multiplication des diplômés et la baisse du rendement social des diplômes. Selon T. Poullaouec, le déclassement des diplômés, peu importe comment on le mesure, n’en serait généralement pas un puisque l’augmentation des qualifications nécessaires à l’exercice d’une même fonction professionnelle rendrait fonctionnelle – au moins du point de vue patronal – l’embauche de jeunes apparemment « surqualifiés » pour les postes proposés. Au principe de la multiplication des situations de déclassement se trouverait donc, non pas l’afflux de diplômés, mais la dégradation du rapport de force entre patrons et salariés – notamment les jeunes – au profit des premiers, et ce en lien avec la persistance d’un chômage de masse et la généralisation de la précarité.
Pour ouvrir le débat
Cet ouvrage nous paraît poser quatre questions. La première tient à l’usage, tout au long de celui-ci, de l’expression d’ « école unique ». N’est-ce pas là prendre au mot la description officielle de l’institution scolaire en minimisant les inégalités indissociablement scolaires et sociales entre établissements, les logiques de ségrégation – notamment ethno-raciale – que la remise en cause de la sectorisation paraît avoir renforcées, la persistance de filières de relégation au collège (SEGPA, 4e « aide et soutien », 3e d’insertion, etc.), et le maintien d’une stricte division (en termes de publics, de curricula, de poursuites d’études et d’opportunités professionnelles) entre, d’un côté, les filières générales et technologiques et, de l’autre, les filières professionnelles ? Si l’on veut utiliser l’expression d’ « école unique » afin de désigner les effets symboliques de l’unification (relative) de l’École, il nous semble au minimum que des guillemets auraient permis d’instaurer une distance sociologique prudente mais nécessaire.
Une seconde question porte sur le diplôme, considéré par T. Poullaouec comme « arme des faibles », et pose celle des rapports entretenus par l’auteur avec la sociologie de la reproduction. Que le diplôme – et a fortiori les diplômes d’enseignement supérieur – puisse représenter une « arme » sur le marché de l’emploi pour les individus d’origine populaire, c’est là un fait incontestable. Mais cela ne clôt pas la discussion quant aux effets de légitimation idéologique produits par l’emprise (voire le règne) du capital scolaire, imposant de saisir le diplôme au niveau non plus des individus mais de l’ordre social. On pourrait ainsi se demander dans quelle mesure l’accroissement du nombre de diplômés issus des classes populaires constitue un facteur d’émancipation collective ou au contraire de renforcement de la domination dont ces classes sont l’objet. Deux questions se posent :
– Cet accroissement, aussi limité soit-il, ne procure-t-il pas aux inégalités de condition, aux hiérarchies de statut et, plus largement, à l’ordre social un surcroît de légitimité aux yeux des classes dominées, l’idéal de mobilité venant se substituer chez elles à l’aspiration égalitaire ?
– L’augmentation du nombre d’années d’études produit-il nécessairement et mécaniquement un surcroît d’autonomie (et de conscience critique) chez ceux qui en bénéficient, indépendamment des contenus et des pratiques pédagogiques mais aussi de l’évolution des rapports de force – matériels et idéologiques – au sein de la société dans son ensemble ?
Une troisième interrogation a trait aux problèmes du rapport à l’École en milieu populaire et des conditions de socialisation. T. Poullaouec a raison de proposer une critique de la posture ethnocentriste qui voit immanquablement dans une « démission » et un « laisser-aller » des familles populaires l’origine des difficultés scolaires souvent rencontrées par leurs enfants. Mais s’il est juste de démontrer l’égale « éducabilité » de tous les enfants (contre les idéologies du « don » ou du « handicap socioculturel ») et de rappeler que les efforts scolaires des parents ouvriers s’avèrent « à la mesure de leurs ressources », cela doit-il conduire à écarter l’hypothèse d’une inégale « désirabilité » d’une prolongation indéfinie des études supérieures selon la position sociale des familles ? En outre, une question méthodologique s’impose : dans quelle mesure les enquêtes par questionnaire sont à même de saisir les attitudes populaires effectives à l’égard de l’École, alors que par définition elles n’observent pas des pratiques mais recueillent des déclarations, et que – particulièrement dans un domaine comme l’éducation – les représentations de légitimité conditionnent fortement ces déclarations ? En effet, nul doute qu’à une époque où l’on claironne l’objectif des « 80% au bac », les parents – y compris ouvriers – sont incités à déclarer qu’ils espèrent voir leur enfant parvenir au baccalauréat et aller « le plus loin possible ». Mais qu’en est-il de leur attitude concrète dans des situations spécifiques telles que les paliers d’orientation en fin de 3e ou de terminale ? Les enquêtes par questionnaire n’ont-elles pas tendance à estomper des différences sociales qui continueraient à structurer les pratiques éducatives, les « choix » d’orientation et les attitudes à l’égard du système d’enseignement ? Autre point qui nous paraît poser problème dans l’argumentation de T. Poullaouec : le processus de socialisation y est ramené en bonne partie à la question des savoirs (compris au sens large) transmis par les parents. Conformément à ce qu’indique le sous-titre du livre, l’influence du groupe des pairs – qui constitue pourtant un cadre de socialisation particulièrement prégnant en milieu populaire – n’est pas prise en compte ici. Les travaux ethnographiques portant sur la scolarisation des jeunes des classes populaires, en France (A. van Zanten, M. Millet et D. Thin, etc.) et dans le contexte anglo-saxon (P. Willis, J. MacLeod, L. Weis, etc.), permettraient sans doute de nuancer ou de modifier cette vision.
Nous aimerions enfin revenir sur l’emploi des expressions de « conversion » et de « révolution culturelle ». Sans nier l’attraction croissante que peut produire le modèle des études longues en milieu populaire, il nous semble risqué de raisonner en termes de conversion, c’est-à-dire de passage d’une croyance à une autre ou d’un système de croyance à un autre. En usant d’une notion aussi forte, on risque de manquer le caractère essentiellement ambivalent – pour ne pas dire contradictoire – du rapport que les classes populaires entretiennent, ou continuent d’entretenir, avec l’École (même massifiée), mêlant des aspirations abstraites et des espoirs incertains à une attention distante et des investissements souvent en pointillés. De ce point de vue, l’hypothèse évoquée par l’auteur d’un « réaménagement progressif de la culture ouvrière, notamment dans son rapport à l’école » (p. 43) semble à la fois plus modeste et plus féconde. Comme l’écrivait J.-C. Passeron, « les cultures ne changent pas de structure comme de chemise » [3] et les cultures populaires n’échappent pas à ce constat. Or, en diagnostiquant une « révolution culturelle », T. Poullaouec est amené à ne remarquer qu’en passant la variété des attitudes populaires à l’égard de l’École mais aussi à minimiser des phénomènes, notamment les mécanismes d’auto-exclusion dont il note pourtant la persistance, ou à n’en faire que des survivances vouées à s’éteindre. La notion de « révolution culturelle » fonctionne ainsi comme ces « concepts bulldozers » dont parle C. Grignon, « qui déblaient si énergiquement le terrain qu’on ne distingue plus rien après leur passage » [4]. Sans doute serait-il plus prudent ici d’adopter la posture d’O. Schwartz qui, tentant en 2002 de montrer en quoi son enquête ethnographique, menée au début des années 1980, continuait à être utile vingt ans plus tard pour la compréhension du monde ouvrier (tout en nécessitant d’être actualisée par d’autres études), enjoignait les sociologues à mettre en évidence « l’intrication du plus ancien et du plus contemporain » [5].
Ces commentaires ne retirent rien à un ouvrage qui nous paraît soulever d’importantes questions et a le mérite d’imposer des clarifications aux sociologues – mais plus largement aux intellectuels et hommes politiques – s’exprimant sur la massification scolaire, et ce dans des sens divers : que critique-t-on exactement lorsque l’on critique cette massification (ou, pour ne prendre qu’un exemple, lorsqu’on remet en cause le « collège unique ») ? Qu’est-ce qu’être « mobilisé » scolairement veut dire ? La multiplication des diplômes engendre-t-elle mécaniquement leur dévalorisation ? Quel rôle ont joué les vagues d’ « explosion scolaire » dans la transformation des cultures populaires ? Le diplôme constitue-t-il pour les classes dominées une « arme » ou un verrou idéologique ?