Recensé : Julian Mischi, Le communisme désarmé. Le PCF & les classes populaires depuis les années 1970, Contre-feux, Agone, 2014. 332 p., 20 €.
Un double désarmement
Après Servir la classe ouvrière, paru en 2010 aux Presses Universitaires de Rennes, Le communisme désarmé constitue le second volet de la vaste enquête entreprise par Julian Mischi pour sa thèse de doctorat de science politique (2002) et poursuivie depuis. Il s’affirme désormais comme l’un des meilleurs spécialistes de la socio-histoire du communisme français et offre, avec ce second ouvrage, une vue d’ensemble de l’évolution du PCF appréhendée notamment au regard de ses rapports avec les classes populaires, vivier du recrutement de ses élites militantes auparavant, de ses implantations électorales et locales mais aussi de sa symbolique comme « parti de la classe ouvrière ».
En publiant chez Agone, où il dirige avec Sylvain Laurens et Étienne Pénissat une collection, « L’ordre des choses », qui a notamment accueilli le Freedom Summer de Doug Mac Adam (2012) et L’école des ouvriers de Paul Willis (2011), Julian Mischi souhaite vraisemblablement s’ouvrir à un lectorat plus vaste que le lectorat académique, ce qui se traduit par une écriture efficace et limpide, débarrassée d’une part notable de l’important appareil méthodologique et scientifique sur lesquels reposent ses enquêtes [1].
La thèse générale est clairement exposée dans l’introduction : « depuis les années 1970, le communisme a tout autant été désarmé par ses adversaires socialistes et de droite dans un contexte général d’offensive néolibérale, qu’il s’est désarmé lui-même, en abandonnant l’ambition de représenter prioritairement les classes populaires et de promouvoir sur la scène politique des militants issus des groupes sociaux démunis » (p.7). En un certain sens le PCF est rentré dans le rang : alors que son exceptionnalité tenait à sa capacité à promouvoir des élites militantes ouvrières qui irriguaient jadis tout son système d’action (CGT, municipalités, organisations de masse, édition, presse, etc.), il est désormais lui aussi un parti d’élus et de professionnels de la politique puisant largement ses cadres dans les couches sociales non populaires. Récusant l’idée que le groupe ouvrier aurait disparu tout en reconnaissant sa mutation, ce que l’expression de classes populaires tend précisément à désigner, il s’agit pour Julian Mischi de s’interroger non sur ce qu’il reste du parti communiste mais sur ce qu’il est devenu aujourd’hui.
Si la première originalité du livre tient à ce double « désarmement » (interne et externe), la seconde tient à son positionnement méthodologique. Tout en inscrivant l’étude dans une séquence historique relativement longue, Mischi prête une attention toute particulière à ce qui se passe sur le terrain, sur les lieux mêmes du militantisme. Ce choix de méthode permet d’étudier les militants dans leur environnement quotidien, qui ne se réduit pas au parti, où l’on peut saisir les échanges entre l’organisation politique et les populations locales. Conduite dans quatre départements (Allier, Isère/Grenoble, Loire Atlantique/St Nazaire et Meurthe-et-Moselle/Longwy), l’étude recourt aux entretiens et aux archives de fédérations et de militants. Grâce à ces analyses localisées, on peut saisir à la fois des processus communs – l’affaiblissement électoral par exemple - mais aussi la spécificité des configurations dans lesquelles ils s’effectuent. S’inscrivant ainsi dans une double continuité scientifique, celle de la socio-histoire du communisme et de l’analyse localisée du politique, s’efforçant de tenir ensemble les différents niveaux prospectés (électorats, sociabilités locales, base militante, centre partisan) en s’appuyant notamment sur les recherches, nombreuses, sur le communisme français, l’ouvrage constitue à n’en pas douter un guide et une synthèse nécessaire pour qui veut comprendre l’évolution du communisme en France depuis les années 1970.
Recomposition des classes populaires et fin d’une spécificité historique
Après avoir rappelé l’ « âge d’or » du communisme français (des années trente aux années 1970), un des phénomènes majeurs de la vie politique et intellectuelle française - à certains égards unique dans le monde occidental, qui se concrétisa notamment par la promotion et la formation d’une élite militante d’origine ouvrière associée à une relative réussite d’une représentation de la classe ouvrière comme acteur collectif historique - Julian Mischi s’interroge sur la crise des conditions sociales de la mobilisation communiste (de la fin des Trente Glorieuses à nos jours). Les facteurs sont multiples : de la déconcentration du groupe ouvrier traditionnel (grande entreprise versus petite entreprise industrielle) aux mutations des emplois ouvriers (ouvriers des services, féminisation du salariat d’exécution, etc.), en passant par des délocalisations moins connues (vers les zones périurbaines ou rurales), les évolutions des rapports subjectifs au travail ouvrier (à mettre en rapport avec la prolongation de la scolarité), sans oublier, bien sûr, les concurrences internes aux classes populaires, et bien d’autres évolutions [2], les conditions sociales des classes populaires qui avaient été exploitées, avec succès, par le PCF, se sont transformées sans que le PCF ait su (ou pu) inventer des rapports analogues (par exemple avec les travailleurs immigrés) susceptibles de lui permettre de conserver électorats et élus ou de s’opposer aux stratégies de répression patronale. L’étude du démantèlement d’un des piliers industriels du PCF, Longwy, vient illustrer les contradictions dont le PCF ne parvient pas à se dépêtrer, conduisant au désarroi des militants et à l’effondrement de ses soutiens électoraux.
Dans une région ouvrière comme Longwy, le déclin électoral, au profit de l’abstention et « la crainte du chômage, l’exaspération de la compétition sociale et des tensions entre générations peuvent aussi favoriser le vote en faveur du Front national sans que celui-ci ne se structure sur le mode du PCF » (p. 54). Pour Mischi, ce qui affaiblit le PCF, c’est donc moins la soi-disant « disparition » des ouvriers que les effets de démobilisation politique qui résultent des recompositions des classes populaires.
Cette crise des conditions sociales de la mobilisation communiste se conjugue à des dynamiques internes au parti qui participent à lui faire perdre sa spécificité sociologique. À la fin des années 70 « les états d’organisation » des fédérations soulignent que les employés, les techniciens, les cadres et les enseignants ont été particulièrement nombreux à rejoindre le PCF dans les années 1970. Les fonctionnaires de l’Éducation nationale et des collectivités locales, mais aussi les étudiants et les employés du secteur socio-culturel prennent des responsabilités dans les cellules de quartier, où ils succèdent souvent à des ouvriers. Certes, ce processus n’est pas linéaire. Les directions fédérales encore largement ouvrières sont sauvegardées provisoirement grâce au tournant ouvriériste de 1978, multipliant les tensions internes. Mais ce repli ouvriériste se fait en réalité au profit d’ouvriers qui l’ont peu été, surtout de jeunes permanents, tôt retirés de la production (Rappelons qu’il y avait 550 permanents en 1972, 860 en 1976, 1000 en 1980). Cette séquence ouvriériste cède ensuite la place à une désouvriérisation accentuée du corps des militants et des directions partisanes. En 2003, il n’y a plus que 10% d’ouvriers dans la direction du PCF. On assiste alors à la prédominance des salariés à statut, notamment de la Fonction publique.
Les crises internes
Ce double décrochage (interne et externe) ne s’effectue pas sans drame. Julian Mischi, dans un chapitre passionnant consacré aux logiques politiques du désengagement communiste, nous fait pénétrer au cœur du Parti où les crises internes se sont multipliées. Il montre les usages, dès 1976, des débats sur la morale impulsés par une direction communiste qui voulait se débarrasser de ses « soixante-huitards », mais surtout l’importance de la crise chez les militants ouvriers du Parti, notamment syndicaux, dans les années quatre-vingt, crise méconnue ne serait-ce que par l’auto-censure, ici très forte, que s’imposaient ces militants. Georges Prampart, secrétaire de l’UD CGT reconnaît par exemple dans ses mémoires : « C’était dans notre démarche de ne pas poser les problèmes à l’échelon inférieur pour ne pas faire tort au parti ; on considérait qu’un parti révolutionnaire ne pouvait pas être autre chose qu’un bloc, parce que l’histoire nous enseignait que c’était en faisant bloc que le parti avait surmonté nombre d’épreuves antérieures ».
Des extraits de lettres de démission, découvertes dans les archives, poignantes, révèlent ce désarroi militant, et attestent des conflits ouverts, en nombre, entre instances locales et nationales. La mutation de l’appareil partisan qu’accompagne et justifie l’abandon d’un discours de classe suscite réactions et incompréhensions, conduisant la direction nationale à mettre au pas les fédérations récalcitrantes comme la fédération de Meurthe-et-Moselle, qu’elle démantèle dans les années 1980. La crise du « socialisme » dit « réel » (sans doute par antiphrase…) rencontre aussi des résistances internes, que ce soit face à l’intervention soviétique en Afghanistan ou face à la répression de Solidarnosc que nombre de syndicalistes communistes ne peuvent admettre. Tout ce chapitre, ainsi que le suivant significativement intitulé « Des luttes fratricides », atteste de l’importance des contestations internes, plus ou moins publicisées mais verrouillées par la direction. Une véritable hémorragie militante en résulte.
Ce qu’être communiste veut dire
Cette mutation touche progressivement tout le système qui se déporte désormais vers le seul horizon électoral, non sans modification de toutes les relations du système partisan antérieur. Tandis que les élus s’autonomisent, valorisent les expériences gestionnaires, se professionnalisent, des « collectifs de circonscription » se substituent aux sections remettant en cause la primauté des cadres d’appareil sur les détenteurs de positions électives, primauté chèrement conquise dans les années vingt et trente. Le cumul des mandats se généralise (en 1988, sur 27 députés, sept sont maires) tandis qu’à l’Assemblée Nationale, sous l’impulsion de sept députés refondateurs, les députés obtiennent la liberté de vote en 1993. La dépendance financière du Parti à l’égard de ses élus ne cesse de s’accroître, libérant les élus de l’investiture partisane et les autorisant à prendre leurs distances. Si la tendance générale est à la « normalisation » sociologique du PCF, celui-ci présente encore certaines spécificités. Nombre de nouveaux élus sont issus de familles populaires, ce qui les distingue en grande partie des élus des autres formations politiques et notamment du PS. Par leur intermédiaire sont néanmoins promus des élus appartenant aux classes populaires, mais au second plan. Ils participent au processus général de professionnalisation de la vie politique locale en se réfugiant sous la bannière d’une idéologie technocratique et en prônant un apolitisme municipal, ce qui n’empêche pas l’assise municipale de se réduire inexorablement avec des édiles vieillissant et des crises de succession même si, à la veille des élections municipales de 2014, le PCF gérait encore 750 municipalités et comptait près de 7000 élus.
Que peut bien vouloir dire militer dans un tel parti ? Dans un ultime chapitre, Julian Mischi s’intéresse aux sociabilités militantes depuis les années 1990. Le vieillissement des militants est frappant. En 2013, alors que 4% des délégués au Congrès national sont étudiants, 22% sont retraités… La fidélisation des nouvelles recrues ne s’opère plus dans des cellules qui n’existent que sur le papier, tandis que les adhérents sont eux-mêmes de moins en moins cotisants dans ce parti qui, à son âge d’or, sacralisait la carte de membre du Parti. La dernière école centrale de 4 mois s’est tenue en 1994. L’engagement dans le PCF se dépolitise au profit d’un humanisme un peu fourre-tout favorisant des recrutements inattendus, de chrétiens par exemple. L’appareil quant à lui est tenu par des cadres issus de familles militantes à tel point que 200 communistes unitaires quittent le PCF en juin 2010 « en dénonçant la fermeture de l’appareil sur lui-même ». L’engagement des nouveaux adhérents relève plus de fidélités locales ou familiales que d’une adhésion idéologique. Ce processus n’est peut-être pas inéluctable comme semble l’indiquer le regain d’adhésion consécutif aux mobilisations dans la gauche de gauche depuis 2005 (130000 effectifs revendiqués, mais seulement 64184 cotisants et 34662 votants pour les résolutions du XXXVIe congrès de décembre 2012). Mais les logiques d’appareil restent prépondérantes. C’est d’ailleurs ce capital collectif à sauvegarder qui explique pour une part essentielle l’étrange double jeu du PCF qui soutint la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2012 afin de masquer son effondrement - particulièrement visible lors des élections présidentielles précédentes - pour reconduire ensuite, au moment des élections municipales, nombre d’alliances avec un PS si critiqué.
L’analyse de Julian Mischi emporte largement la conviction et sa conclusion, politique, ne laisse guère de doute sur son désir de « lutter contre des forces sociales qui conduisent à l’exclusion politique des classes populaires ». Mais, s’il est vrai que le stalinisme fut, paradoxalement, en France, un adjuvant pour contrer les logiques sociales extrêmement puissantes qui sont au principe de l’élimination et de l’auto-élimination des classes populaires du champ politique, s’il est clair qu’en privilégiant les logiques de survie de l’appareil, les dirigeants communistes se sont interdits de réinventer les voies d’une représentation populaire fondée effectivement sur des acteurs appartenant aux classes populaires, on voit mal comment, compte tenu de la matrice stalinienne de leur culture politique, ils auraient réussi cette réinvention. Cet enjeu – politique – est donc à reprendre entièrement, et c’est urgent. Les dommages collatéraux, si j’ose dire, de cette perte d’influence du PCF sur les classes populaires, sont bien connus : un abstentionnisme massif d’abord ; la possibilité pour le FN de « se mettre en scène comme parti des ouvriers » (p. 294) ensuite ; un affaiblissement, enfin, des capacités de résistance des classes populaires. Or, on discerne mal les forces politiques qui, aujourd’hui, seraient susceptibles de se donner pour projet la promotion de militants issus des classes populaires, même si on peut penser avec Maurice Merleau-Ponty qu’ « il reste vrai, il sera toujours vrai qu’une histoire où le prolétariat n’est rien n’est pas une histoire humaine » [3].