L’Assemblée nationale de 1981 comptait un député de moins de 40 ans pour un député de plus de soixante. En 2007, si nous comparons les mêmes groupes d’âges, pour un junior, nous comptons neuf seniors. Si les changements en cours sont sidérants par leur intensité, de nombreux arguments pourraient néanmoins conduire à nuancer ce constat. Pour les uns, le vieillissement inscrit dans l’ordre démographique doit nécessairement avoir sa contrepartie dans l’ordre politique : si l’Assemblée a des cheveux blancs, c’est tout simplement parce que la France en a aussi. D’autres insistent pour leur part sur le caractère exceptionnel de l’élection de 1981, qui ferait figure d’aberration historique dans un système politique où la séniorité est une règle du jeu éternelle. D’autres encore observent que l’âge physique est relatif ou qu’il n’a guère d’importance dans le jeu de la démocratie représentative : les députés, quel que soit leur âge, en restant dans leur permanence à l’écoute de tous leurs électeurs, demeurent jeunes « dans leur tête ». Un septuagénaire responsable pourrait bien être plus en phase avec son temps qu’un jeune chien fou impatient de renverser l’ensemble de l’ordre social à son profit. En somme, l’âge du capitaine n’aurait aucune importance.
Je crains malheureusement que ces arguments ne résistent pas à une analyse plus approfondie du problème. A vouloir clore trop rapidement des débats qui ont mis des années à émerger (voir « La parité jeune-âgé est un enjeu aussi important que la parité homme-femme Ces quinquagénaires qui monopolisent l’Assemblée nationale » et « Attention, Assemblée grisonnante »), nous risquons de manquer une partie du travail intellectuel, puis pratique, qui nous permettrait d’enrichir la démocratie plutôt que de la priver d’avenir.
La difficile mesure des évidences
Mesurer les évidences n’est pas un travail évident. Même si le passage en revue des trombinoscopes de l’Assemblée depuis vingt-cinq ans donne une idée claire des transformations à l’œuvre, il demeure que comparer à près d’une génération de distance les conditions d’accès à l’élite politique est à peu près aussi difficile que de comparer le prix du mètre carré dans les grandes villes sur plusieurs décennies. Sauf à connaître le détail des séries statistiques concernées sur la longue période, les jeunes Parisiens d’aujourd’hui sont bien incapables d’imaginer qu‘avec le même niveau d’effort, ils auraient pu acquérir ou louer un logement d’une surface triple en 1981. De la même façon, il est à peu près impossible de saisir combien de portes largement ouvertes aux jeunes voilà trente ans se sont refermées devant leurs puînés.
La comparaison sur la longue période de la répartition par âge du personnel politique, même le plus visible ou géré centralement comme le sont les députés, exige de saisir laborieusement des données statistiques de base dont la quantité excède les capacités du travailleur parcellaire qu’est le chercheur en sciences sociales. Depuis près de dix ans que je traque les différents symptômes des difficultés de la société française avec la notion de transmission, j’avais la certitude indémontrable que l’absence de renouvellement du personnel politique de l’Assemblée nationale était un mouvement de fond, de nature typiquement générationnel. Pour autant, saisir les près de 4000 fiches correspondant aux élus des sept législatures depuis 1981 est une besogne à peu près irréalisable dans les conditions actuelles de la recherche académique en sciences sociales. C’est donc avec un certain soulagement que j’ai vu apparaître, voilà quelques mois, la base Sycomore de l’Assemblée nationale qui entend recenser les députés depuis 1789 (le sycomore était le bois dont était fait le sarcophage de certaines momies égyptiennes). Cette base de données permet ainsi de valider l’hypothèse que la réalité dépasse sa caricature. Précisons que, dans chaque cas, nous avons considéré la liste des députés trois mois après la date d’élection, de façon à prendre acte des mouvements ministériels. Dès lors, la date 1947 correspond aux législatives du 10 novembre 1946.
Dans son travail sur les facteurs de la réélection des députés, Vincent Loonis [1] montrait l’importance croissante de l’expérience acquise dans les probabilités de réélections. Mais, si l’on m’autorise cette lapalissade, il faut rappeler qu’avant d’être réélu, il faut au préalable avoir été élu. L’analyse de la précocité d’entrée à l’assemblée nationale est ainsi la clef de compréhension des processus qui nous intéressent : certaines générations entrent tôt, en masse, à l’Assemblée, et s’y maintiennent durablement jusqu’à leur tardif retrait, alors que d’autres, longtemps considérées comme trop jeunes pour investir la place, constatent après une ou deux décennies que l’histoire ne leur passera pas les plats et que de plus jeunes qu’eux se verront offrir leur siège.
1981-2007 : Il faut que tout change pour que rien ne change
Les observateurs des élections du printemps 2007 avaient anticipé un profond renouvellement de la politique française, notamment d’un point de vue générationnel. Une ironie de l’histoire veut que la génération des premiers nés du baby-boom (nés typiquement entre 1944 et 1950) ont toujours vu la présidentielle leur échapper. Alors que 2002 avait opposé deux retraités nés dans les années 1930, les processus de désignation des candidats de la présidentielle 2007 ont exclu systématiquement les baby-boomers au profit d’une génération plus jeune : au sein des deux principaux partis politiques, aux vingtenaires de 1968 ont été préférés des candidats plus jeunes, dont le cadet est élu à l’âge de 52 ans. Derrière ce profond renouvellement en trompe l’œil, une Assemblée immuable poursuit sa trajectoire de vieillissement débutée 25 ans plus tôt.
Si l’Assemblée nationale de 1981 est authentiquement intergénérationnelle, depuis Annette Chépy-Léger (1953) jusqu’à Marcel Dassault (1892), celle de 2007 est particulièrement homogène par l’âge, puisque l’essentiel de la représentation nationale est âgée de 55 à 65 ans. Surtout, l’ensemble du film fait apparaître une vague montante de jeunes députés trentenaires en 1981, dont la crête se déplace régulièrement de cinq ans en cinq ans sans déformation majeure. Au cours de ce processus de vieillissement, la quasi disparition des moins de 40 ans, et plus récemment, au cours des 10 dernières années, la marginalisation même des jeunes cinquantenaires, font apparaître une dynamique générationnelle indubitable. Les gagnants de ce mouvement sont les jeunes sexagénaires, de 60 à 64 ans, qui représentent 22,4 % de la nouvelle Assemblée, contre 13,8% en 2002 et 9,6% en 1997 : un doublement en dix ans, bien au-delà du simple effet « naturel » du vieillissement du baby-boom. Le constat s’impose : les générations arrivées tôt en politique repartent tard, et celles qui attendent trop patiemment le renouvellement ne seront guère récompensées.
Evolution de la répartition par âge des députés 1981-2007
(nombre par tranche d’âge 5 ans)
Source : Base Sycomore, Assemblée Nationale
Pour autant, cette dynamique depuis 1981 peut laisser croire à un mouvement autogène, dont la source s’épuise dans l’origine soixante-huitarde de la génération située au centre du processus. Il n’en est rien, car une analyse plus longue fait apparaître l’existence, dans la France de l’après Deuxième Guerre mondiale, de deux générations politiques successives dont la seconde fut démographiquement la fille de la première.
1946-1968 : deux rébellions, deux écoles du pouvoir
En remontant aux origines de la reconstruction française des années 1940, un phénomène central apparaît : l’extrême jeunesse des députés du 10 novembre 1946. Les seniors de plus de 50 ans, c’est-à-dire le personnel politique marqué par l’effondrement de la France, par la collaboration, par ce passé des années trente qui exerçait une force de repoussoir, a totalement disparu, alors que la jeunesse résistante, forgée dans le combat contre l’envahisseur, parvint au pouvoir avec une extrême précocité. Les moins de 40 ans représentent près de 35% de l’Assemblée de 1946, contre 3,6% aujourd’hui. La Résistance apparaît ainsi comme un lieu de socialisation et de légitimation politique aux effets générationnels exceptionnels.
Evolution de la répartition par âge des députés 1947-1978
(nombre par tranche d’âge 5 ans)
Source : Base Sycomore, Assemblée Nationale
Malgré les retournements politiques, l’émergence de la Ve République et ses renouvellements, cette génération de jeunes issus de la Résistance traverse le temps jusqu’en 1973, date à partir de laquelle un début de retournement commence à poindre. Les plus âgés de 1973 sont défaits en 1978, et une jeune garde apparaît, avec les Emmanuelli, Fabius, Barnier, Madelin, Longuet, Millon… A droite comme à gauche, dès 1978, une grande révolution générationnelle et culturelle est à l’œuvre, où les influences directes ou indirectes du trotskisme et du maoïsme des uns a pour parallèle le mouvement Occident qui, lui aussi, au travers de son anti-gaullisme, s’en prenait à la génération précédente, étouffante, celle de la Résistance. Ainsi, en 1978, se joue le début d’une succession, celle des baby-boomers nés à partir de 1945, qui poussent à l’écart celle de la Résistance, née autour de 1915. Démographiquement, les uns sont les enfants des autres. Cette scansion historique est intéressante, dans la mesure où 1968 a opposé une génération fortement politisée par la Guerre et la Résistance à la génération de ses propres enfants, politisés dans le mouvement de mai 1968, qui ont été deux grandes écoles de la prise de parole et du passage à l’action.
Nombre de députés de plus de 60 ans pour 1 député de moins de 40 ans
Source : Base Sycomore, Assemblée Nationale
Générations creuses
Si nous avons repéré des générations politiquement avantagées dans le jeu des soixante dernières années, d’autres, à l’évidence, sont singulièrement absentes. C’est le cas en particulier de la génération silencieuse née dans le courant des années 1930. Longtemps trop jeunes par rapport à leurs aînés anciens résistants, socialisés dans le contexte d’une guerre honteuse ― la Guerre d’Algérie socialise bien différemment la jeunesse que ce ne fut le cas de la France combattante ou résistante ―, les membres de la cohorte concernée arrivent à maturité trop tard et se retrouvent débordés par la suivante, de dix à vingt ans plus jeune. En réalité, la prosopographie des jeux politiques de la gauche est fascinante à cet égard : alors que Michel Rocard tente de fédérer dans sa génération, Mitterrand, député dès 1946 à l’âge de 30 ans, parvient à refonder une dynamique en s’attachant la fidélité de baby-boomers, pour certains issus de l’extrême gauche et du mouvement de 1968. Ce jeu de soumission-transmission politique a permis une large redistribution des places au détriment de la génération 1930. Le même phénomène est à l’œuvre dans le camp de Giscard d’Estaing, qui de 1974 à 1978 renouvelle profondément la pyramide des âges en privilégiant les successions à l’avantage des plus jeunes : les stratégies d’attente patiente ne sont guère récompensées.
L’analyse des soixante dernières années montre combien la dynamique générationnelle, puissante, n’a rien d’équilibrant sur le plan générationnel : l’histoire ne repasse les plats qu’une fois toutes les deux ou trois décennies, ceux qui ratent la distribution à quelques années près ont peu de chances de bénéficier de la suivante. Ainsi, c’est vers l’âge de 40 ans que nous savons si une génération politique sera fortement constituée ou non. Le film des surreprésentations politiques (rapporté donc à l’effectif des cohortes concernées pour annuler l’effet des cohortes démographiquement pleines ou creuses) de 1947 à 2007 permet en effet de repérer une succession de générations : celle née en 1890 et qui semble avoir tout subi du XXe siècle et avoir disparu sans pouvoir participer à la reconstruction ; celle de 1915, clairement surreprésentée, celle de 1930, génération silencieuse, politiquement en creux ; celle de 1947 qui bénéficie précocement d’une succession anticipée, et qui se renforce au long de sa trajectoire, faute de relève ultérieure. Pour leur part, les cohortes nées dans les années 1960 et 1970 semblent incapables de se faire une place dans un jeu trop verrouillé.
Variation relative des probabilités d’accès à la députation selon la période et l’âge
Source : Base Sycomore, Assemblée Nationale
Note : résidu multiplicatif des probabilités d’accès à la députation, les zones les plus foncées (1,45 = 145% de chances de plus que la moyenne d’accéder à un poste de député ; -0,55 = -55 % de chances que la moyenne) ; en moyennant sur le cycle de vie, entre les générations les plus et les moins chanceuses, les probabilités vont du simple au triple.
Ainsi, ce qui apparaît de façon cruciale aujourd’hui, c’est l’absence de la troisième génération : les vingtenaires de 1968, socialisés politiquement notamment par l’influence de leurs propres parents qui avaient connu la Guerre et la Résistance (ou la collaboration), semblent ne pas avoir transmis leurs passions juvéniles à leurs propres enfants. D’une certaine façon, les anciens soixante-huitards en tirent profit : pas de succession, pas de lutte de succession, d’où cette Assemblée de 2007, historiquement et démographiquement inédite, quasiment sans nouvelle génération constituée.
Les comparaisons internationales que nous pouvons esquisser renforcent cette impression d’être aujourd’hui, en France, devant une situation inédite, sans équivalent même dans des pays connus pour avoir peiné à renouveler leur personnel politique. Notons que les pays qui ont été en mesure de réformer avec le plus de responsabilité et d’équilibre leurs régimes d’Etat-providence, comme la Suède, sont aussi ceux où le poids des seniors dans la chambre basse est le plus modéré. Cette situation de déséquilibre en France laisse anticiper, par contrecoup, des retournements à venir, qui seront d’autant plus profonds et violents qu’ils auront tardé [2].
Nombre de représentants de plus de 60 ans pour un représentant de moins de 40 ans. Chambres basses de différents pays.
pays | nombre de représentants |
Source : Recueils biographiques nationaux ; année la plus récente
A plus d’un titre, l’Assemblée nationale et ses coulisses fournissent comme une caricature des caractéristiques de la société française et de ses rapports générationnels : la crispation des seniors, qui ne veulent pas songer à une succession après trente ans de carrière au plus haut niveau, et la frustration de jeunes plus si jeunes, travaillant avec abnégation et discrétion, mais sans promotion, pour un système qui ne les rétribue guère. S’ils ne sont pas contents, qu’ils s’en aillent. Un trou générationnel s’est creusé, d’autant plus préoccupant qu’il ne se réduit pas à la sphère politique, mais se rencontre aussi dans la pyramide des âges des chercheurs, des enseignants, des médecins, des journalistes, etc.
Ce phénomène est plus problématique encore pour la gauche : alors que la droite trouve aisément dans sa sociologie propre (médecins, notaires, avocats, héritiers politiques d’une circonscription familiale) la capacité à recouvrir la totalité du territoire, la gauche dont les assises fondées sur le mouvement social se désagrègent, ne pourra espérer se succéder aussi facilement. Il ne suffit pas de sélectionner des fonctionnaires ou des enseignants ; il faut aussi des réseaux, des solidarités actives, des interconnaissances, ainsi qu’une formation idéologique et militante. Faute d’avoir su entretenir cette flamme auprès des nouvelles générations, à force d’avoir écarté les jeunes faute d’avoir su leur faire une place, la gauche pourrait bien avoir perdu au long terme des capacités de développement durable de son environnement politique. La désertification politique dont elle pourrait être la victime pour une ou deux décennies est un avenir possible, plus probable qu’un autre. Si elle ne parvient à réchauffer son climat politique, elle disparaîtra, temporairement, avec la génération qui l’a portée et qui s’en va dans les 5 à 10 ans. Cela signifie qu’il y a urgence, ou qu’elle ne se relèvera pas.
A quelques mois des commémorations des quarante ans de 1968, peut-être faut-il méditer la réflexion d’Emile Durkheim : « Pour qu’il se produise des nouveautés dans la vie sociale, il ne suffit pas que des générations nouvelles arrivent à la lumière, il faut encore qu’elles ne soient pas trop fortement entraînées à suivre les errements de leur devancières. Plus l’influence de ces dernières est profonde — et elle est d’autant plus profonde qu’elle dure davantage —, plus il y a d’obstacles aux changements » [3].