Naguère dominée par la violence, le chaos, abandonnée par l’administration et tributaire de querelles politiciennes, Bogota est devenue une ville prometteuse, aux réalisations exemplaires, qui peuvent servir de modèles pour imaginer la ville de demain, affranchie des aléas de l’administration.
Bogota repliée sur elle-même
En Amérique Latine, la Colombie a la particularité d’être un pays aux frontières nettement marquées, moins par le langage (l’espagnol y règne presque sans partage) que par son territoire, sa géographie, ses cultures régionales, les origines ethniques de ses différents habitants, et ses économies. Bogota se trouve en plein centre du pays, sur le plateau des Andes. Elle s’étend sur trente-trois kilomètres du nord au sud et sur seize de l’est à l’ouest. Avec ses 186 habitants par hectare en moyenne, elle est la neuvième ville la plus dense au monde. Elle ne fut pas toujours la principale ville du pays, car Cartagena, Barranquilla, Medellín et Cali la précédèrent. Ce n’est que depuis les années 1990 que Bogota a acquis une image propre, vivante. La manière dont cette image s’est fixée sur la scène nationale, les caractéristiques de cette image, pourraient être des critères pour mettre en perspective la ville, et peut-être fournir un exemple pour des villes voisines. En effet, en quelques années le saut qualitatif a été important : d’une cité dans l’impasse, incapable de se construire, dominée par la violence, le chaos, abandonnée par l’administration et soumise aux querelles politiciennes, Bogota est devenue une ville prometteuse, aux réalisations exemplaires reconnues internationalement par d’innombrables prix. Ces derniers expriment dans l’ensemble ce que l’on appelle ici « l’apparition de Bogota » : le prix des Villes pour la Paix (2000), décerné par l’UNESCO au titre des initiatives favorisant la cohésion sociale et l’esprit de fraternité urbaine ; le Défi global de Stockholm (2002) pour la journée sans automobiles ; la Ville de l’apprentissage (2002), récompense de la Fondation Bill et Melinda Gates aux efforts permettant à la population l’accès à l’information ; le prix Villes Actives et Saines (2005) pour le programme de pistes cyclables et le développement de lieux d’activité physique ouverts à tous les citoyens ; le prix « Ville UNESCO de la Musique » (2012), décerné lorsque l’art musical participe au progrès social et économique et à la diversité culturelle ; ou encore le Lion d’or de la Meilleure Ville lors de la dixième Biennale d’architecture de Venise. Aujourd’hui Bogota produit cinq fois plus de richesses que la Bolivie, deux fois et demi plus que l’Uruguay ou le Panama, plus d’une fois plus que l’Équateur. En outre, la ville connaît une frénésie culturelle : 20.669 événements l’année 2013, soit cinquante-six par jour en moyenne, et le principal festival de théâtre au monde. L’image internationale de la ville s’est enrichie par son attractivité touristique inattendue : 52% des touristes visitant la Colombie (quatre millions environ en 2014) restent dans la capitale. Ils viennent des États-Unis, de l’Europe méditerranéenne et de ses voisins régionaux. Travelzoo, l’un des principaux portails de promotion touristique, a situé la Colombie parmi les cinq meilleures destinations touristiques de 2013, avec la Nouvelle Zélande, l’Irlande et les chutes du Niagara. Bogota, et la Colombie, ont été définis comme des « centres émergents d’Amérique Latine ». « Le risque est de vouloir y rester », annonce le slogan de l’office de promotion du pays, en inversant le danger par un défi : « Venez, n’ayez pas peur : osez ».
Il est vrai que ces récompenses ont afflué pendant une période d’innovations permanentes et de création de programmes imaginatifs, qui semblent aujourd’hui s’estomper. Mais il est toujours intéressant d’examiner, au sein du contexte latino-américain, comment ces réussites se sont produites. Nous proposons de retracer dans cet essai le surgissement d’innombrables expériences positives, en particulier deux traits qui en déterminent l’émergence : d’une part la capacité d’imaginer de nouvelles façons de se projeter collectivement ; de l’autre une capacité remarquable à les mener à terme. On pourrait dire qu’il y a eu une étrange communion entre une nouvelle poétique urbaine, nettement marquée par la pédagogie citoyenne, et une capacité de gestion et d’exécution de nouveaux plans liée à l’empressement à pouvoir montrer des résultats. Évoquons l’histoire et certains moments clés de cette Bogota abandonnée à son sort, et comment la ville a entamé cette aventure créative, afin de démontrer qu’il était possible de réaliser une ville qu’on avait imaginée.
C’est surtout la méconnaissance publique de Bogota qui a caractérisé une bonne partie du XXe siècle : on n’y faisait référence ni en Europe ou aux États-Unis, ni même en Amérique Latine. À côté d’autres grandes métropoles du sous-continent, sa construction ne développa guère de vie urbaine (songeons que dès les années 1910 le métro était à Buenos Aires un système intégré de transport de masse), ni par son architecture (plusieurs facteurs jouèrent en faveur de cela, comme nous le verrons, et c’est peut-être là sa particularité), ni par une construction pouvant accueillir les innombrables nouveaux arrivants, qui dans les années 1960 [1] font augmenter la population de 7% par an (São Paulo, au contraire, proposait alors un modèle de ville verticale, généreuse en infrastructures routières). Ce n’était pas non plus par la création qu’une nouvelle mentalité urbaine s’y développait, car la littérature demeura provinciale presque jusqu’aux années 1970, dominée presque absolument par le grand écrivain de la Caraïbe colombienne Gabriel García Márquez. Son œuvre projetait l’image d’un pays tropical et surréaliste, parfois surnaturel, et soumis à des forces magiques déterminant la destinée des hommes, sans que leur développement pût aussi être la conséquence d’un savoir, d’un jugement rationnel, d’une réflexion logique [2]. À l’heure actuelle pourtant, de jeunes écrivains comme Mario Mendoza (Satan, 2002) ; Gonzalo Mallarino (Trilogie de Bogota, 2011) ; Juan Gabriel Vázquez (Les réputations, 2013) ; Ricardo Silva Romero (Le livre de l’envie, 2014), parmi d’autres, affirment une symbolique bogotaine du nouveau millénaire, en accord avec l’éveil de métropole moderne que je décris.
Il en va presque de même pour les arts visuels : tandis qu’à Caracas, dans les années 1950 et 1960, l’art moderne se développait grâce à l’œuvre d’artistes mondialement reconnus, et que certaines des grandes collections de la région s’y constituaient, à Bogota seules certaines tendances de l’art moderne s’y distinguaient : la plupart du temps de la peinture de mœurs ou de paysages, parfois un art plus contestataire, pointant les contradictions du système politique. L’artiste qui domine dès les années 1970 et 1980 l’art figuratif est Fernando Botero (né à Medellín), au-dessus de figures comme Alejandro Obregón, dont l’œuvre, marquée par le modernisme, est nourrie et inspirée par la région. Botero met en avant les icônes religieuses et représente les conflits sociaux et politiques par des images « douces », comme par exemple dans tel tableau représentant un militaire et un évêque en conspirateurs. Ces images donnent plus une impression de caricature que de dynamisme, de complexité ou de contre-pouvoir, constitutifs de la force de l’art moderne et contemporain.
Il n’y avait pas à Bogota de médias modernes non plus : le cinéma, par exemple, qui depuis les années 1930 participait à la formation d’un esprit national, à la création des mentalités urbaines, comme au Mexique. Au contraire, depuis les années 1940 et encore aujourd’hui, à Bogota la radio renforçait les traditions orales du foyer, et n’encourageait guère l’usage effectif des espaces publics de la ville, comme les théâtres et les cinémas [3]. On ne peut pas non plus dire qu’il y avait à Bogota (à l’instar de Montevideo ou d’autres capitales du sud) des partis politiques laïques, opposés au pouvoir des églises ou des traditions hégémoniques des castes, des caciques ou des pouvoirs locaux nationaux, Il faut savoir que jusqu’en 1988 le maire de la capitale était nommé par le président de la République, représentant à son tour des fortes traditions régionales plutôt que des intérêts urbains.
Pour parachever l’image d’une « Bogota repliée sur elle-même », adossée à un pays endogène, secoué par sa vie politique et dominé par des symboliques pré-modernes, il faut ajouter que l’entrée dans la seconde moitié du XXe siècle en Colombie fait suite à des événements dramatiques. L’assassinat du grand leader politique Jorge Eliécer Gaitán en 1948 donna lieu aux événements du « bogotazo », qui reste pour 60% des citoyens (Armando Silva, 2003) la grande cicatrice de Bogota. Certains historiens défendent qu’il s’agit de la première déflagration de la période contemporaine de violence en Colombie [4], et que le « bogotazo » a jeté les bases du développement urbain de la ville. Cette catastrophe bogotaine laissa de profondes traces dans la création culturelle, l’architecture, l’art, la littérature, le cinéma et les médias. Cela nous aide à saisir pourquoi, dans les situations antérieures à des bouleversements importants, l’idée de ville comme foyer de modernisation n’existait guère. Le titre de cet essai semble alors justifié, car si la ville était bien là, elle n’existait pas véritablement, avec ses manières d’être, ses traditions et ses aspirations. Elle « apparaît » avec ces bouleversements.
Bogota ouverte sur l’extérieur
J’ai eu l’honneur de présenter en 2006 la ville de Bogota dans le catalogue de la Biennale d’architecture de Venise Città. Architettura e società. 10ª Mostra Internazionale di Architettura. Bogota fut alors élue, parmi vingt autres villes, comme l’une de celles qui avait en dix ans resserré le plus nettement le lien de ses habitants avec leur milieu urbain. Bogota obtint le Lion d’Or et mon texte sur le catalogue fut l’objet d’analyses de plusieurs spécialistes qui cherchèrent, sans avoir de références préalables, à étudier ses réussites, élargissant donc le cadre de leur reconnaissance.
À cette occasion, je présentai la vigueur des habitants de ma ville sur une période récente de son histoire, vouée à une évolution résolue. Bien des programmes ont été imaginés, afin de tirer Bogota du chaos, de l’oubli, de la violence et de l’indifférence. Mon principal axe d’approche a été la couleur. C’était donc très subjectif, mais je pus ainsi approfondir certains changements structurels. Ma question de départ était : quelle est la couleur de Bogota ? Je pouvais ainsi parler de ses constructions (la couleur des briques domine sur les façades) et de sa population (métisse, mais avec une population blanche significative, et des immigrés d’Afrique subsaharienne en provenance de la côte pacifique, où ceux-ci avaient été implantés par les colonisateurs).
Bogota était grise à cause des sempiternelles pluies intermittentes qui forçaient ses habitants à s’abriter. Cette Bogota fut chantée par le poète José Asunción Silva (1865-1896, casadepoesiasilva.com), qui fut à l’origine de l’abandon des rimes vieillottes et rhétoriques, pour les beaux vers mystérieux, dénués de qualificatifs superfétatoires. Ainsi, tout discrètement, surgissait l’un des premiers mouvements du renouveau littéraire et culturel empreint de culture française. Cette dernière baignait au même moment, au début du XXe siècle, d’autres villes du sous-continent. En effet, son roman De sobremesa [L’après-dînée] revendique l’influence d’À rebours de Joris-Karl Huysmans.
Mais Bogota a commencé à prendre une teinte plus rougeâtre à la fin du siècle dernier, peut-être parce que la couleur des tuiles de l’architecture coloniale a déteint sur les briques, venues de l’héritage arabo-andalou et utilisées pour la construction de presque toute la ville. La brique est aujourd’hui l’objet le plus démonstrativement démocratique, car riches comme pauvres l’utilisent pour bâtir leurs maisons. Cette couleur brique se détache du vert profond des montagnes avoisinantes. Rogelio Salmona (1929-2007), l’architecte le plus moderniste, fut décoré de l’insigne nom d’« architecte de la brique ».
Son extraordinaire bibliothèque Virgilio Barco (photo), construite précisément pendant les années de récupération de Bogota (2001), en est un exemple parlant. Rogelio Salmona y fait honneur à la plus connue des traditions d’artisanat industriel bogotain, la brique, qui frappe ceux qui observent la ville depuis ses collines tutélaires ou du haut de ses buildings. Le panorama suggère qu’il s’agit de la ville occidentale où la brique a été le plus souvent laissée apparente, tant dans les milieux bourgeois que dans les milieux populaires.
La chaleur que les habitants de Bogota ressentent participe à cette teinte rougeâtre, même si ce sentiment n’est justifié qu’en toute petite partie, puisque l’Observatoire Météorologique National relève une température moyenne tout au long du XXe siècle de 13 à 14 degrés, et de 14 à 15 degrés en 2014. L’envie de réchauffer la ville, de changer son climat est tel, que les bogotains ont pris la curieuse habitude d’oublier leur parapluie à la maison. Ne croyant pas qu’il va pleuvoir, ces citadins qui accumulent des quantités invraisemblables de parapluies chez eux font les choux gras des vendeurs à la sauvette de pébroques. On voit cela dans le film que nous avons réalisé pour la télévision (« Bogota imaginée », disponible sur www.imaginariosurbanos.net). Nous sommes partis de l’eau pour montrer que la pluie est l’élément caractéristique de Bogota, celui qui imprègne sa personnalité. À Mexico, par exemple, la nourriture constitue l’élément dominant, caractéristique. Le grand maître Gustavo Zalamea évoque ainsi ce beau paradoxe d’une ville qui se sent maritime, mais qui s’imagine être sèche.
Mais la couleur rougeâtre et le sentiment estival touchent à l’esprit citadin lui-même. En effet, le plus gros succès parmi les politiques ayant cherché à rendre la ville plus sensuelle, à faire sortir les bogotains de chez eux pour les rendre protagonistes d’une culture publique fut l’implantation à partir de 1976 de pistes cyclables. Bogota est d’ailleurs connue pour avoir créé cette politique en faveur des citoyens, qui a été depuis copiée à São Paulo, à New York et dans presque toutes les capitales d’Amérique Latine. Bogota était avant une ville aux portes et aux fenêtres closes (comme dans les villages environnants de l’altiplano cundiboyacense), à l’humeur triste, grise et mélancolique. On qualifiait les bogotains de « cachacos », dérivé du français caché (utilisé encore dans notre milieu), puis cachet (certains dictionnaires signalent encore qu’il s’agit d’un gallicisme, reprenant le sens de style propre, personnel, de la qualité supérieure de quelque chose, son caractère, etc.), auquel fut adjoint le substantif anglais coat (manteau) pour former cachet coat (manteau de marque). Ce terme finit par donner cachaco, qui faisait référence aux classes privilégiées de la capitale, apparues au début du XXe siècle. Socialement, cela signalait que la nouvelle élite cherchait à se défaire des traditions espagnoles et à rendre apparents les liens avec les cultures française et anglaise (imitées et admirées), qui imprégnaient aussi l’architecture, la littérature et les modes locales. Le terme cachaco (parfaitement hybride et signalant l’élan modernisateur encore timide) commença à décliner au milieu du XXe siècle lorsque la ville devint plus chaleureuse. Ensuite, les voies cyclables écartèrent ce terme définitivement, et ouvrirent les mentalités vers une nouvelle réalité matérielle patente.
Les pistes cyclables deviennent alors les symboles d’une ville tournée vers le plein air, et accueillent l’un des rituels bogotains les plus respectés et originaux : marcher, courir, faire du vélo, du patin, le dimanche et les jours fériés, dans les rues coupées à la circulation des voitures. Les visages et les bras sont enduits de crème solaire, les nez chaussés de lunettes de soleil, l’on boit des jus de fruits tropicaux en dépit des températures fraîches, comme si les promeneurs étaient ou s’imaginaient être sur les plages caribéennes du nord, désormais proche de leur milieu culturel. Étonnamment, Bogota commence à se sentir appartenir au nord de la Colombie, un morceau d’Amérique Centrale. Un graffiti de l’époque de la renaissance bogotaine (2000) disait avec un humour bien de chez nous : « Bogota n’a pas de plages mais elle a des pistes cyclables ». Située à 2600 mètres d’altitude et à 1000 kilomètres de la mer, c’est pourtant bien une ville fraîche de montagne. Mais elle connaît une caraïbisation, secouée en direction des climats chauds de la côte. Ce phénomène a été accompagné des rythmes et mélodies de la Caraïbe colombienne : les « pasillos » et « bambucos » traditionnels, hérités de l’Espagne coloniale et grise, ont été remplacés par la « cumbia » (aux influences noires, indigènes et espagnoles), et tout particulièrement par le « vallenato » (le rythme le plus caribéen), un genre de troubadours romantiques bardés d’accordéons, de mélodies insistantes, mi-tristes mi-festives, qui est devenu statistiquement la musique locale de Bogota d’après une enquête sur la musique et la ville.
L’augmentation de la population, l’agrandissement nécessaire de la ville, ont aussi participé à l’impression de réchauffement. Bogota est passée de 500.000 habitants en 1948, lors de l’assassinat de J. E. Gaitán, à 7.571.345. C’est aujourd’hui l’une de plus grandes villes d’Amérique Latine. Comme je le disais, l’assassinat de Gaitán entraîna la destruction d’une bonne partie de la ville : le réseau des tramways fut dévasté ; l’architecture de l’indépendance, surgie après la période coloniale au XIXe siècle, fut lapidée et abattue en partie ; plusieurs bâtiments furent démolis et la classe politique secouée. Tout cela entraîna dans les années cinquante et soixante un besoin de reconstruire, et l’on fit alors appel à de célèbres architectes comme Le Corbusier, qui traça la ville au-delà de son centre historique, avec un maillage de boulevards et de nouvelles avenues qui rivalisaient avec la Carrera Séptima traditionnelle, et ouvraient la ville vers l’ouest puis vers le nord.
L’instabilité des populations paysannes environnantes fut à l’origine de plusieurs vagues d’immigration dans les années 1970. Ce phénomène s’intensifia après, à cause de la violence qui secouait tout particulièrement le sud du pays, et ainsi la nouvelle ville accueillit des populations du département voisin et de toutes les localités du pays. On peut alors affirmer que la ville a été forgée à partir d’un mélange incessant des régions colombiennes, qui l’ont transformée en un fragment vivant du pays. La Colombie pourrait bien être la nation la plus régionale du sous-continent, ses parties étant représentées par les villes du pays : Cali et la culture du Pacifique, Medellín et la culture « paisa », Barranquilla et la Caraïbe, Pasto et le sud, Bucaramanga et l’Orient.
Le « miracle bogotain »
Eu égard aux définitions de ville proposées jusqu’ici, qui tiennent compte des apports culturels et des dynamiques sociales, nous pouvons affirmer que la vieille Bogota, sous la coupe d’une classe politique qui n’avait que peu d’initiatives locales (celles-ci variaient au gré des intérêts nationaux) et presque en ruines à cause de l’incurie du gouvernement, commença à décoller ces dernières décennies grâce à des mouvements citoyens qui exigeaient des changements, et qui trouvèrent des exécuteurs hors pair. Cette mobilisation fut teintée d’originalité, dans la mesure où elle tira profit d’autres circonstances que les citoyens surent déchiffrer pour défier, et même tirer leur vengeance d’une classe dirigeante jugée inepte.
En 2008, à l’occasion d’une exposition de mes recherches sur la ville au Museo de Arte Moderno de Bogota (MAMBO), je proposai le titre « Déclencher des passions citoyennes » pour chercher comment impliquer les citoyens lorsque l’on veut mettre à exécution une politique, lorsqu’une circonstance émeut et perdure. L’exemple le plus parlant pour étayer cette hypothèse sur l’exaltation des imaginaires urbains se trouvait peut-être à Bogota même, dans un fait inhabituel. En 1993, le professeur Antanas Mockus, recteur de l’Universidad Nacional, baissa son pantalon devant un groupe de gauchistes exaltés qui l’empêchaient de s’exprimer, afin de les confronter au silence profond de son postérieur.
Un étudiant enregistra la scène et fit passer les images aux médias, qui le soir même en firent les gros titres (voir photo). Je compris des années plus tard que cela correspondait à un happening en phase avec les dernières tendances de l’art : offrir son corps en sacrifice, et faire de Mockus, à son insu, une sorte de Duchamp colombien. Non pas pour avoir exposé un urinoir dans un musée, mais pour montrer son derrière au public, sur des médias de masse, et pour agiter la population avec cette provocation extrême. Deux ans plus tard, Mockus fut élu maire de Bogota (1995-1998). C’était un acte clair de provocation de la part des citoyens, qui prenaient le relais de la première provocation pour lancer en retour : « … si vous êtes capable de piquer un public d’étudiants échauffés qui ne vous laissent ni parler ni agir, alors faites-en autant avec la classe politique incapable de cette ville, montrez-leur comment doit être un gouvernement municipal tourné vers les citoyens. »
Événement esthétique et politique certes, mais l’aspect le plus important de ce geste iconoclaste a bien été d’être à l’origine de ce qu’on pourrait appeler « miracle bogotain », lorsque la ville s’engagea dans le chemin de la créativité avec des programmes pleins d’imagination, qui « paraissaient impossibles parce qu’illusoires » comme « l’heure de la carotte » (les citoyens devaient rentrer tôt à la maison sans avoir bu une goutte d’alcool), le « désarmement total de la ville », ou l’usage du carton rouge pour ceux qui étaient surpris en flagrant délit d’irresponsabilité vis-à-vis de la collectivité, ou bien encore, comble de l’incroyable, la campagne de réduction volontaire de la consommation d’eau, qui montra l’efficacité des méthodes pédagogiques pour modifier des comportements sociaux de masse.
Entrepreneur issu aussi du monde universitaire, le maire Enrique Peñalosa (1998-2001) prit la suite de Mockus et parvint à mettre en exécution des politiques dans une « ville réelle », plutôt que dans la « ville imaginée » de son prédécesseur. Il conçut et organisa le système étendu de transports Transmilenio, qui soulagea les passagers bogotains pour quelques années ; il engagea la construction du système de pistes cyclables sur les voies principales bogotaines ; il rénova les trottoirs et aménagea des promenades plantées « pour respecter et élargir les espaces publics » ; il imagina un réseau d’importantes bibliothèques dans les secteurs populaires, dans lesquelles les habitants lisent et consultent des documents vidéo, et retrouvent aussi amis et voisins, en particulier dans celles qui jouxtent des terrains sportifs et des piscines. Ces dernières bibliothèques sont devenues plutôt des clubs citoyens.
Les transformations les plus marquantes de l’image et de la vie quotidienne de Bogota ont très probablement eu lieu à cette période sur laquelle est focalisé notre essai : créer de nouvelles politiques citoyennes, les gérer et les mettre à exécution. Peñalosa survola en hélicoptère la ville à plusieurs reprises, et découvrit des espaces verts peu peuplés, dans lesquels développer des plans de logement et situer de nouveaux symboles bogotains, qui pourraient attirer de nouveaux usages de l’espace. C’est ainsi que naquit El Salitre (le plus grand parc à l’ouest de la ville), qui accueille des rendez-vous culturels massivement fréquentés, comme « Rock au parc » (le festival rock le plus fréquenté d’Amérique Latine) ou « Rumba au parc » (qui soutient les rythmes de la musique populaire colombienne). Il y promut aussi le Musée des Arts et des Sciences de la ville, Maloka, devenu une nouvelle icône culturelle de Bogota.
Les neuf années des gouvernements municipaux Mockus – Peñalosa – Mockus, soutenus par une population harassée de vivre parmi des ruines, marquèrent la « réinvention de Bogota » primée à la Biennale de d’Architecture de Venise. Je proposai à cette occasion une synthèse en trois points de ce phénomène des vingt dernières années : d’abord l’évolution de l’espace public bogotain, de la mobilité, des édifices publics, de l’ambiance et du centre ; ensuite les changements des comportements des citoyens afin de construire collectivement la ville ; enfin la volonté de l’État d’inclure toute la société, et d’impliquer les secteurs marginaux dans leur espace urbain.
Ces prix mettent au jour d’autres avancées : l’amélioration de l’accès aux services de santé à la majorité de la population ; la garantie à 100% d’un accès à l’électricité et à l’eau potable pour les populations les plus pauvres ; la réinvention de la culture citoyenne ; la diminution des homicides, dont le taux passe de 86 à 24 morts par 100.000 habitants de 1982 à 2002 (17,3 en 2014) ; ou la découverte de la vie nocturne (des restaurants, des bars, des cinémas, des galeries, etc.) d’une ville qui ne vivait que le jour et associait la nuit au danger.
Le futur de Bogota
Trois administrations de gauche ont succédé à cette période de renaissance de la ville. Le parti « Polo democrático » [Pôle démocratique], unissant syndicalistes, universitaires et des secteurs indépendants généralement critiques vis-à-vis des politiques antérieures garde une orientation socialiste, mais est traversé par des sensibilités multiples. Ces équipes municipales ont mis l’accent sur les aspects sociaux, ont ralenti la création d’infrastructures, ont négligé les transports en commun et ont fait augmenter de façon spectaculaire la corruption.
Néanmoins la conjoncture économique du pays a été favorable, ce qui en retour est bénéfique pour la capitale. Les politiques sociales des trois derniers mandats ont fait descendre le taux de pauvreté à 13,1% de la population bogotaine en 2011 et 9,2% en 2014. Les inégalités ont été réduites : le coefficient de Gini est de 0,410 en 2014, alors qu’en 2011 il était encore à 0,522. Le taux de chômage enfin est passé en 2014 à 8,8% de la population active, contre 9,1% en 2012 et 10,3% dans l’ensemble du pays. Bogota accueille 16% de la population colombienne mais apporte 24,5% au PIB national. Ce dernier a été de 92 917 milliards de dollars en 2012, soit une Parité de Pouvoir d’Achat (PPA) de 126,3 milliards de dollars, et donc un PIB par habitant de 16 500 dollars, face aux pays de l’Alliance du Pacifique (Mexique, Chili, Pérou et Colombie, c’est-à-dire 35% du PIB de toute l’Amérique Latine) qui n’ont qu’un PPA par habitant de 10000 dollars.
L’avenir de Bogota peut dès lors ne plus dépendre des mauvaises administrations, et c’est peut-être ce que sa société compte de plus précieux : la ville a une vie propre, un avenir dégagé, une dynamique interne. Cette Bogota tout fraîchement apparue nous montre un visage nouveau sur la scène internationale : c’était peut-être l’un des secrets les mieux gardés de l’Amérique Latine.
Bibliographie
– « Bogotá Cómo vamos », bilan 2012.
– « Bogotá Cómo vamos », bilan 2013.
– El Tiempo. « Arquitectura, vivienda y diseño », revue Habitar, n.º 177, Fernando Correa (dir.), août 1999.
– Burdett, Richard (dir.). Città. Architettura e società. 10. Mostra Internazionale di Architettura, Venise, Fondazione La Biennale, 2006.
– Cobo-Borda, Juan, Mito, selección de textos, Bogota, Instituto Colombiano de Cultura, 1975.
– Silva, Armando. Bogotá imaginada, Convenio Andrés Bello et Universidad Nacional de Colombia, Bogota, Taurus, 2003.
– Silva, Armando. « Bogotá imaginada », disponible sur youtube.
Armando Silva, « L’apparition de Bogota . De la cité rêvée à la ville réelle »,
La Vie des idées
, 12 mai 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-apparition-de-Bogota
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[1] En 2013 la population de Bogota a augmenté de 1,3% (cf. « Bogotá como vamos », bilan de 2014).
[2] Bogota n’a pas à l’heure actuelle de figure internationale sur la scène musicale (Shakira ou Juanes, par exemple), car la plupart du temps celles-ci viennent de la côte atlantique, ou d’autres zones comme Medellín ou du Valle del Cauca.
[3] Il est intéressant d’observer que la Colombie est, dans son contexte régional, le pays ayant connu le plus fort développement des radios, bien plus que du cinéma ou de la télévision. On y trouve des célébrités du journalisme télévisuel préférant travailler à la radio.
[4] Gaitán, premier métis à présider la Colombie, avait reçu sa formation d’avocat dans l’Italie mussolinienne, de laquelle il tire plusieurs de ses idées socialistes. Son assassinat donna naissance au mythe qui l’entoure, et qui le rend responsable de la violence nationale, tout comme de la modernisation de Bogota.