Recensé : Bruno Tinel, Dette publique : sortir du catastrophisme, Paris, Raisons d’agir, 2016, 240 p., 8 €.
La parution du nouvel opus sur la dépense publique de l’Institut de l’entreprise, intitulé Dépense publique : l’état d’alerte et dirigé par Michel Pébereau, trouve un contrepoint utile dans l’ouvrage de Bruno Tinel paru en 2016. Loin de stigmatiser les dépenses publiques de façon systématique, Bruno Tinel cherche d’abord à relativiser l’évolution des finances publiques françaises. Dans un second temps, il s’attache à dénoncer une sorte de coterie autour de la gestion des dépenses et de la dette publiques – non seulement français mais aussi européen –, et y voit une nouvelle forme de lutte des classes préjudiciable aux plus démunis et aux classes moyennes. Moins documentée que la première, la seconde partie de l’ouvrage m’a semblé moins convaincante, quoiqu’elle reste utile pour contrecarrer l’obsession de la baisse des dépenses publiques [1].
La dynamique de la dette publique
Bruno Tinel explique d’abord que la dette publique n’est pas simplement un passif, mais le reflet d’actifs, comme les infrastructures publiques. La dette publique n’est pas léguée sans contreparties aux générations futures, car celles-ci bénéficieront du système social et des infrastructures que les générations présentes leur auront léguées. Il est important, dans cette période électorale, de rappeler que la dette publique n’est pas l’équivalent d’une dette privée. L’État n’est pas géré comme une entreprise et n’a pas à l’être : il ne fait pas de profit et dispose d’un horizon de décision infini. De même, la comparaison entre la gestion de l’État et celle d’un « bon père de famille » n’a aucun sens. De toute évidence, peu de pères de famille, aussi « bons » soient-ils, disposent de plus de 3 000 milliards d’euros d’actifs. Il faut sans doute être très riche pour commencer à confondre son patrimoine avec celui de l’État !
L’obsession répandue de la baisse des dépenses publiques est forcément fragilisée par les coûts indéniables que l’austérité budgétaire a provoqués dans la zone euro, plongeant cette dernière dans une double récession à partir de 2012, et causant la chute vertigineuse du PIB de l’économie grecque, de l’ordre de 25 %. Baisser les dépenses publiques n’a pas permis de juguler les dettes publiques, loin s’en faut. Fort de son analyse des finances publiques qui l’amène à rejeter point par point les arguments de la thèse des « contractions budgétaires expansionnistes », Bruno Tinel peut discuter des conséquences défavorables d’une politique de « saine gestion » des finances publiques sur l’activité et sur la dette publique.
L’effet multiplicateur
Les partisans des contractions budgétaires expansionnistes soutiennent que l’effet multiplicateur est négatif, tandis que les partisans des expansions budgétaires efficaces soutiennent que l’effet multiplicateur est positif et supérieur à l’unité. Cela signifie qu’une expansion budgétaire produit assez de croissance pour contribuer à son financement par l’augmentation induite des recettes fiscales.
La thèse des contractions budgétaires expansionnistes, encore défendue par un certain nombre d’économistes comme Francesco Giavazzi, repose sur l’idée qu’une réduction des dépenses publiques va permettre une expansion de la consommation et de l’investissement car les agents économiques vont anticiper une réduction du poids de la fiscalité future. Bruno Tinel rappelle au contraire le fonctionnement du multiplicateur budgétaire – selon lequel une baisse discrétionnaire des dépenses publiques provoque une baisse du PIB et donc une hausse de la dette en pourcentage du PIB – et la volte-face du chef économiste du FMI, Olivier Blanchard, obligé à un acte de contrition pour s’être fourvoyé en s’inspirant, dans la gestion de la dette grecque, de la littérature des contractions budgétaires expansionnistes qu’il avait pourtant largement contribué à discréditer en prouvant l’existence d’un effet multiplicateur supérieur à l’unité en 2002 [2].
La crise de la dette dans la zone euro
Dans les 3 premiers chapitres de l’ouvrage, Bruno Tinel décrit patiemment la dynamique de la dette publique et l’impact de la baisse de l’inflation et des impôts sur sa trajectoire récente : la baisse de l’inflation a augmenté la valeur réelle de la dette, tandis que les baisses d’impôts ont réduit les recettes fiscales et contribué à augmenter la dette. Il critique ensuite la gestion calamiteuse de la crise financière internationale et surtout celle de la crise « des dettes souveraines européennes » qui reste avant tout une crise des déséquilibres courants des États-membres de la zone euro. Le compte courant exprime principalement le solde entre les exportations et les importations de biens et services. Lorsque Bruno Tinel indique que « le compte courant de la zone euro était équilibré avant la crise et (qu’)il l’est demeuré depuis » (p. 130), il commet malheureusement une étourderie qui l’amène à sous-estimer un problème qu’il juge pourtant essentiel dans la zone euro : la pression à faire tous comme l’Allemagne (p. 143). Si le compte courant de la zone euro était effectivement équilibré avant la crise, grâce à des déséquilibres symétriques entre pays du Nord (par exemple en Allemagne) et pays du Sud (par exemple en Espagne), la situation a beaucoup changé depuis la crise puisque le compte courant de la zone euro est devenu très nettement positif (autrement dit, les exportations sont largement supérieures aux importations) : même les pays du Sud dégagent désormais des excédents courants. La crise de la zone euro a finalement moins à voir avec les trajectoires de dette publique qu’avec celle des dettes privées. À la hausse en Espagne et en Grèce avant la crise, elles étaient le signe d’économies vivant de plus en plus à crédit ; à la baisse dans ces mêmes pays, elles indiquent cette fois un essoufflement économique qui vire à l’asphyxie.
Ainsi, comme le souligne Bruno Tinel : « Tenter de brider les finances publiques (…) ne peut conduire qu’à reporter le flux des dettes publiques vers les dettes privées d’une même zone, rien de plus. » Et de poursuivre :
Résorber durablement les déséquilibres en matière de dette publique dans la zone euro suppose de résorber durablement les déséquilibres en matière de commerce extérieur au sein de cette même zone, ce qui passe par des mesures de transferts budgétaires et fiscaux en faveur des zones où la productivité est la plus faible (…). (p. 131-32)
Dans une contribution postérieure à la publication de l’ouvrage de B. Tinel, Christophe Blot et al. [3] dressaient un constat similaire mais insistaient plutôt sur l’adoption d’une règle d’or des salaires européens, différenciée selon l’état des comptes courants des pays de la zone euro : ceux en excédent courant verraient leur salaire minimum augmenter plus vite que ceux en déficit courant, afin de favoriser effectivement la convergence européenne. Les discussions budgétaires en vue d’augmenter les transferts entre régions européennes, comme le prône Bruno Tinel, dans le cadre de la politique de cohésion ne sont cependant pas à négliger, quoique la taille du budget européen – limitée à près d’1 % du PNB de l’Union européenne – et son inertie – il est décidé pour 7 ans – ne militent pas forcément en faveur d’une initiative ambitieuse prochainement. Quant aux discussions actuelles autour d’une capacité budgétaire de la zone euro, elles ont plus à voir avec la gestion macroéconomique d’un prochain choc asymétrique qu’avec la résorption des déséquilibres courants entre les États-membres de la zone euro.
À qui profite la dette ?
La difficulté à faire converger les États-membres doit-il amener à conclure, comme Bruno Tinel, qu’un « éclatement de la zone euro devient une perspective souhaitable, tant pour les économies que pour les peuples européens » (p. 132) ? Voire, que « l’endettement n’est qu’un prétexte pour imposer des choix politiques (conservateurs) qui, pourtant, sont refusés massivement par nos concitoyens » (p. 156) ? Si je suis effectivement d’accord avec Bruno Tinel lorsqu’il soutient que « la vraie question n’est pas celle de l’endettement mais celle des finalités de la politique économique » (p. 156), je suis moins convaincu par la référence aux « peuples européens » pour justifier le raisonnement. Non pas que je pense qu’il ne faille pas se soucier de l’avis des citoyens européens, bien au contraire, mais plutôt que ces avis doivent être analysés, mis en valeur et justifiés. Cependant, à aucun moment dans son ouvrage, Bruno Tinel ne se penche sur des enquêtes d’opinion, par exemple, pour étayer ses assertions. Il regrette sans doute les politiques économiques mises en œuvre depuis 1981 par des gouvernements de droite et de gauche, qui ont pourtant eu une chose en commun : ils ont été élus démocratiquement par « nos concitoyens », puis éventuellement rejetés par eux.
Il me semble que c’est une chose de mettre en lumière les mensonges de la doctrine TINA (there is no alternative ; il n’existe pas d’alternative) et que c’en est une autre de démontrer effectivement le complot ourdi par les « forces conservatrices ». Écrire que « la dette publique est (…) utilisée pour gouverner par la culpabilisation, par la peur et la menace, tout en masquant les enjeux de classe que comporte la politique économique » (p. 182) est trop emphatique pour être crédible. Il vient immédiatement à l’esprit un contre-argument qui, s’il ne constitue pas une démonstration a contrario, jette un doute sur la généralité de l’argument : les gouvernements américains successifs n’ont jamais montré le même empressement que leurs homologues européens à réduire coûte que coûte la dette fédérale américaine. Est-ce à dire que les enjeux de classe y sont moins importants qu’en Europe pour qu’on n’y gère pas la dette publique avec le même empressement conservateur ? La montée des inégalités de revenus et de patrimoine n’est pourtant pas l’apanage des pays européens et les forces conservatrices ne semblent pas moins vives aux États-Unis qu’en Europe.
En réalité, il me semble que Bruno Tinel s’est trouvé tiraillé entre deux ambitions certainement légitimes mais difficiles à réconcilier dans un seul ouvrage : la première est pédagogique, la seconde militante.
En rappelant que la dette publique française évolue au gré des crises fréquentes de l’économie française, des évolutions des taux d’intérêt, notamment à la suite du changement de paradigme monétaire opéré aux États-Unis à la fin des années 1970, et des réformes budgétaires et fiscales qui ont pu modifier la croissance économique, Bruno Tinel insiste sur le contexte de la politique budgétaire et sur la difficulté pour les gouvernements à peser sur les déficits et les dettes publics. En mettant en exergue la financiarisation de l’économie française (p. 110), il éclaire les liens entre développement d’une épargne orientée vers les produits financiers de marché, taux d’intérêt, liquidité des banques centrales et gestion de la dette publique. Un point essentiel de son argumentation consiste à dire que les intérêts versés par l’État pour financer ses dettes enrichissent les classes sociales supérieures aux dépens des plus démunies. Dans le cas français, il néglige cependant l’activité de l’Agence France Trésor qui procède quasi quotidiennement à des opérations de gestion de la dette publique pour minimiser les coûts d’emprunt de l’État.
En extrapolant ces liens jusqu’à envisager une lutte des classes, il adopte un ton plus péremptoire, donc plus polémique et pamphlétaire qui correspondrait mieux à un court essai. Mais on attendrait alors qu’il apporte davantage d’éléments tangibles à l’appui de sa démonstration. Il pourrait ainsi présenter des statistiques sur les détenteurs de titres de dette publique et sur leurs caractéristiques : à quelle classe sociale appartiennent-ils ? D’où viennent-ils ? Il pourrait aussi enquêter sur les éventuels groupes d’intérêt qui influencent effectivement les décisions de politique économique.
Je me permets d’en évoquer un, pour finir, susceptible selon moi de montrer combien la question de la dette publique peut effectivement impliquer des rapports de force explicites. Bruno Tinel rappelle les épisodes politiques qui ont abouti à l’imposition à la Grèce d’un plan d’austérité sans précédent, et la responsabilité de la Banque centrale européenne dans ce contexte, dès février 2015. Il oublie cependant de mentionner, à mon sens, qu’en interrompant l’accès des banques grecques au mécanisme de liquidités d’urgence (ELA) à la fin du mois de juin 2015, la BCE va précipiter les banques grecques dans la crise et avec elles leurs clients, obligeant ainsi le gouvernement grec à accepter les conditions de son sauvetage par ses créanciers. C’est un déni flagrant de démocratie, par une institution indépendante qui s’est autorisée à faire de la politique, en incohérence totale avec son mandat. La crise grecque n’a en effet jamais mis en péril la stabilité des prix dans la zone euro…
Bruno Tinel a écrit deux petits livres en un seul, qu’il aurait donc pu séparer : l’un, pour expliquer d’où vient la dette, et l’autre, plein de colère, pour dénoncer le temps perdu à vouloir limiter les dettes plutôt qu’à expliciter les choix de société qui sont derrière.