Depuis quelques années, certains des acteurs et événements qui ont le plus fortement incarné les aspirations altermondialistes sont en difficulté. C’est tout particulièrement le cas en France mais aussi en Italie ou en Catalogne, alors que ce furent là trois des foyers qui ont donné son dynamisme à l’altermondialisme entre 1997 et 2004. Les grands événements qui ont propulsé l’altermondialisme à la une de la presse, et en particulier les Forums Sociaux Mondiaux et les contre-sommets internationaux, ne bénéficient désormais plus de l’attrait de la nouveauté et ont au contraire à gérer les aléas d’une phase plus routinière du mouvement. Certaines querelles internes, les débats sur l’orientation politique du mouvement, un moindre intérêt médiatique et le bilan en demi-teinte quelques événements furent autant d’éléments qui ont poussé de nombreux observateurs à proclamer le déclin ou la fin du mouvement altermondialiste.
Dans un article récent, Eddy Fougier met cet essoufflement en perspective en analysant certaines causes de la moindre visibilité de ce mouvement dans les médias, et en revenant sur le débat autour de la conception de l’altermondialisme entre, d’une part, deux intellectuels militants brésiliens qui défendent l’idée des Forums Sociaux comme des « espaces ouverts de débat » [1] et d’autre part Bernard Cassen, favorable à un rapprochement avec certains acteurs politiques. Le politologue revient ainsi longuement sur deux initiatives auxquelles le leader déchu d’ATTAC-France fut étroitement associé : un manifeste « pour un socialisme du 21e siècle » et une réunion parisienne de quelques intellectuels. Ce tour d’horizon très sélectif semble ne faire que renforcer une vision de l’état actuel du mouvement altermondialiste qu’Eddy Fougier caractérise par « l’impuissance et la marginalisation ». Mais l’analyse des événements, acteurs et médias français suffit-elle à décréter l’impuissance et la marginalisation d’un mouvement présent dans de nombreuses régions du monde ? Bernard Cassen, discrédité au niveau international depuis la fraude électorale de la mi-2006 au sein d’ATTAC-France [2], demeure-t-il un référant si central de l’altermondialisme, au point que l’évolution du mouvement puisse encore être analysée à l’aune de son discours et de ses initiatives ? Peut-on discuter l’essoufflement de l’altermondialisme sans même mentionner les mobilisations contre le G8 dans le Nord de l’Allemagne, le premier Forum Social des Etats-Unis ou le premier Forum Social congolais, trois événements qui se sont tenus au seul mois de juin 2007 ?
Le débat autour de l’hypothèse d’un déclin de l’altermondialisme doit être mené avec d’autant plus de rigueur et de prudence que, comme le souligne d’ailleurs Eddy Fougier, différents courants altermondialistes se sont emparés de l’idée de l’essoufflement de l’altermondialisme afin d’y appuyer le projet politique qu’elle aimerait voir emprunter le mouvement. Après avoir contesté la sélection des matériaux sur lesquels Eddy Fougier base son analyse, nous passerons ainsi en revue quelques événements qui ont marqué le mouvement altermondialiste au cours des derniers mois. Cela nous conduira à nuancer l’hypothèse d’un déclin de l’altermondialisme et à poser quelques éléments qui caractérisent l’évolution récente du mouvement.
Le choix des sources
La sélection des sources oriente fortement l’analyse et peut représenter un véritable biais. Il s’avère important de revenir sur les choix méthodologiques opérés par Eddy Fougier et de nombreux analystes du mouvement altermondialiste qui se placent dans un cadre résolument national et puise l’essentiel de leur matériel empirique dans des articles de la presse française et dans les discours de quelques leaders altermondialistes.
Le caractère global du mouvement altermondialiste constitue l’une de ses caractéristiques essentielles. Cela ne signifie pas qu’il soit déconnecté de la scène nationale [3], ni qu’il soit présent avec la même force dans toutes les régions du monde. Mais on ne peut comprendre cet acteur et son évolution uniquement sur une base nationale. Ces limites du nationalisme méthodologique ont été mises en évidence par d’innombrables contributions au débat sur la reconfiguration des sciences sociales [4] et sont plus fortes encore dans un mouvement résolument international tel que l’altermondialisme [5]. Si plusieurs éléments invitent à considérer un essoufflement de certains acteurs altermondialistes en France, on ne peut y résumer l’état de l’altermondialisme international.
Un second biais important vient du choix des matériaux empiriques. Eddy Fougier appuie son analyse sur deux sources principales : la presse française (Politis, l’AFP, Le Figaro, le NouvelObs.com et cinq fois Libération) et des interviews et rencontres autour de Bernard Cassen, ces deux sources étant par ailleurs souvent liées. Le choix de ces deux seules sources d’information oriente considérablement la perception du mouvement altermondialiste. Confirmant les résultats de plusieurs études antérieures, Daniel Myers et Beth Schaefer Caniglia [6] ont ainsi mis en évidence les effets de sélections induits par les articles de presse. Ils montrent par exemple que les analyses de mobilisations sociales sont très différentes suivant que l’on se fonde sur des journaux nationaux ou que l’on choisit les journaux locaux. De plus, selon ces auteurs, le choix des mass media comme source d’information « produit inévitablement une image simplifiée, déformée et incomplète » de la réalité. Les biais qui conduisent à négliger certains événements proviennent notamment de caractéristiques qui rendent l’événement intéressant pour la presse (son intensité ou la notoriété de l’acteur), des éléments contextuels qui augmentent les difficultés du reportage journalistique (comme la distance à parcourir depuis la capitale) ou les cycles d’attention [7] qui reflètent des demandes changeantes de l’audience.
Le choix des articles de presse comme source majeure conduit également à privilégier les points de vue de leaders médiatiques du mouvement, même lorsque ceux-ci ne sont plus forcément suivis par la base. Or, on ne peut comprendre l’altermondialisme sans prendre en compte l’écart qui sépare la plupart des militants de base de groupes d’affinités globaux de leaders et d’intellectuels militants cosmopolites très mobiles [8]. Ceux-ci ont eu une influence considérable sur certaines initiatives de premier plan du mouvement international et en particulier sur le Forum Social Mondial. Avec la multiplication des réunions internationales liées aux Forums Sociaux et à l’extension de l’altermondialisme, ces leaders en sont venus à passer bien plus de temps avec leurs homologues internationaux qu’avec les bases de leurs mouvements. En fait, beaucoup de membres du Conseil International du FSM ne sont même plus directement connectés à un « mouvement de masse » et ne représentent souvent que les quelques personnes que compte leur centre de recherche militant. Comme dans d’autres instances de la société civile internationale, beaucoup de leaders altermondialistes n’ont ainsi de compte à rendre à personne [9]. Cette séparation de mouvements plus amples peut rapidement mener à des situations où, pour paraphraser Charles Tilly [10], quelques leaders cosmopolites « se présentent comme parlant au nom "du peuple" [ou du mouvement] sans créer ni des racines dans des mouvements locaux ni les moyens qui permettraient aux gens du peuple [ou des mouvements] de parler à travers eux ». Les pratiques d’avant-gardes ne sont dès lors souvent pas très éloignées. En 2005, 19 intellectuels ont par exemple signé un « Manifeste de Porto Alegre » présenté dans un palace de la ville plutôt qu’au sein du Forum qui y rassemblait 180.000 personnes. Cependant, comme le montrera l’analyse d’une série d’événements altermondialistes récents, le mouvement ne s’est jamais limité à ces leaders qui semblent plutôt avoir perdu de l’influence au cours des dernières années.
Le choix des articles de presse comme source principale conduit par ailleurs à privilégier les manifestations les plus politiques du mouvement. Or, le mouvement altermondialiste possède également une importante dimension culturelle [11]. De nombreux militants altermondialistes entendent ainsi défendre la particularité et l’autonomie de leur expérience vécue, de leur créativité et de leur subjectivité contre l’utilitarisme des marchés et contre une mondialisation néolibérale qui « détruit les identités, les particularités, les mémoires, les savoir-faire, les saveurs [12] ». Plutôt que dans des espaces médiatisés, c’est dans le quotidien que surgit et s’exprime leurs mouvements. Le proche et le local sont essentiels dans cette conception qui table sur la transformation du monde par une multitude d’alternatives centrées sur la participation, la vie quotidienne, les mouvements locaux et le changement de soi-même. En dehors de quelques coups d’éclat, ces acteurs restent largement invisibles pour la presse nationale. Ils constituent pourtant une composante essentielle et souvent innovante de l’altermondialisme.
Les choix méthodologiques centrés sur le cadre national français, l’analyse d’articles de presse, la surreprésentation d’événements ayant lieu dans la capitale et une place centrale accordée aux leaders (ou anciens leaders) du mouvement engendrent ainsi d’importants biais et structurent profondément la perception de l’altermondialisme. On peut par exemple s’interroger sur le poids réel de la réunion de quelques intellectuels altermondialistes à Paris le 26 janvier 2008 sur laquelle Eddy Fougier revient largement, alors que ce même jour, des actions étaient organisées dans plus de 800 villes et dans 90 pays à l’occasion d’une « journée d’action globale ». Dépasser ces biais et le « cycle d’attention médiatique » qui affecte la perception de l’altermondialisme requiert de compléter ces données par des études ethnographiques menées dans différentes régions du monde.
Revenons aux faits
S’engager dans le débat sur un essoufflement de l’altermondialisme sans tomber dans les travers de querelles politiques des leaders et intellectuels organiques du mouvement exige de s’appuyer davantage sur les faits qui ont marqué le mouvement au cours des derniers mois. Dans les limites de cet article, nous reviendrons ainsi sur les événements altermondialistes du mois de juin 2007 et sur la récente journée d’action globale qui tint lieu de Forum Social Mondial 2008 afin d’esquisser quelques tendances du mouvement actuel. Ces analyses s’appuieront sur les observations directes de deux de ces mobilisations [13] ainsi que sur des entretiens, des comptes-rendus rédigés par des participants et des articles de presse.
Les trois principaux événements altermondialistes du mois de juin 2007 se sont tenus sur trois continents. Début juin 2007, la semaine de mobilisation autour du G8 dans le Nord-Est de l’Allemagne a donné aux altermondialistes une visibilité sans précédent dans l´opinion publique et les médias allemands. 75.000 personnes ont défilé dans les rues de Rostock, ce qui représente la plus importante mobilisation altermondialiste jamais réalisée en Allemagne. Des activistes de tendances très diverses y ont pris part, des punks à Pax Christi, en passant par les jeunes socialistes, les protestants progressistes ou des réseaux contre-culturels. Les trois principaux campements y ont accueilli une dizaine de milliers de jeunes activistes et se voulaient à la fois des bases pour mener les actions, des espaces de rencontre et de débats et des lieux d’expérimentation d’alternatives concrètes et autogérées. Le point d’orgue de cette semaine de mobilisation fut pour beaucoup le blocage de toutes les routes menant à la station balnéaire où se réunissait le G8. Cette mobilisation internationale fut l’occasion de rencontres et d’échanges à travers lesquels les expériences et les savoir-faire allemands et internationaux ont été partagés. Ce fut par ailleurs une opportunité de mettre en lumière le succès croissant que semble remporter l’altermondialisme outre-Rhin. ATTAC-Allemagne a ainsi franchi la barre des 19.000 membres fin 2007, bien davantage que sa voisine française. L’association a privilégié une démarche citoyenne et collégiale plutôt que l’organisation du mouvement autour de leaders. En novembre, plusieurs des principaux fondateurs de l’association se sont ainsi retirés du groupe de coordination, laissant la place à une nouvelle génération dans un comité national qui compte désormais davantage de jeunes (dont deux militants de 24 et 26 ans), de femmes et d’écologistes.
Trois semaines après les mobilisations contre le G8 se tenait à Kinshasa le premier Forum Social de la République Démocratique du Congo. Il a réuni 1.500 acteurs de la société civile venus de toutes les provinces du pays qui y ont notamment discuté de la répartition des richesses, de l’exploitation des ressources naturelles par des compagnies multinationales, de la consolidation de la vie démocratique et de la société civile locale. Ce forum illustre la pénétration du processus des Forums Sociaux en Afrique. Ce continent a organisé le plus grand nombre de Forums Sociaux nationaux en 2006 et en 2007, suscitant un élan important dans des pays comme la Tanzanie et l’Ouganda ou dans la région du Maghreb.
Du 27 juin au 1er juillet, le premier Forum Social des Etats-Unis [14] était organisé à Atlanta. Il y a rassemblé 10.000 participants dont de nombreux jeunes et représentants des minorités ethniques ainsi que des activistes de différentes tendances sociales et politiques (ONG, mouvements locaux, gauche alternative, …). Pendant cinq jours, ils ont discuté de la guerre et de la répression, de l’environnement, des luttes des migrants, des femmes, des indigènes, des travailleurs ou des survivants de l’ouragan Katrina. Le forum a favorisé les convergences au sein des mouvements américains et la création d’espaces de démocratie participative en amenant l’esprit et les expériences des Forums Sociaux Mondiaux aux Etats-Unis. La forte participation américaine à Nairobi en janvier 2007 avait déjà témoigné d’un intérêt croissant du pays pour les forums altermondialistes. Celui-ci fut confirmé lors de la journée d’action globale du 26 janvier 2008 qui, sans entraîner de mobilisations massives, fut néanmoins bien plus suivie dans les villes américaines que dans les autres pays occidentaux.
Actions décentralisées pour le Forum Social 2008
Du 19 au 26 janvier 2008, le Forum Social Mondial a laissé place à une « semaine d’action globale » au cours de laquelle plus de 800 actions, manifestations ou conférences ont été organisées dans 90 pays. Des événements d’ampleur variée ont eu lieu dans près d’une cinquantaine de villes du Brésil, rassemblant plusieurs dizaine de milliers de manifestants et démontrant que le pays hôte du FSM 2009 a gardé son enthousiasme pour le processus des forums. La surprise est surtout venue de Mexico où l’occasion fut saisie pour organiser un Forum Social national et lancer une nouvelle dynamique altermondialiste, jusque là inexistante dans les villes du pays. Près de 7.000 personnes ont pris part à quelques-unes des conférences organisées pendant quatre jours dans huit chapiteaux dressés sur la place centrale de Mexico. Six thématiques sont particulièrement ressorties : la défense de l’agriculture nationale, l’écologie, l’autonomie des peuples indigènes, l’économie solidaire, les médias et la répression des mouvements sociaux. Une dynamique semblable fut à l’œuvre au Maroc où 1.200 Marocains et plus d’une centaine de participants venus du Maghreb, d’Afrique Subsaharienne, d’Europe et du Canada se sont rassemblé du 25 au 27 janvier. La participation des jeunes et des femmes fut particulièrement importante au cours de cette réunion dont les thèmes principaux furent la condition des migrants, les droits humains, la défense de l’enseignement public ou le renforcement d’une dynamique sociale maghrébine sur la base du processus des Forums Sociaux.
En Europe occidentale, en Inde et en Afrique subsaharienne, cette journée d’action fut marquée par des événements généralement restreints et clairsemés. En France, elle est quasiment passée inaperçue. Quelques conférences ont été organisées et un millier de personnes ont défilé pour l’occasion dans l’Est parisien. Ils étaient un peu plus d’un millier à Bruxelles où les syndicats et des réseaux de jeunes activistes se sont impliqués dans des actions diverses : parade festive, conférences, concerts, actions spectaculaire à la bourse et visite guidée alternative de la capitale européenne. Plusieurs forums locaux avaient été organisés dans les villes du pays au cours de la semaine précédente, attirant elles aussi un millier de sympathisants de la cause altermondialiste. En Inde, quelques manifestations furent organisées dans les grandes villes du pays (comme celle qui a réuni 500 personnes à Mumbai) mais cette mobilisation globale fut également l’occasion de centaines de réunions dans des villages du sous-continent, à l’initiative de mouvements paysans.
Aucune actualité urgente autre que la tenue du Forum Economique Mondial à Davos ne motivait et ne reliait ces actions décentralisées. Le pari était donc risqué. Le bilan global de cette semaine de mobilisation est d’ailleurs en demi-teinte. Des centaines d’actions furent organisées mais elles n’ont que rarement dépassé le cercle des militants convaincus et ne sont guère parvenues à retenir l’attention des médias. Les mobilisations de janvier 2008 confirment cependant l’un des grands enseignements de 2007 : le mouvement altermondialiste est aujourd’hui bien moins dynamique dans quelques-uns de ses fiefs historiques, mais il continue de toucher de nouveaux territoires qui pourraient constituer les pôles d’une nouvelle dynamique du mouvement.
Ce bref tour d’horizon d’événements qui ont marqué l’altermondialisme depuis janvier 2007 prouvent, si besoin en était, qu’il continue à se passer des choses sur la planète Alter et que, si des pratiques questionnables ou peu novatrices ont parfois resurgi avec forces, le mouvement ne s’y est jusqu’à présent jamais réduit. Sans que les éléments rassemblés soient suffisant pour écarter complètement l’hypothèse d’un déclin de l’altermondialisme, ils invitent indéniablement à la nuancer.
Essoufflement ou reconfigurations ?
Le mouvement altermondialiste a émergé il y a à peine plus d’une décennie, mais a déjà souvent été présenté comme essoufflé, voire enterré. Ce fut particulièrement le cas après le 11 septembre 2001 [15]. Le développement du mouvement et les grands succès de certains de ses rassemblements après cet important changement conjoncturel ont attesté d’une inscription de cet acteur dans le paysage sociopolitique à moyen et peut-être long terme. Cela n’a pas empêché d’autres proclamations du déclin du mouvement qui se sont d’ailleurs faites plus persistantes depuis début 2007. Comme le souligne Eddy Fougier dans les dernières lignes de son article, le mouvement a pourtant jusqu’à présent chaque fois fait preuve d’une grande capacité à rebondir. Il l’a cependant souvent fait sous des formes peu attendues par les journalistes, analystes et leaders organisationnels du mouvement. Le mouvement altermondialiste semblait en déclin en France depuis 2001, et pourtant plus de 300.000 personnes se sont rassemblées dans le Larzac en août 2003 pour échanger pratiques et expériences. Il semblait l’être au niveau international en 2004, notamment après le Forum Social Européen de Londres, mais quelques semaines plus tard, en janvier 2005, le cinquième FSM devint l’un de ses plus beaux succès sur la base d’une plus grande décentralisation et d’une moindre influence des leaders charismatiques. La succession rapide de ces deux événements invite à la plus grande prudence dans le diagnostic d’un déclin ou d’un essor de l’altermondialisme qui ne pourrait refléter la complexité d’un acteur organisé en réseau et actif simultanément à différents niveaux.
Il convient donc de s’interroger à présent sur ces évolutions récentes du mouvement altermondialiste. La multiplication des références à un déclin du mouvement altermondialiste pourrait ainsi refléter une reconfiguration du mouvement qui semble en cours à trois niveaux : ses bases géographiques ; un recentrage des activités de certains réseaux au niveau local ou dans l’élaboration d’une expertise ; une nouvelle relance du débat sur l’orientation politique du mouvement.
De nouveaux pôles émergent
Nombre d’analystes demeurent basés sur la géographie de l’altermondialisme à ses débuts. Mais dans nombre de pays qui ont compté au cours de ses premières années, le mouvement fait face aux revers d’une institutionnalisation problématique de certaines de ses organisations et aux luttes de leaders historiques et parfois déchus. L’époque semble loin où les altermondialistes français étaient devenus le modèle à suivre et donnait « de l’espoir et des ailes aux mouvements sociaux [16] » d’autres pays et d’autres continents. Les Italiens ont donné beaucoup d’énergie au mouvement international à partir de 2000, notamment avec le grand succès du Forum Social Européen de Florence en 2002. Mais là aussi l’altermondialisme semble ankylosé. Par contre, les dernières années ont montré un élargissement de la base géographique du mouvement, autrefois uniquement centré sur quelques pays d’Europe Occidentale et d’Amérique Latine. Le déplacement du Forum Social Mondial en Inde en 2004 a favorisé l’émergence de nouvelles dynamiques dans ce pays et a renforcé certaines problématiques dans le mouvement international. L’Allemagne pourrait constituer un autre pôle d’une nouvelle dynamique altermondialiste. L’enthousiasme rafraichissant des activistes lors des mobilisations contre le G8, la qualité de l’organisation et celle de certains intellectuels ainsi que la grande expérience des activistes allemands en matière d’action non-violente ont montré que les altermondialistes allemands ont beaucoup à apporter au mouvement international auquel ils n’ont jusqu’à présent contribué que de manière relativement limitée. Les Etats-Unis et plusieurs pays d’Afrique se sont lancés avec beaucoup d’entrain dans le processus des Forums Sociaux. Le Costa Rica, la Corée du Sud et l’Afrique du Sud [17] comptent un nombre toujours plus important d’acteurs contestataires, notamment contre les privatisations.
Certes, comme le souligne Eddy Fougier, cet élargissement géographique a pour contrepartie une plus grande hétérogénéité, engendre des problèmes de coordination et des difficultés pour déterminer des lignes communes [18]. Mais ce déplacement géographique permet également d’insuffler de nouvelles énergies au mouvement et de régénérer ses forces novatrices. L’altermondialisme et la dynamique des Forums Sociaux touchent ainsi de nouveaux territoires d’où les activistes amènent d’autres expériences, d’autres cultures, d’autres luttes et d’autres pratiques alternatives qui pourraient renouveler le dynamisme du mouvement.
Certains terrains dans lesquels l’altermondialisme a commencé à s’implanter récemment semblent par ailleurs particulièrement stratégiques, comme c’est le cas des Etats-Unis, mais aussi de pays émergents profondément transformés par la mondialisation comme l’Inde ou le Mexique. Par ailleurs, on a longtemps reproché à l’altermondialisme d’être incapables de s’implanter en Afrique alors même que le continent était qualifié de « plus grande victime de la mondialisation néolibérale ». La multiplication des Forums Sociaux tant au Nord qu’au Sud du Sahara revêt donc un grand intérêt. La dynamique en cours dans le Maghreb offre de plus une opportunité d’intégrer certaines problématiques arabes et musulmanes jusqu’à présent abordées de manière très superficielles dans le mouvement altermondialiste.
Au cours des dernières années, l’altermondialisme fut encore capable d’attirer de nouveaux acteurs et de s’implanter dans de nouvelles régions. Plus de soixante Forums Sociaux nationaux ou régionaux se sont ainsi tenu depuis janvier 2006. Alors que certains militants s’essoufflent, le mouvement attire de nouvelles recrues lors de chaque forum. Plus de la moitié des militants présents au Forum Social de Belgique du 16 décembre 2006 participaient ainsi à leur premier Forum Social [19].
Plus loin des flashs et des caméras
A côté de l’essoufflement de l’altermondialisme dans certaines régions, un processus de routinisation du mouvement et un recentrage de certains réseaux altermondialistes sur des activités plus locales ou plus techniques contribuent également à une diminution de l’attention médiatique accordée au mouvement. Après les spectaculaires mobilisations contre les réunions de l’OMC ou du G8 et le succès des Forums Sociaux Mondiaux, une partie importante de l’activité des altermondialistes se poursuit désormais plus loin des caméras et des flashs des médias. Certains mouvements ont choisi de se recentrer sur une dynamique locale à travers laquelle ils entendent proposer des alternatives concrètes et quotidiennes au néolibéralisme. C’est le cas des zapatistes qui poursuivent la construction de leur autonomie locale [20] mais aussi de nombreux centres culturels et sociaux, groupes de consommation alternative ou militants prônant un mode de vie plus solidaire et moins vorace en ressources naturelles. Ces espaces alternatifs se prolongent dans la durée et se multiplient en Europe Occidentale ou en Amérique du Nord, sans pour autant susciter l’attention des médias. De même, le mouvement étant structuré en réseaux décentralisés, l’autonomie relative des acteurs locaux leur permet parfois de se développer alors même que les rassemblements internationaux qui les avaient inspirés semblent moins dynamiques.
Ailleurs, des réseaux d’experts et de citoyens altermondialistes affinent leurs analyses des mesures économiques néolibérales, construisent des réseaux et résistent aux privatisations. Ils réfléchissent également à un fonctionnement plus démocratique et plus efficace des coordinations altermondialistes. Entre l’automne 2006 et le printemps 2007, des militants européens se sont par exemple réunis pour discuter et repenser le fonctionnement du réseau altermondialiste construit autour des Forums Sociaux Européens. Chaque groupe de travail thématique en a présenté un bilan lors de l’assemblée européenne de Lisbonne en avril 2007. Comme l’indique Eddy Fougier, de tels réseaux moins hiérarchiques et sans leaders se prêtent moins à la médiatisation que les organisations formalisées [21]. Ils renvoient cependant davantage à une transformation de l’altermondialisme qu’à un déclin.
Entre espaces de débat et pratiques politiques
Au cours des dernières années, le mouvement altermondialiste a subi les critiques de fronts très divers, voire opposés. Des courants libertaires et moins institutionnalisés se sont constamment opposés aux altermondialistes et à leurs forums qu’ils considéraient comme des événements très hiérarchisés et à la solde de quelques élites dominantes [22]. D’autres estiment au contraire que le mouvement devrait se structurer davantage et de se rapprocher de certains acteurs politiques. Cette tendance s’est renforcée en dénonçant une inefficacité du mouvement et des Forums Sociaux et en soulignant la nécessaire transcription de leurs idéaux dans des programmes politiques. Le débat autour du déclin de l’altermondialisme doit ainsi être recadré dans celui qui concerne l’orientation politique du mouvement.
Eddy Fougier voit dans la rupture du « consensus altermondialiste » autour d’une certaine autonomie du mouvement à l’égard des acteurs politiques l’un des principaux soubassements du sentiment actuel d’essoufflement de mouvement. Pourtant, le débat sur la relation du mouvement altermondialiste aux partis politiques fut présent dès les origines du mouvement et ne l’a jamais vraiment quitté. La place que devait prendre Lula ou le Parti des Travailleurs au sein du FSM fut ainsi l’objet d’innombrables discussions dès le premier Forum. Le mouvement altermondialiste a toujours été animé par des tensions et des débats entre une tendance centrée sur l’autonomie et l’ouverture du mouvement et une autre plus prompte à s’allier avec des acteurs politiques. La première tendance estime que les Forums Sociaux doivent rester des espaces ouverts à une multiplicité d’acteurs et dans lesquels des militants peuvent se réunir pour adopter des déclarations ou organiser des actions mais que cela ne peut être le fait des forums sociaux eux-mêmes. L’autre courant pense au contraire que le passage dans l’arène électorale sera nécessaire pour changer les choses. Certains leaders du FSM sont ainsi prêts à suivre les recommandations formulées par Hugo Chavez lorsque le forum était venu lui rendre visite à Caracas en janvier 2006 : « Nous devons adopter une stratégie de ‘contre-pouvoir’. Nous, les mouvements sociaux et les mouvements politiques, devons occuper des espaces de pouvoir au niveau local, national et régional ».
Toujours présente et souvent très visible dans les médias, cette tendance plus politique ne l’a cependant pas emporté. En France, l’engagement de leaders altermondialistes dans la sphère politique n’a guère été soutenu par les bases et a d’ailleurs mené à des échecs électoraux, comme ceux de la liste « 100% altermondialiste » appuyée par Bernard Cassen lors des élections régionales de 2003 ou de la candidature de José Bové aux élections présidentielles de 2007. En Angleterre, le prosélytisme forcené de partis d’extrême-gauche au Forum Social Européen de Londres a suscité de vives protestations au sein du mouvement altermondialiste et beaucoup lui ont imputé l’échec de ce forum. Si ces protagonistes politiques partagent quelques objectifs et certains idéaux avec les altermondialistes, il s’agit de distinguer une logique qui s’inscrit dans le champ de la politique électorale et institutionnelle de celle, plus spécifique au mouvement altermondialiste, qui promeut une participation des citoyens aux débats publics en dehors des partis politiques et en complémentarité avec les mécanismes et les acteurs de la démocratie représentative.
Pour des raisons historiques et de culture politique, les militants latino-américains et indiens tendent à être plus proches des partis politiques que leurs homologues occidentaux. Cependant, sur ces continents également, l’altermondialisme a multiplié les voix prônant une distance critique aux acteurs politiques, comme en ont témoigné certains discours zapatistes ou une évolution des discours au sein de la mouvance altermondialiste indienne [23]. Un contre-forum critique et autonome fut également organisé en marge de l’événement du Forum Social Mondial à Caracas en 2006. Le forum de Nairobi en janvier a également été marqué par une forte réaffirmation de cette indépendance politique du forum, conçu comme un espace ouvert de rencontre plutôt que comme un acteur politique. Il existe par ailleurs un réel embarra au sein des mouvements sociaux face aux gouvernements de gauche dans plusieurs pays latino-américain [24]. Les mouvements indigènes équatoriens ont rapidement déchanté une fois L. Gutierrez parvenu au pouvoir et le mouvement des paysans sans-terre a pris ses distances avec le gouvernement de Lula qu’il avait pourtant soutenu.
Dans cette perspective, une série d’initiatives menées par un réseau d’intellectuels altermondialistes prônant un altermondialisme plus politique ou une vision « post-altermondialiste » mérite d’être discutée plus amplement que ne le permet cet article. Certaines positions qualifiées par leurs auteurs de post-altermondialistes rappelleront à certains égards des arguments et des pratiques pré-altermondialistes, notamment du côté des souverainistes, de l’anti-impérialisme ou de certaines théories de la dépendance de la fin des années 1970. C’est à partir d’un retour à ces luttes que certaines tentatives entendent dépasser certaines limites structurelles de l’altermondialisme et les tensions internes qui animent ce mouvement. Le titre même donné au réseau sur lequel revient Eddy Fougier (« Mémoire de lutte ») semble d’ailleurs orienter davantage le mouvement vers le passé que vers le XXIe siècle. L’hypothèse d’un retour à des positions pré-altermondialistes mérite en tout cas d’être discutée.
Conclusion
Si le mouvement altermondialiste n’est probablement pas dans sa phase la plus dynamique, plusieurs raisons invitent à ne pas précipiter l’annonce de sa mort. Il est incontestable que certains acteurs qui ont fortement incarné l’altermondialisme en France peinent aujourd’hui à se relever de leurs récents déboires. Mais le fait qu’une association comme ATTAC continue de croître en Allemagne, que l’altermondialisme s’implantent dans de nouvelles régions ou qu’il est difficile de saisir l’ampleur et l’impact d’acteurs locaux ou plus culturels qui animent également ce mouvement nous incite à penser qu’il faudra probablement davantage de recul historique pour confirmer ou infirmer l’hypothèse d’un déclin actuel du mouvement altermondialiste.
Se prononcer trop rapidement sur un déclin global du mouvement reviendrait à oublier que l’altermondialisme est porté à différents degrés par des acteurs variés et qui se développent dans des contextes bien différents. Cela reviendrait surtout à oublier que, davantage que dans les acteurs ou les forums sociaux, c’est dans les idées qu’il a portées et dans les enjeux sociétaux qu’il a pointés que réside l’altermondialisme. Ceux qui l’ont identifié avec certains personnages ou partis politiques en reviendront immanquablement déçus, comme ce fut le cas de plusieurs mouvements latino-américains. Ceux qui ont trop directement identifié le mouvement à l’une ou l’autre organisation (comme ATTAC-France) ou à quelques leaders intellectuels verront le mouvement décliner avec les déboires de ces acteurs. Par contre, les significations centrales qui sont ou ont été portées par les acteurs de l’altermondialisme demeurent d’une grande actualité. Le mouvement altermondialiste a fait émerger un débat autour de thèmes souvent peu discutés, notamment dans le domaine économique, et dont l’impact est pourtant important sur la vie des habitants de la planète. Face à la mondialisation longtemps pensée comme la domination d’un système économique sans acteur, les altermondialistes ont insisté sur la possibilité d’agir à différents niveaux (local, national, continental et global) et sur la nécessité de développer un espace public et une citoyenneté au niveau mondial. Autant d’éléments qui seront essentiels pour les mouvements contestataires et progressistes de ce début de 21e siècle, indépendamment de l’étiquette « altermondialiste » à laquelle ils choisiront ou non de se rattacher.