Recensé : Laurent Warlouzet, Governing Europe in a Globalizing World : Neoliberalism and its Alternatives Following the 1973 Oil Crisis, Routledge, 2017, 274 p.
Dans Governing Europe in a Globalizing World, tiré d’une habilitation à diriger des recherches soutenue en 2015, Laurent Warlouzet poursuit sa réflexion au long cours sur l’histoire de la construction européenne par une analyse fouillée des mutations et recompositions des politiques économiques nationales et communautaires à l’épreuve du « choc du global » [1]. Nourri par un impressionnant travail d’archives à différentes échelles — institutions internationales, Union européenne, archives gouvernementales françaises, allemandes et britanniques —, l’auteur se réclame d’une forme d’institutionnalisme historique. Cette approche théorique et empirique, défendue notamment par les politistes Sven Steinmo, Kathleen Thelen et Peter Hall, étudie la manière « dont les institutions structurent, modèlent et réfractent le comportement politique » [2]. L. Warlouzet interprète la période courant de la crise pétrolière de 1973 à l’adoption de l’Acte unique européen en 1986 — qui donne naissance à la notion d’espace communautaire sans frontières — comme l’histoire d’un rapport de force, mouvant et plastique, entre trois idéaux-types de politique économique, fréquemment rivaux, plus rarement (et non sans ambiguïtés) complices.
Trois idéaux-types de politiques économiques
Face à la crise des mécanismes régulateurs du capitalisme dans les années 1970, les États, de même que la Communauté économique européenne (CEE) et l’Organisation internationale du travail (OIT), ont tenté de promouvoir des politiques « socialement orientées » visant à réduire les inégalités sociales et régionales en Europe de l’Ouest.
Ces acteurs ont également mis en œuvre des politiques de type « néo-mercantiliste », aux ambitions sociales limitées, voire inexistantes, dont l’objectif principal est de défendre l’appareil productif national, y compris par des mesures protectionnistes telles que l’érection de barrières commerciales non tarifaires et/ou la constitution de cartels.
Ils ont enfin encouragé le développement de politiques « pro-marché », considérant la libéralisation des échanges et des flux financiers comme l’arme la plus efficace pour casser l’inflation galopante frappant les grandes puissances économiques occidentales à l’exception de l’Allemagne de l’Ouest. Ce troisième type de politique n’est pas nécessairement synonyme de néo-libéralisme, qui en est seulement l’avatar le plus radical. Suivant une tendance de plus en plus courante parmi les travaux récents [3], Laurent Warlouzet opte pour une définition minimale de ce concept saturé d’idéologies, qu’il appréhende comme une réaction agressive contre le keynésianisme et le Welfare State se traduisant par une politique de l’offre et une austérité budgétaire plus ou moins sévère selon les pays et la couleur politique des gouvernements. Dans un récit tout en nuances, l’auteur démontre de manière convaincante que le triomphe de la pharmacopée néo-libérale dans les années 1980 n’était pas inéluctable. Son adoption apparaît comme un second choix, justifié par l’échec des tentatives de régulation du « capitalisme débridé » [4] aux échelles nationales et internationales.
L’impuissance de l’international
Dans les années 1970, les élites ouest-européennes ne considèrent que rarement le cadre communautaire comme l’espace pertinent de la mondialisation. Après le choc pétrolier de 1973, les réponses sont d’abord pensées dans un cadre national ou mondial. La régulation de l’activité des firmes multinationales, dont le poids ne cesse de croître depuis les années 1960, devient un sujet de débat majeur dans de nombreuses organisations internationales (GATT, OIT, OCDE, CNUCED). Sans grande surprise, les débats dans ces arènes débouchent, dans le meilleur des cas, sur l’adoption de codes de bonne conduite peu contraignants pour ces entreprises géantes, qui disposent de ressources considérables pour défendre leur cause à tous les échelons politiques.
L’impuissance de l’international est particulièrement éclatante lorsqu’en 1977, le président états-unien Jimmy Carter propose une relance keynésienne concertée des grandes puissances économiques mondiales pour vaincre la stagflation (taux d’inflation élevée combinée à une montée du chômage). Alors que les États-Unis et la République fédérale d’Allemagne (RFA) acceptent dans un premier temps de jouer le jeu — même si la seconde surmonte difficilement ses préventions —, le second choc pétrolier de 1979, facteur de déstabilisation des économies occidentales autrement plus puissant que le premier, entraîne le retour en force des égoïsmes nationaux. Conscient du discrédit de l’idée de relance mondiale dans son pays, le chancelier social-démocrate allemand s’engage sur la voie de l’austérité budgétaire et de la défense du mark fort. Cette tendance des États ouest-européens à se replier sur le national est particulièrement marquée dans le domaine des politiques sociales.
L’Europe sociale difficile
Dans les années 1960, la dimension sociale des politiques communautaires est pour le moins limitée, en tout cas subordonnée au développement du Marché commun, comme en témoigne l’exemple de la politique agricole commune (PAC). Mais le cadre juridique défini par le traité de Rome offre de réelles possibilités pour construire une Europe sociale, sous réserve d’une véritable volonté politique. Le début des années 1970 constitue à cet égard un éphémère âge d’or marqué par la figure de Willy Brandt. À l’occasion du Sommet européen de Paris en 1972, le chancelier social-démocrate allemand (1969-1974) appelle au développement vigoureux de politiques sociales européennes dans des domaines variés, de la réduction des inégalités régionales à la protection de l’environnement en passant par l’amélioration de la formation et des conditions de travail de la main d’œuvre. Deux ans plus tard, le Sommet européen, se tenant une nouvelle fois à Paris, adopte un ambitieux « programme d’action sociale ». Inspiré des propositions de la Commission européenne, il se fixe pour objectif d’harmoniser les législations nationales sur le travail, de mettre sur pied une politique régionale de redistribution, de promouvoir le dialogue social et l’égalité homme-femme. La création en 1975 du Fonds européen de développement économique et régional (FEDER), inspiré de la politique italienne de transferts du Nord vers le Mezzogiorno et de la politique régionale britannique, est l’une des principales réalisations de cette politique, conçue comme complémentaire — et non concurrente — du Welfare State.
La dégradation de la conjoncture dans la deuxième moitié de la décennie met un coup d’arrêt au projet d’Europe sociale, qui est loin de mobiliser les foules. Dans des sociétés ouest-européennes où la conscience de la crise est particulièrement précoce et aiguë, ni le mouvement ouvrier européen ni les partis socialistes et sociaux-démocrates des États-membres ne se coordonnent pour placer la question sociale au cœur de l’agenda communautaire. Faute d’un réseau transnational efficace pour la défendre, les politiques sociales européennes restent marginales ; c’est aux Welfare States qu’incombe la difficile tâche de gérer la désindustrialisation et la montée du chômage de masse. Si l’articulation entre les échelons national et communautaire est particulièrement faible en matière sociale, elle apparaît plus prononcée — mais aussi plus complexe — dans le domaine de la politique industrielle.
Des solutions industrielles entre résilience et déclin
Au tournant des années 1980, nombreuses sont les élites politiques et administratives à demeurer convaincues que l’État dispose d’instruments de régulation suffisamment puissants pour sortir leur économie de l’ornière. Pensée dans un cadre national et, pour certains secteurs stratégiques, intergouvernemental, la politique industrielle est l’un d’entre eux. Pour relever le « défi américain » (Jean-Jacques Servan-Schreiber), les Européens mettent sur pied des « champions » dans le domaine des hautes technologies comme l’aéronautique, l’informatique, les télécommunications ou encore la conquête spatiale. Créé en 1969, le consortium franco-allemand Airbus, rejoint par les Britanniques en 1978, témoigne de la force du néo-mercantilisme dans la décennie 1970. Structure interétatique par excellence dont la gestion est confiée au secteur privé, elle se pose en concurrent direct de Boeing sur le marché des gros avions.
Acceptée dans un cadre intergouvernemental, l’européanisation de ce colbertisme à la française fait en revanche long feu. Les initiatives de la France et de certains hauts fonctionnaires européens pour instaurer une forme de protectionnisme à l’échelle de la zone via l’introduction du concept de « préférence communautaire » connaissent un sort identique. L’attitude des principaux États-membres à l’égard du Japon, puissance industrielle en plein essor, constitue en outre un excellent exemple du caractère conflictuel des politiques anticrise alors menées à différentes échelles. Parallèlement aux réflexions sur la « préférence communautaire » qui visent notamment à limiter la pénétration des exportations industrielles japonaises dans la zone, certains États, comme la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, nouent des accords bilatéraux avec le Japon afin de bénéficier du flux d’investissements directs de ce dernier.
Si la Commission européenne se montre généralement hostile aux initiatives néo-mercantilistes des États, qu’elle perçoit comme des tentatives de remise en cause des principes libre-échangistes, elle ne s’interdit plus dans les années 1980 d’impulser des coopérations, ce dont témoigne la création du programme ESPRIT pour la recherche en technologie de l’information. L’essentiel de son action porte toutefois sur le développement de politiques pro-marché avec un succès grandissant au fil de la période.
Un second choix devenu dominant
Les années 1980 marquent la montée en puissance de la politique de la concurrence. Ce champ de recherche est plus dynamique que ne le laisse entendre l’auteur [5], qui la considère comme la « première politique néo-libérale menée par les Communautés européennes ». Par ses principes et ses instruments, cette dernière sape les velléités néo-mercantilistes des États-membres en s’attaquant directement aux cartels et aux aides directes à l’industrie. Dépassant les explications traditionnellement avancées pour comprendre l’importance prise par cette politique néo-libérale — prestige du modèle ordo-libéral allemand, « sainte alliance » entre la Commission européenne et la Cour de Justice européenne (CJE) —, Laurent Warlouzet insiste sur le basculement des rapports de force internes au sein de la Commission. La direction générale de la Concurrence (DG IV), sous l’impulsion des commissaires Frans Andriessen (1981-1985) et Peter Sutherland (1985-1989) acquis aux idées néo-libérales, prend le pas sur la direction générale des Affaires industrielles (DG III) d’Étienne Davignon, précédemment dominante et mieux disposée à l’égard du néo-mercantilisme.
Par-delà ces divergences internes, y compris au sein de la DG IV — l’auteur consacre des pages stimulantes aux affrontements entre partisans de l’ordo-libéralisme et tenants d’un néo-libéralisme à l’américaine, inspiré par la Seconde École de Chicago —, le renforcement des prérogatives économiques de la Commission dans les années 1980 est considérable. Il s’explique non seulement par sa capacité à exploiter la jurisprudence favorable de la CJE, mais aussi, et peut-être surtout, par l’incapacité de la Grande-Bretagne, de la France et de la RFA à proposer une réponse concertée à la crise. Cette situation d’équilibre non coopératif sert la cause des partisans du néo-libéralisme à Bruxelles et dans les trois États. Dans le sillage de la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, franc-tireur du mouvement, le néo-mercantilisme s’éclipse, sans complètement disparaître, au profit de politiques pro-marché telles que les privatisations, la dérégulation financière et la limitation drastique des subventions étatiques aux entreprises en difficulté. Relayant le plaidoyer de Frans Andriessen, la Commission encourage les décideurs à repenser le rôle de l’État dans l’économie : ce dernier doit être considéré comme un investisseur privé érigeant la recherche du profit en principe cardinal de son action.
Rien n’est toutefois définitivement joué en 1985, insiste l’auteur. Loin de se présenter comme un bloc uni et inaltérable, les partisans du néo-libéralisme apparaissent alors plutôt comme une coalition relativement fragile d’institutions européennes, de gouvernements nationaux, de groupes de pression et de chefs d’entreprise travaillée par des dissensions internes sur les modalités de cette idéologie quelque peu fourre-tout. Le contenu de l’Acte unique adopté en 1986 reflète ces ambiguïtés et ces atermoiements.
Un Acte unique moins néo-libéral qu’il n’en a l’air
La relance du processus d’intégration communautaire permise par les Sommets de Fontainebleau de 1984 et de Milan l’année suivante, couplée à l’arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission, débouche sur une tentative de mise en œuvre par Bruxelles d’une politique hybride, s’efforçant non sans difficulté de se tenir à égale distance du marché, de la construction de l’Europe sociale et du néo-mercantilisme. Dans l’esprit de Jacques Delors, ancien expert syndical et haut fonctionnaire au Commissariat général du Plan, le marché unique devait nécessairement s’accompagner de la promotion de la justice sociale au sein de la zone et de l’élaboration d’outils de politique industrielle néo-mercantilistes permettant à la CEE de se prémunir d’une concurrence internationale déloyale. Mais dans le compromis à 4 (Commission, RFA, France, Grande-Bretagne) qui conduisit à la rédaction puis à la ratification de l’Acte unique, les volets sociaux et néo-protectionnistes du document, quoique ne disparaissant pas complètement, sont éclipsés par sa tonalité générale « pro-marché ».
Point de départ plus qu’aboutissement, l’Acte unique initie un processus d’engagement des élites ouest-européennes — par conviction ou par résignation — en faveur d’une régulation de la mondialisation par le marché. Celle-ci est également promue à l’échelle mondiale par l’Uruguay Round (1986-1994), dernier cycle de négociation multilatérale de libéralisation des échanges dans le cadre du GATT qui débouchera, en 1995, sur la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Lentement mais sûrement, le fameux « There is no alternative » (TINA) thatchérien s’impose dans les esprits. Dans ce processus, la Commission joue un rôle d’accélérateur plus que d’instigateur, selon des mécanismes voisins de ceux conduisant à la même époque l’OCDE à succomber — après de fortes résistances — aux sirènes néo-libérales [6]. Le ralliement des élites de centre-gauche qui, à l’instar des socialistes français, se révèlent des soutiens résolus de ce type de politiques, s’explique aussi par leur conviction que l’union économique et monétaire promue par l’Acte unique constitue une source d’opportunités pour les classes populaires. L’arrimage des monnaies européennes au mark fort et la dérégulation des capitaux sont à leurs yeux le seul moyen d’obtenir une baisse des taux d’intérêt et de faciliter l’accès de tous au crédit. Dans la même optique, nombre d’entre eux, tel Pierre Bérégovoy, estiment que la désinflation constitue la voie la plus efficace pour rendre rapidement du pouvoir d’achat aux ménages modestes.
L’intérêt de l’étude transnationale et comparée menée par Laurent Warlouzet permet de nuancer certaines idées reçues sur l’histoire de la construction européenne. La France n’a pas toujours été l’apôtre de l’approfondissement d’une Europe politique et sociale ; la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, par-delà le néo-libéralisme indécrottable de la Dame de Fer et son hostilité à toute délégation de souveraineté nationale en faveur de la Commission, apparaît dans certains domaines plus pro-européenne que ses partenaires, ainsi dans le secteur des hautes technologies ; quant à la RFA, acteur le plus central de l’histoire communautaire à cette période, ses dirigeants ont certes joué un rôle précieux de médiateurs entre Français et Britanniques, mais ont aussi été parfois une source de blocage, par exemple lors des négociations sur l’Acte unique où Helmut Kohl s’opposa inlassablement au projet de politique industrielle néo-mercantiliste de Jacques Delors.
Dans cette analyse fine et exigeante, le lecteur aurait toutefois apprécié quelques éléments supplémentaires sur les causes de l’échec des tentatives de régulation de la mondialisation à l’échelle internationale, par exemple dans le cadre du GATT (chapitre 9). Une description plus précise du rôle des groupes de pression — notamment patronaux — dans le processus de convergence des décideurs vers des politiques pro-marché aurait été pertinente pour montrer que la fabrique et l’exécution des politiques publiques à toutes les échelles — et tout spécialement à l’échelon communautaire — ne sont pas seulement le fruit des négociations entre acteurs politiques. Elles sont également la résultante des interactions entre ces derniers et les différents lobbys dans un milieu particulièrement propice aux échanges [7]. Enfin, si Laurent Warlouzet rappelle à raison que les gouvernements Wilson et Callaghan (1974-1979) ne peuvent être considérés comme les introducteurs du néo-libéralisme en Grande-Bretagne ; il aurait pu souligner — en s’appuyant sur des travaux plus récents que ceux de Keith Middlemas — que le monétarisme effectue une percée parmi les élites gouvernementales travaillistes. Apôtre de la pensée de Milton Friedman, le journaliste Peter Jay, éditorialiste au Times et gendre de James Callaghan, est par exemple l’auteur du fameux passage sur la mort du keynésianisme décrétée par le Premier ministre britannique dans son discours au congrès du Labour Party en 1976 [8].
Ces regrets restent toutefois mineurs au regard de la densité et de la profondeur des analyses développées par l’auteur. Governing Europe in a Globalizing World apparaît comme un ouvrage incontournable pour tout chercheur intéressé par la question de la transition économique entre les années 1970, décennie de tous les possibles, et les années 1980, qui sonnent l’heure de la grande convergence des principales puissances économiques de la CEE vers la désinflation compétitive, la stricte discipline budgétaire et le primat de la concurrence sur toute autre forme de politique industrielle.