Recensé : Riva Kastoryano, Que faire des corps des djihadistes ? Territoire et identité, Paris, Fayard, 2015, 336 p., 23 €.
Que faire des corps de djihadistes ? Ce que dit le droit français en la matière est simple : tout défunt, quel qu’il soit, à le droit d’être inhumé soit dans la commune où il est décédé, soit dans celle où il est domicilié, soit dans celle où sa famille dispose d’un caveau (article L.2223-3 du Code général des collectivités territoriales). Mais un maire peut aussi légalement refuser de délivrer un permis d’inhumation, s’il estime que celle-ci est de nature à troubler l’ordre public, comme l’a récemment rappelé le Conseil d’État à propos de Larossi Abballa, auteur de l’attentat de Magnanville en juin 2016, finalement enterré au Maroc après que le maire de Mantes-la-Jolie s’est opposé à ce qu’il le soit dans sa commune. Dans un contexte où le nombre de cas va croissant (on estime à plus de vingt le nombre de djihadistes tués par les forces de l’ordre ou morts en kamikazes en France depuis Mohammed Merah en 2012), des problèmes se posent ainsi de plus en plus fréquemment, qui contraignent l’État à trancher parfois lui-même.
Tout l’intérêt du livre de Riva Kastoryano est de montrer que cette question, que l’on pourrait croire anecdotique ou exclusivement juridique, est en fait éminemment politique. En s’inscrivant dans le sillage de travaux qui ont déjà mis en lumière ce que dit des sociétés humaines le traitement des cadavres et des restes humains [1], et en se penchant sur le sort des djihadistes responsables des trois attentats les plus meurtriers perpétrés en terre occidentale jusqu’à ceux de Paris en 2015 (les attentats du 11-Septembre, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres), elle offre une analyse qui, au-delà de son aspect pragmatique, éclaire d’un nouveau jour la question des rapports entre États-nations et mondialisation, dont l’essor du terrorisme, depuis le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui, n’est au fond qu’une modalité parmi d’autres (Raflik, 2016).
Ce que nous apprennent les trajectoires de djihadistes
Enterrer un mort, c’est le localiser, l’attacher à jamais à un point déterminé sur cette terre et par là même lui donner une place parmi les vivants. La spécificité du problème que pose l’enterrement des djihadistes aux États qui y sont confrontés tient au fait que ceux qu’on enterre sont des individus déracinés ou en rupture de ban qui se conçoivent comme les acteurs d’un combat global, par essence déterritorialisé. Leur cas est en cela très différent de celui des terroristes de l’ETA ou de l’IRA : se battant pour l’autodétermination d’un territoire et la défense de l’identité qui lui est attachée, eux étaient soutenus dans leur combat par leur famille et leur communauté d’origine, qui s’enorgueillissaient de leurs actes et les célébraient en héros, de sorte que leur enterrement « chez eux », auprès des leurs et dans la terre qu’ils défendent, allait de soi. De ce point de vue, les soldats du « djihad global », pour reprendre l’expression d’Olivier Roy, se distinguent aussi des martyrs palestiniens – auxquels Riva Kastoryano consacre un bref chapitre (p. 73-82) [2] – qui se battent pour une cause qui est « d’abord une cause nationaliste, donc territoriale » (p. 81). Leur famille et l’Autorité palestinienne tiennent à eux, de sorte qu’elles se mobilisent, avec le soutien d’ONG, pour obtenir de l’État d’Israël la restitution de leur corps, et que ce dernier peut s’en servir comme monnaie d’échange afin d’obtenir entre autres la libération de soldats israéliens en captivité.
Les morts djihadistes, au contraire, sont encombrants pour tout le monde : pour le pays qu’ils ont frappé comme pour celui dont ils étaient ressortissants (lorsque les deux diffèrent), pour leur communauté d’origine et leur famille qui, en règle générale, condamnent publiquement leur acte et expriment leur incompréhension. Particulièrement intéressant à cet égard est le cas des hommes responsables des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, sur lequel Riva Kastoryano a enquêté. Immigrés de première génération, la plupart d’entre eux étaient originaires d’un même quartier de Tétouan, au Maroc, où leur dépouille – à une exception près – a été transférée pour y être inhumée. Même plusieurs années après, il reste très difficile de savoir où et quand précisément ces enterrements ont eu lieu. C’est que le sujet est tabou et qu’à l’époque, l’État marocain a tout fait pour que l’inhumation de ces terroristes dans leur terre natale se déroule dans le plus grand secret. Le Maroc, qui se veut un allié de premier plan des pays occidentaux dans leur lutte contre le terrorisme islamiste, a pris par la suite toute une série de mesures visant à entretenir les rapports des ses ressortissants partis vivre à l’étranger avec leur société et leur culture d’origine afin de prévenir leur radicalisation djihadiste. Riva Kastoryano voit là une logique de la diaspora qui s’oppose terme à terme à la logique de l’Oumma, celle des djihadistes. La première consiste à définir la pratique de l’islam au travers d’une culture nationale rivée à un territoire, avec lequel le lien est maintenu par-delà les destins migratoires, tandis que la seconde fait primer l’appartenance à la communauté des croyants, l’Oumma, sur toute référence territoriale et stato-nationale. L’Oumma se conçoit comme une nation déterritorialisée, uniquement fondée sur la religion, et qui ne connaît donc pas de frontières.
Entre la diaspora et l’Oumma, il faut donc choisir. Retracer les trajectoires des djihadistes, fait valoir Riva Kastoryano cartes à l’appui, est indispensable pour saisir comme se noue en eux ce conflit de loyautés – sans quoi on ne peut comprendre ce dénouement que constitue leur enterrement. Le cas des dix-neuf terroristes auteurs des attentats du 11-Septembre apparaît de ce point de vue paradigmatique. « Ils sont allés partout », écrit-elle, voyageant et se déplaçant constamment, « de l’Europe à l’Asie, de la péninsule Arabique à l’Amérique, ainsi qu’à l’intérieur de chacun de ces continents, comme s’ils ne venaient d’aucun lieu précis » (p. 89), comme s’ils étaient au fond de purs cosmopolites sans attaches territoriales, au même titre que les hommes d’affaires qui passent leur vie dans les avions et les hôtels (Calhoun, 2002). Cette déterritorialisation, remarque Riva Kastoryano, culmine en fin de compte dans le fait que ces terroristes ne sont enterrés littéralement nulle part. Cela, toutefois, tient aux circonstances particulières de leurs actes – les crashs des avions détournés et l’effondrement des tours du World Trade Center –, qui ont causé la désintégration pure et simple de leurs corps, comme de celui de très nombreuses victimes. En cela, leur cas, bien que paradigmatique, constitue aussi un cas limite.
Terroristes maison
Dans leur majorité, les djihadistes auxquels sont désormais confrontés les pays occidentaux sont, non pas des immigrés de première génération ou des ressortissants étrangers, mais des homegrown terrorists qui, tels les auteurs des attentats du 7 juillet 2005 à Londres, sont nés ou ont passé la majeure partie de leur vie en Occident. C’est pour eux que le problème de l’enterrement s’avère le plus épineux. Le respect des droits de l’homme et du deuil des familles commande aux États de restituer à ces dernières le corps des défunts et de les laisser décider de leur inhumation. Autoriser leur enterrement dans le pays dont ils étaient ressortissants bien qu’ils l’aient attaqué est aussi une manière pour les États, explique Riva Kastoryano, de nier le discours d’allégeance exclusive à l’Oumma en rappelant de facto leur intégration à la « communauté morte-vivante » nationale, ainsi que la nomme Arnaud Esquerre (2011). Citoyens de ce pays ils étaient, citoyens de ce pays ils resteront – fût-ce à leurs corps défendant, si l’on peut dire. Au regard de cette analyse, on mesure combien, à l’inverse, le projet de loi envisagé à la suite des attentats du 13 novembre 2015, qui visait à rendre possible la déchéance de nationalité pour un Français coupable d’actes terroristes, aurait pu apparaître comme une forme de reconnaissance de cette « logique de l’ennemi ».
Le problème, toutefois, est que les tombes de djihadistes risquent toujours d’attiser les émotions populaires (songeons au défouloir que devint à Nice l’emplacement où fut abattu le terroriste responsable de l’attentat du 14 juillet 2016) et leur enterrement, d’occasionner des troubles à l’ordre public. Une manière commode pour les États occidentaux de se débarrasser du problème est de transférer les corps de ces djihadistes « maison » vers d’autres pays dont ils sont originaires, ainsi que le souhaitent parfois leurs familles. Mais encore faut-il le pouvoir : parce qu’il n’avait pas la nationalité algérienne, l’Algérie refusa en 2012 de recevoir la dépouille de Mohammed Merah, comme le firent également, pour une raison similaire, les autorités maliennes pour Amedy Coulibaly après les attentats de janvier 2015.
Ainsi que l’ont montré plusieurs cas récents, les homegrown terrorists suscitent davantage de passions dans les sociétés occidentales que les autres figures de djihadistes, et leur sort post-mortem retient par conséquent plus l’attention des médias que ne l’ont fait en leur temps celui des responsables des attentats du 11-Septembre ou de Madrid. On peut regretter que Riva Kastoryano n’intègre pas à son analyse cette dimension médiatique, pas plus que les réactions de l’opinion publique face aux débats et controverses dont les dépouilles de djihadistes font l’objet, alors que celles-ci constituent à l’évidence un des éléments qui déterminent leur destination finale. Impossible, par exemple, de comprendre que Tamerlan Tsarnaev, l’un des deux responsables de l’attentat du marathon de Boston en 2013, homegrown d’origine tchétchène, ait été enterré à Doswell, en Virginie (cas sur lequel Riva Kastoryano, qui n’a pas enquêté dessus, passe superficiellement p. 70-71 [3]), sans tenir compte de la forte médiatisation des rassemblements quotidiens protestant contre son inhumation aux États-Unis et exigeant qu’il soit envoyé en Russie (lieu de résidence de ses parents), qui conduisit une citoyenne américaine à se mettre personnellement en quête d’un cimetière qui voudrait bien de lui. Au lieu d’en faire une matière d’analyse ou de les mettre en perspective, Riva Kastoryano place en fait dans ce livre les sources journalistiques sur le même plan que les citations d’ouvrages académiques ou les propos qu’elle a elle-même recueillis dans le cadre de ses enquêtes. Elle use ainsi d’un mode d’écriture qui, outre qu’il met peu en valeur un travail d’enquête que l’on imagine pourtant difficile, favorise des imprécisions, voire des inexactitudes [4], et oblige le lecteur à d’incessants va-et-vient avec les notes rassemblées en fin de volume pour comprendre exactement, lorsque des guillemets sont employés, qui dit quoi à qui et dans quel contexte.
Oumma versus Cosmopolis
Si ce manque d’attention aux médias et à l’opinion publique importe aussi, c’est qu’il limite la portée de l’argument central du livre sur la tension entre ancrage territorial des États-nations occidentaux et déterritorialisation du djihad. Certes, Riva Kastoryano remarque bien dès l’introduction que, dans leur lutte contre le terrorisme islamiste, les États occidentaux sont de facto amenés à exercer leur pouvoir et leur souveraineté au-delà des frontières de leur territoire (en pratiquant notamment l’exécution ciblée de djihadistes en territoires étrangers) – de même que, dans un mouvement inverse, la déterritorialisation du djihad trouve son pendant dans la création de l’ « État islamique » sur un territoire délimité, comme lieu de concentration du pouvoir politique. Elle ne semble pas voir, en revanche, que loin d’être une simple réponse pragmatique au combat que leur livrent des djihadistes se jouant des frontières, cette extra-territorialisation du pouvoir des États occidentaux s’inscrit dans le prolongement de guerres menées depuis plusieurs décennies par ces États au nom de « l’humanité » (Jeangène Vilmer, 2012), et s’adosse comme telle à un imaginaire cosmopolitique, lui aussi déterritorialisé, qui se manifeste également au travers des réactions occidentales aux attentats islamistes [5]. C’est très net lors des attentats du 11-Septembre (Riva Kastoryano évoque elle-même à leur sujet une « souffrance globale » et un « deuil mondial », p. 138-139), mais encore après les attentats de Londres (Brassett, 2008) ou ceux de Paris. À chaque fois, des voix s’élèvent pour faire valoir que les villes frappées ne sont pas de simples entités géographiques, mais des communautés de valeurs à portée universelle auxquelles adhérent des individus de toutes origines et de toutes nationalités, et qui, comme telles, sont indestructibles.
In fine, ce qui se joue donc au travers des attentats islamistes qui frappent les pays occidentaux depuis le début du 21e siècle n’est pas tant un affrontement entre, d’un côté, la réalité juridique et politique des États et de leur souveraineté territoriale et, de l’autre, l’imaginaire et le discours « globalisé » de djihadistes renvoyant à une « géographie pré-westphalienne imaginée comme la cité de Dieu » (p. 22), qu’entre deux visions du monde à visée universaliste – celle de l’Oumma et celle de la Cosmopolis – qui chacune ont leur ancrage social et territorial.
Refusant toute allégeance locale, y compris familiale, tout engagement dans la vie de leur cité, au nom d’une communauté globale de croyants sans frontières, les djihadistes pourraient nous apparaître comme d’étranges descendants des cosmopolites cyniques. Mais le philosophe Kwame A. Appiah nous rappelle à raison que la communauté qu’ils entendent construire en ce monde n’est pas une polis, étant donné qu’elle récuse tout pluralisme (Appiah, 2008, p. 199-212). L’Oumma est régie par un principe d’uniformité : l’idée qu’il n’y a qu’une seule bonne façon de vivre pour les humains et que les différences sont à éradiquer. En ce sens, ses partisans sont moins des cosmopolites que des contre-cosmopolites. Mais dans la réponse que nous, Occidentaux, apportons à leurs attaques se joue aussi le sens que nous donnons aujourd’hui au cosmopolitisme et au pluralisme qui le sous-tend. Dans sa Sociologie de 1908, Georg Simmel note que la grande erreur des philosophes grecs, qu’ils soient cyniques ou stoïciens, a été d’exclure de leur conception de la Cosmopolis les « barbares » et ce faisant, de ne pas avoir compris que la vraie idée de cosmopolitisme impliquait de considérer l’humanité dans sa globalité et sa pluralité entières, aussi difficile que cela puisse être (Simmel, 1999, p. 727). C’est bien à cette difficulté, encore, que nous renvoient ces nouveaux « barbares » que seraient les djihadistes [6] et le sort que nous réservons à leur dépouille.