Deux ouvrages constatent les impasses de la construction européenne. Le coupable est-il le marché, comme le croit R. Salais, ou, selon Philippe Herzog, les États-nations ? Tous deux prononcent la faillite du modèle de l’après-guerre, et en appellent à de nouvelles bases impliquant les citoyens européens.
À propos de :
– Robert Salais, Le viol d’Europe, Enquête sur la disparition d’une idée, PUF, 2013, 432 p, 20 € ;
– Philippe Herzog, Europe, réveille-toi, Le Manuscrit, Collection Europe après l’Europe. 2013, 210 p., 17 €.
Philippe Herzog et Robert Salais sont de la même génération, partagent une même origine professionnelle (l’INSEE) et, dans les années 1970-80, une expérience politique commune, du côté du PCF. Depuis une vingtaine d’années, tous les deux s’investissent dans les enjeux européens, Philippe Herzog (PH) plutôt par la politique, Robert Salais (RS) plutôt par la recherche. Ils ont publié récemment chacun un ouvrage sur l’Europe, qui résonne, dans les deux cas, comme une diatribe passionnée contre les impasses de la construction européenne, prenant parfois une allure à la Thomas Bernhard, celle d’un réquisitoire monologué à l’encontre des institutions, des idées, des personnes jugées responsables de ces impasses. Même la référence au mythe est partagée, puisque le titre de l’ouvrage de Robert Salais, Le viol d’Europe, Enquête sur la disparition d’une idée, en dévie le sens et que celui de PH, Europe, réveille-toi, affiche sur sa page de couverture le tableau, par Félix Vallotton, d’une Europe qui, se laissant enlever, cède à l’aventure.
La différence pointe dans l’usage du mythe. En effet, leur diagnostic n’est pas le même. Pour simplifier, le premier coupable des impasses européennes pour RS, c’est le marché ; pour PH, c’est l’État-nation. Partant de cette différence majeure, la convergence des issues qu’ils envisagent à la crise actuelle ne va pas de soi. RS est plus pessimiste, PH plus volontariste : chacun dans son rôle, pourrait-on dire. Le lecteur un peu gramscien prendra les deux, car, de leur lecture croisée ressort néanmoins l’idée commune que le mode de construction politique de l’Union européenne qui a prévalu depuis sa gestation, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, est épuisé : il n’est plus à même d’assurer le rapprochement de pays dont la diversité reste suffisamment structurelle pour mettre à bas les schémas de gouvernance qui traitent avec trop de désinvolture cette diversité, a fortiori après les élargissements qui ont mis fin à la grande sécession européenne de la guerre froide.
Du mythe à l’histoire via les archives
Robert Salais se livre à une investigation quasi archéologique des origines, exhumant les textes et les discours, les lieux et les moments de leur énoncé, qui, dans l’après-guerre, jetèrent, après force détours, les bases de la Communauté européenne. L’effort archiviste est précieux, car il témoigne des « trébuchements » successifs qui ont fait de la décennie précédant le traité de Rome autre chose qu’une ligne droite tracée par l’idéal pacifiste, passant à l’acte grâce au pragmatisme de ses porteurs, qui le mettent en œuvre au travers d’étapes à l’ambition délimitée, comme la CECA. RS entend déconstruire cette réécriture mythique de la fondation européenne. Il en propose une autre ligne de lecture : celle d’un abandon précoce de l’objectif de communauté politique pour donner la priorité à l’intégration par le marché, un projet d’intégration intégriste, qui mise à la fois sur une version dure du marché (la libéralisation complète associée à l’union douanière et au marché commun) et sur la mise à son service d’une « technocratie extranationale » poursuivant la chimère de « la planification du marché parfait » [1]. Cette réorientation précoce soumet d’emblée l’Europe à l’hégémonie américaine, car elle empêche son affirmation politique et l’embarque dans le projet global de libéralisation mondiale des marchés porté par les États-Unis. Elle laisse grandir la Communauté européenne avec de graves faiblesses congénitales, qui, quelques décennies plus tard, l’exposèrent sans protection aux désordres de la globalisation financière et aux défaillances majeures du marché. La « chute dans le marché » est, quasi littéralement, de l’ordre du péché originel de l’Europe et persiste ensuite, comme un évolutionnisme négatif qui retient, à chaque fois que des choix différents auraient pu être faits, l’option de soumission à l’avancée, du coup inexorable, de « l’ordre marchand mondial libéralisé ». RS mobilise de manière précise les pièces à conviction témoignant de l’alliance des courants libéraux et planistes qui a structuré la manière d’être du projet européen, de ses institutions et de ses acteurs, sans doute sur très longue période, avec des colorations variables selon les pays et les moments : les européens d’aujourd’hui vivent encore sur cet héritage, dont les vertus se sont pourtant largement dissipées. Cet alliage est au cœur du compromis porté par le rapport Spaak de 1956 qui prépare le Traité de Rome et sera renouvelé, trente ans plus tard, par Jacques Delors, lorsqu’il relance, par l’Acte unique de 1986, l’intégration européenne.
Cette reconstruction du fil directeur de la construction européenne, comme une sorte de progression souterraine de l’intégration marchande et libérale, écartant patiemment les obstacles et les diversions, outillée par la technocratie communautaire et finalement assumée par les élites politiques, ne convainc néanmoins pas pleinement. La lecture même de la documentation exhumée par RS, riche et contradictoire, incite à une reprise de l’histoire européenne plus attentive aux circonstances, qui conditionnent la formation et la mise en œuvre des idées et des idéaux. Le devenir de l’Union européenne est scandé, sur longue période, par cette interaction des projets et des circonstances. Les archives sont soigneusement analysées, leur mise en rapport avec la temporalité des événements est plus sommaire. À cet égard, je présente ici trois remarques :
À la sortie de la guerre, l’Europe et sa civilisation sont, comme le dit Curzio Malaparte [2], un « amoncellement de débris », où l’expression d’une capacité autonome de reconstruction ne va pas de soi. Que les américains s’efforcent d’amorcer une intégration marchande, productive et supranationale de l’Europe, quitte à bousculer des Etats-nations comptables des drames intervenus depuis le début du siècle, est certainement intéressé mais plutôt raisonnable. L’impulsion sera ainsi donnée à la diffusion du modèle de croissance fordiste, fort de ses relais parmi les élites européennes. Face aux hésitations et aux désaccords de tous ordres, la CECA est finalement le trou de souris par lequel l’impulsion américaine initiale survit. Les américains misent sur le couple franco-allemand pour porter le projet de la CECA et admettent, après des réticences, le projet comme un pas sectoriel vers la libéralisation des marchés.
Les divisions politiques internes aux États-nations européens reproduisent celles de la guerre froide qui s’installe. Cette double sécession limite d’emblée le projet de communauté politique européenne. RS énonce (p.36) : « Ce qu’il aurait fallu faire : commencer par l’union politique, puis économique, puis monétaire et finir, le cas échéant, par le marché », tout en rappelant un peu plus loin (p. 62) que Jacques Rueff prônait de commencer par la monnaie. Qu’il s’agisse de la politique ou de la monnaie, le PCF, alors force majeure en France, n’en veut pas en tout cas. Cette conflictualité intra-nationale est trop passée sous silence, comme si le seul conflit était entre la nation et les instances communautaires. Que les conflits nationaux aient favorisé le « rabattement du politique sur le technique » (p. 83) dans la construction européenne, c’est incontestable : la technocratie européenne s’est prudemment distanciée des conflits nationaux. Aujourd’hui, dans une situation complètement différente, il nous semble urgent d’internaliser sans détour les enjeux européens dans la vie nationale.
Pour les puissances coloniales en repli, dont la France, le renoncement à l’empire n’est pas un mouvement tranquille. Là aussi, l’ouverture des marchés coloniaux imposée par les américains comme condition à leur aide fut plutôt un aiguillon utile pour sortir de l’économie de rente coloniale dans laquelle se complaisait une partie de l’économie française. Le marché commun servira d’espace bienvenu de reconversion des échanges. Il a puissamment aidé au recentrage européen des nations coloniales.
Les « Trente Glorieuses » sont aussi redevables à l’Europe et au monde
Au XIXe siècle, l’épanouissement des États-nations capitalistes est allé de pair avec l’unification matérielle et réglementaire de leur marché intérieur [3] : le marché n’est pas, par principe, incompatible avec l’affirmation de la souveraineté politique sur l’espace qu’il unifie. Si ce processus n’est pas à l’œuvre dans le cas de la construction européenne, ce peut être pour des raisons qui tiennent autant aux difficultés de l’entente entre les États-nations qu’aux tares intrinsèques du marché. RS accuse beaucoup le marché, au point d’admettre implicitement un paradoxe qui n’est pas vraiment tenable : on a l’impression que la croissance forte des Trente Glorieuses est perçue comme complètement exogène aux premières étapes de l’intégration européenne et qu’elle n’en a tiré aucun avantage. Or, le capitalisme fordiste a évidemment tiré bénéfice des économies d’échelle et des effets de proximité fournis par le marché commun. RS invoque des avis d’experts qui, à la fin des années 1940, ne croyaient pas aux effets expansifs de l’union douanière et redoutaient un nivellement par le bas. Quand bien même de tels avis auraient une pertinence très prémonitoire pour les décennies récentes, ils n’autorisent pas à faire fi de la période de plus forte croissance économique de l’histoire européenne, dite des Trente Glorieuses, comme si elle était parfaitement étrangère à l’intégration européenne de l’époque.
Les institutions internationales qui encadrent la libéralisation des marchés dans les décennies d’après-guerre portent la marque de l’hégémonie et des intérêts américains mais n’ont pas exercé une influence unilatérale sur la trajectoire européenne. Des phases distinctes se sont assez vite succédé dans la mise en œuvre du cadre défini par les accords de Bretton Woods sur le système monétaire international. Dès le départ, la stabilité de ce cadre est en effet menacée par la pénurie de dollars : les devises européennes doivent être dévaluées en 1949. Les américains acceptent un engagement financier notable, via le plan Marshall, et accompagnent la libéralisation intra-européenne, via l’Union Européenne de Paiements, qui facilite la levée coordonnée des restrictions monétaires aux échanges. Le système de Bretton Woods n’a jamais fonctionné qu’au travers d’excroissances successives (le plan Marshall, l’UEP, le marché des eurodollars), qui ont d’abord permis le réamorçage des échanges multilatéraux entre les pays européens puis accompagné leur rattrapage sur les États-Unis. Il aura finalement constitué, pendant deux décennies et jusqu’à sa chute en 1971, un cadre assez flexible et accommodant pour rendre compatibles des croissances nationales différenciées au sein de l’OCDE. Il a ainsi contribué à consolider les compromis keynésiens mis en œuvre au plan national dans les pays d’Europe de l’Ouest [4].
Les contradictions du projet delorien
Le projet européen sort de ces décennies avec un mode de construction politique déséquilibré et des conceptions doctrinales qui portent à l’excès la marque des conditions de l’après-guerre. Mais ces traits ne sont pas réductibles à la chute originelle de ce projet dans le marché, comme une tare de naissance définitivement difficile à guérir. Cette approche ne suffit pas à comprendre les déséquilibres spécifiques qui affectent la relance du projet d’intégration européenne, sous l’impulsion de Jacques Delors, qui est un peu, pour RS, le Dr Jekyll et Mr Hyde de l’intégration européenne. Delors hérite de l’eurosclérose, de l’incapacité collective des pays européens à faire face ensemble à l’inflexion structurelle des conditions de productivité et de croissance dans les années 1970. Si l’on peut identifier des continuités doctrinales dans la construction européenne, la continuité pratique avait été perdue : au début des années 1980, l’Europe stagnait et son intégration reculait. Ce contexte doit être rappelé pour juger de l’action de Jacques Delors : celle-ci a eu le mérite de rompre avec le fatalisme de la soumission à ce contexte et d’inaugurer, par l’Acte unique, une dynamique plus ouverte, qui faisait explicitement appel aux capacités autonomes des acteurs économiques et sociaux, comme l’indique RS. Affirmer l’Europe comme espace marchand unifié par les quatre libertés n’était pas dénué de sens pour renforcer son attractivité dans une mondialisation dont les forces majeures tendaient à lui échapper. Que la subordination du projet d’Europe sociale à l’intégration marchande et que la carence d’union politique aient fini par déséquilibrer gravement cette dynamique et handicaper dès sa naissance la viabilité de l’union monétaire, c’est une réalité dont RS nourrit l’analyse mais qui relève d’une responsabilité partagée, notamment par les États nationaux et leurs dirigeants politiques, plutôt traités avec indulgence par RS.
Il y a en effet beaucoup à dire sur les choix politiques qui ont prévalu dans les années 1990, sans qu’ils soient réductibles à l’avancée du marché unique : la logique dirigiste et sommaire de convergence imposée par le traité de Maastricht, incapable, dès ce moment, de contrer l’inflation des dettes publiques ; la gestion non coordonnée du choc de l’unification allemande et ses effets internes comme externes, qui explique beaucoup des mesures et des positions prises, les deux décennies suivantes, par l’Allemagne ; l’absence de réceptivité française aux propositions allemandes d’avancée vers l’union politique (les propositions Schäuble - Lamers de 1994, par exemple). À la veille de l’union monétaire, la conscience de ces carences n’était pas inexistante, notamment du côté des économistes qui avaient en tête la théorie des zones monétaires optimales de Mundell (la future zone euro était loin de l’être !), quand bien même il était difficile d’anticiper leur impact [5]. Ces carences furent autant de brèches offertes aux désordres de la globalisation financière. La zone euro, et ses banques, ont participé au cycle majeur de suraccumulation financière et de surendettement, nourri par les pratiques abusives d’effet de levier, qui a débouché sur la crise de 2008-2009. Le retournement de ce cycle a renforcé la « sous-optimalité » de la zone euro, en révélant crûment les divergences structurelles de compétitivité accumulées entre ses pays membres.
Depuis 2010, la « réparation » de la zone euro court après les péripéties successives de sa crise et est loin d’être menée à bien : la débauche d’initiatives institutionnelles communautaires et inter-gouvernementales (Pacte pour l’euro plus ; Six Pack et Two Pack ; Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UEM, etc.), dont la cohérence politique et juridique fait problème, met à l’épreuve la capacité d’absorption des sociétés. Leurs citoyens sont réduits à l’état de spectateurs tétanisés et rétifs et la perspective d’une longue période d’enlisement déflationniste est lourde de menaces sociales. Les difficultés des processus de désendettement privé et public font peser le danger, pour l’Europe, d’une décennie perdue. Réparer la zone euro et l’Union sur un mode technocratique ne marchera pas si les sociétés ne sont pas remises dans le coup.
Le projet delorien, trentenaire, a été progressivement mis en échec sur des points-clefs identifiés par RS : l’Union européenne n’a pas trouvé la bonne méthode, entre surveillance intrusive et subsidiarité restrictive, pour gérer la diversité de ses pays. La politique des fonds structurels, dont l’efficacité s’est dégradée, a eu ses mérites, mais est devenu un cache-misère incapable de transformer la convergence macroéconomique en un rattrapage socio-économique durable et équilibré. Face à ces échecs, RS propose de renouer avec une idée émise au congrès de la Haye, en 1948 : imaginer une Europe du travail, qui fonde la mobilité des personnes et des travailleurs sur des garanties statutaires partagées et sur la revalorisation des droits sociaux face aux libertés économiques. Cette piste est à explorer activement : bien que repoussées à l’arrière-plan par la détresse macroéconomique, diverses initiatives, autour du développement et de la reconnaissance des compétences professionnelles, ont été prises ces dernières années par les institutions européennes. Elles suscitent des réflexions sur les évolutions juridiques pouvant concrétiser la communauté de destin des travailleurs européens [6]. Parmi les idées mises en avant par RS pour revivifier un projet européen presque moribond à ses yeux, c’est celle-ci qu’on privilégiera. Sans se cacher la difficulté de la tâche : les régimes de relations sociales présentent des différences structurelles entre nord et sud de la zone euro, qui compliquent la vie commune en union monétaire [7].
L’Europe trahie par ses États
Dans sa préface à l’ouvrage de Philippe Herzog, Michel Rocard n’est pas loin, à sa façon, du scepticisme désabusé de RS à l’égard de la construction européenne. La crise n’a rien arrangé : « on n’a entendu aucune analyse globale, aucune proposition d’ensemble venant des institutions européennes... on continue de donner le nom de l’Europe à tout accord significatif arraché à l’ensemble des chefs de gouvernement européens, par quelques-uns d’entre eux, les plus imaginatifs et /ou les plus puissants ». Ce qui n’empêche pas l’autre préfacier, le commissaire européen Michel Barnier, de vanter son bilan sectoriel : « En moins de trois ans, nous avons tiré les leçons de la crise financière, en proposant 28 règlements et directives. Ainsi, pas un acteur, pas un marché et pas un produit financier n’échappera à une régulation intelligente, basée sur une supervision efficace et transparente ». Tout en ajoutant qu’il faut « savoir stopper l’emballement de la machine européenne à produire de la norme ». Ainsi va l’Europe, entre défaillance du projet politique collectif et surenchère dans le constructivisme réglementaire. Sans nier les progrès des régulations européennes, acquis dans la douleur depuis l’ouverture de la crise, PH en relativise sérieusement leur portée : les outils mis en place « brillent plus par la sophistication que par l’efficacité » (p. 71).
Michel Rocard tire le fil rouge déroulé par PH : « Humiliés par le succès initial, les États-nations se vengent ». Pour PH, la crise européenne se joue dans le rapport vicié entre les sociétés civiles — trop de délégation des pouvoirs — et les États-nations crispés et impuissants — ils ne sont plus maîtres de la dynamique du territoire qu’ils prétendent administrer souverainement. Elle est d’abord endogène aux sociétés nationales. Elle laisse en conséquence s’exprimer les forces centrifuges, puisque tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne, mais, dans tous les cas, la culture de responsabilité et de solidarité fait défaut. Ancrée dans la référence ordo-libérale et sûre de sa solidité économique, l’Allemagne maîtrise mieux son destin national que la France, trop enferrée dans une culture étatique et centraliste, mais reste distante à l’égard de l’impératif de solidarité : PH confirme le diagnostic porté par le philosophe allemand Jürgen Habermas [8]. La revalorisation de l’idée d’Europe suppose le renouvellement des modèles politiques nationaux, de telle sorte qu’elle soit autre chose qu’un cartel des États accrochés aux lambeaux de leur souveraineté.
L’approche de PH fait reposer la crise existentielle du projet européen sur une défaillance culturelle des sociétés européennes, comprise comme l’interaction de sociétés civiles trop passives et d’États trop imbus de leur puissance passée. Cette approche, originale de la part d’un économiste, a le mérite d’un rapport ouvert à la dynamique du monde contemporain et à l’émergence des pays autrefois rabaissés par l’hégémonie du capitalisme occidental. Elle risque cependant l’enfermement dans un pessimisme quasi culturaliste si elle n’est pas davantage branchée sur une sociologie concrète des européens et de leur diversité, de la confrontation entre leurs habitus ancrés dans des systèmes de protection sociale déstabilisés et le renouvellement des aspirations, du côté de générations qui, prenant de plein fouet la précarité, l’incorporent à leur manière d’être. Le politologue bulgare Ivan Krastev met lucidement l’accent sur la pluralité des césures qui prévalent au sein des sociétés européennes [9] : entre les citoyens atteints par « la renationalisation des sentiments » et les élites branchées sur l’Europe, qui pèsent de moins en moins sur les opinions nationales ; entre la fraction des jeunes générations qui s’approprie l’Europe sur un mode pratique, comme celui de la mobilité, sans référence à la mémoire du projet européen d’après-guerre, et des élites politiques nationales dont la constitution procède d’une « sélection négative » contribuant à expliquer la déliquescence des partis dont se plaint à juste titre PH. Sans prise en compte du spectre sociologique, l’invocation de la responsabilité des sociétés civiles reste par trop incantatoire, car elle les saisit comme un agrégat anonyme dans leur face-à-face stérile avec la sphère politique. « Si les européens ne se préparent pas à bâtir une Union véritable par-delà les souverainetés nationales, cette crise politique s’amplifiera jusqu’à la désintégration » (p. 35) : la menace est effective mais son expression frise la tautologie. Échapper à l’impasse suppose que la connexion se fasse entre la « reconstruction » de l’Union européenne, revendiquée par Philippe Herzog sur un mode contractuel susceptible de redonner un élan fédéraliste, et les aspirations concrètes de générations aujourd’hui maltraitées. Les institutions et les gouvernements européens ont bétonné, jusque dans la crise, la forteresse institutionnelle, inaccessible aujourd’hui aussi bien aux citoyens communautaires qu’aux aspirants de l’extérieur, migrants méditerranéens comme jeunes ukrainiens.
PH voit l’issue à la crise dans la refonte des conditions d’investissement à long terme, permettant de relancer une voie de croissance propre à l’Europe, dont le besoin demeure, face à une question sociale qui fait retour. Qui dit investissements à long terme dit anticipation des besoins et choix collectifs. Les arbitrages ne sont pas simplement d’ordre technique. Dès lors que leur horizon implique une dimension inter-générationnelle et qu’ils visent le développement des capacités humaines, ils supposent, pour avoir légitimité, l’expression et la prise en compte des aspirations portées par les individus, les groupes, les générations. Si la reconstruction du projet européen doit passer par une démarche contractuelle impliquant les sociétés civiles, elle présuppose un travail démocratique sur la révélation des préférences collectives, qui fasse partie du renouvellement des systèmes d’information appelé par PH. Ce ne sera pas sans conséquence sur le contenu des projets dans l’industrie, l’énergie, l’éducation... L’heure de l’imposition technocratique des grands projets, sur le mode défunt des décennies d’après-guerre, est passée.
Les réflexions de PH abordent sans détour les enjeux, conjointement nationaux et européens, légués par une crise non digérée : les systèmes de financement, obérés par l’inachèvement des restructurations bancaires, ne sont pas calibrés pour supporter les investissements de long terme et leur refonte est nécessaire pour mieux allouer les ressources de crédit et d’épargne aux potentiels de développement ; l’organisation des marchés du travail est à repenser comme celle d’une infrastructure publique et privée accompagnant les transitions personnelles et le développement des capacités individuelles au cours de la vie, à l’encontre d’une correction redistributive a posteriori des dysfonctionnements de ces marchés, de moins en moins efficace ; le marché unique des biens et services, menacé de recul par le fractionnement national des nouveaux services, doit connaître une relance de son intégration structurée par des critères d’intérêt public, matérialisant les préférences collectives et les biens communs. À cette unification plus solide du marché, il s’agit d’associer une relance de l’intégration budgétaire et financière, incarnée par des institutions politiques renouvelées, accessibles aux citoyens européens.
Nul besoin de dire qu’il y a loin de la coupe aux lèvres et que, face aux obstacles de tous ordres dont témoigne la vie courante de l’Europe, les exhortations de PH relèvent d’un effort de conviction courageux mais souvent trop dénué de relais par des forces sociales identifiables, au delà d’une écoute attentive par les acteurs institutionnels. On ne peut pas miser sur la relance démocratique de la construction européenne en comptant seulement sur l’idéal-type d’un citoyen européen prêt à entendre les démonstrations pédagogiques sur le futur de l’Europe et à s’y conformer.
RS et PH n’appréhendent pas la crise européenne avec le même angle de vue. Leurs différences par rapport à la responsabilité du marché et de l’État dans la crise européenne frisent l’antagonisme. Elles témoignent des forces centrifuges exercées par cette crise sur des pensées qui ont de fortes racines communes. Pourtant, de la divergence ressort un enjeu qui peut être assumé en commun : les désordres marchands et financiers sont de moins en moins bien maîtrisés par des États et des institutions défaillants ; pour dépasser cette situation, il faut engager une reconstruction des régulations politiques, nationales comme européennes, qui permette une prise d’intérêt et de contrôle de la part des citoyens dans un processus d’intégration qu’ils ont accepté tant que son rendement économique et social était honorable mais dont l’extériorité devient prohibitive lorsque ce rendement s’éteint. Les sociétés civiles, les États nationaux et les institutions européennes sont dans un rapport d’aliénation réciproque qui nourrit les dérives politiques. Le marché n’est sûrement pas une médiation suffisante pour révéler les intérêts communs, mais il n’est pas non plus un lieu de perdition. Il faut surtout, pour que le lien social et politique se rétablisse et prenne allure contractuelle à l’échelle européenne, des acteurs économiques, sociaux et publics suffisamment confiants dans leurs capacités autonomes et ancrés dans la vie concrète de leurs concitoyens. Cela, Robert Salais et Philippe Herzog le partagent sans doute.
Jacky Fayolle, « L’Europe écartelée entre États et marchés »,
La Vie des idées
, 13 janvier 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-Europe-ecartelee-entre-Etats-et
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[1] Les expressions entre guillemets reprennent des expressions de l’ouvrage de RS, parfois utilisées à plusieurs reprises.
[2] Kaputt, Denoël, 1946. Malaparte ajoute : « Qu’il soit bien entendu que je préfère cette Europe kaputt à l’Europe d’hier et à celle d’il y a vingt ans, trente ans. J’aime mieux que tout soit à refaire, que d’être obligé de tout accepter comme un héritage immuable ».
[3] Il n’est pas possible ici de rendre compte de la riche bibliographie d’histoire socio-économique sur le sujet. Je me permets de renvoyer à mon article, « D’une mondialisation à l’autre », Revue de l’OFCE, n°69, avril 1999.
[4] Cette manière de raconter l’histoire est assez différente de celle que propose RS. Elle s’appuie notamment sur l’ouvrage de référence de l’économiste américain Barry Eichengreen, Globalizing Capital : A history of the International Monetary System, Princeton University Press, 1996. Voir aussi, pour les implications sur la croissance européenne, Bart Van Ark et Nicholas Crafts, eds., Quantitative aspects of post-war European economic growth, Cambridge University Press, 1996.
[5] Voir par exemple le numéro 240, février 1998, d’Esprit : Olivier Mongin, « L’euro à marche forcée ? » ; Jacky Fayolle, « Les incohérences de la politique économique européenne » ; Philippe Herzog, « Comment gouverner après l’euro ? ».
[6] Le 21 octobre 2013, la Commission européenne organisait une conférence intitulée EU Labour Law : son objectif était d’engager un débat public sur les évaluations des politiques passées et sur les priorités futures dans le domaine du droit du travail. Cf., pour un résumé partiel, Jacky Fayolle, « Le contrat unique de travail : retour par l’Europe ? ».
[8] Dans son essai La constitution de l’Europe, Gallimard, 2012, Habermas, très critique envers l’incapacité “nombriliste” des gouvernants allemands à porter une vision dynamique de l’Europe, est en même temps représentatif au plus haut point de la culture allemande contemporaine, héritière de Kant, vigilante à l’égard du respect des principes démocratiques fondamentaux. Il considère que le Pacte fiscal, conclu par voie inter-gouvernementale, est typique de la dérive vers “un ‘fédéralisme exécutif’, qui deviendrait un parangon d’autocratie post-démocratique”. C’est sur la base du respect des principes démocratiques qu’il explore les voies possibles d’une véritable constitutionnalisation de l’Europe et de l’accès de la société civile européenne à la capacité d’intervention sur la scène politique : les États auront à respecter un ordre juridique effectivement accessible aux citoyens européens, eux-mêmes non réductibles à une identité nationale de nature étatique. Si l’approche peut paraître candide ou utopique, elle ne l’est sans doute guère plus que la promotion du contrat social ou de l’ordre constitutionnel par les Lumières du XVIIIe siècle.
[9] Ivan Krastev, « Nous avions fait un rêve... », Kultura, Sofia, repris dans Courrier International n°1173, 25 avril-1er mai 2013.
[10] Investing in people est un mot d’ordre mis en avant par, entre autres, la Confédération Européenne des Syndicats.