Recensé : Christophe Charle, La Dérégulation culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe au XXe siècle, Paris, PUF, 2015. 752 p., 29 €.
Depuis quarante ans, Christophe Charle travaille la matière dix-neuvièmiste autant qu’il est travaillé par elle. L’« essai » qu’il nous présente aujourd’hui ne possède pas la légèreté propre au genre. Ce n’est pas un catamaran, mais un demi-cargo chargé de faits, de données statistiques, de tableaux comparatifs puisés dans les mille ports de son cabotage historiographique et archivistique.
Les notes en bas de page alignent le parcours de lecture d’un savant d’autrefois et d’aujourd’hui, une érudition pointilleuse et démocratique – sont aussi bien cités le classique du maître que le master sur les traductions en espagnol d’Eugène Sue –, mais aussi une bibliographie polyglotte (essentiellement en allemand et en anglais) qui atteste l’effort linguistique consenti par un historien dont les collègues du même âge campent sur un promontoire très franco-français, persuadés de vivre dans un monde où la langue de Molière rayonne encore de mille feux.
Comparatismes européens
Assez tôt, dans les années 1990, Christophe Charle, après avoir donné quelques solides contributions à une histoire sociale des élites dans la France du XIXe siècle (les hauts fonctionnaires, les intellectuels, les universitaires [1]), a décidé de s’attaquer à l’échelle européenne, pas très aimable et plus très aimée en ces temps d’euroscepticisme et de post-colonialisme [2].
L’historien se pose beaucoup de questions, se laisse envahir par le doute et même le vertige. Il a des scrupules : ne cherche-t-il pas à fournir en contrebande une matière idéologique frelatée, un fonds culturel commun qui servirait de soubassement à une Europe politiquement et économiquement en berne ? Ne commet-il pas un péché d’européocentrisme ou, pire, de francocentrisme inconscient, en tant qu’historien français qui n’a jamais caché son attachement affectif au modèle républicain, tendance Lucien Herr et Jean Jaurès [3] ?
Une longue sédimentation biographique (et bibliographique) animée par cet esprit de probité intellectuelle aboutissent à un livre mouvant, kaléidoscopique, plein de tensions, de contradictions, de décalages, de discordances pour décrire l’histoire socialement et géographiquement différenciée des cultures en Europe, avec ses rythmes variés selon les productions artistiques, ses hybridations multiples entre l’ancien et le nouveau, ses polarités inégales entre capitales européennes, son tempo particulier qui va amener l’Europe post-révolutionnaire, encore largement aristocratique, vers une « modernité » politique et culturelle dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Graal de l’historien depuis quelques années [4].
Tel qu’il est, le livre est une réponse française à l’historien britannique Donald Sassoon, auteur de The Culture of the Europeans, from 1800 to the Present (2006), une histoire plus empirique et d’idéologie plus anglo-saxonne (la logique du marché et les productions de masse sont privilégiées) [5]. C’est également une réaction à la thèse de l’historien américain Arno Mayer sur la « persistance de l’Ancien Régime » dans l’Europe du XIXe siècle (1981) [6].
Car Christophe Charle organise son propos autour du passage, au mitan du siècle, d’un « ancien régime culturel » caractérisé par une forte hiérarchisation sociale, un faible accès aux biens culturels, une reproduction globale des positions, une censure étatique et religieuse exerçant ses contraintes institutionnelles et politiques dans le cadre d’un mécénat protecteur des arts, à un « nouveau régime culturel ». Ce dernier prend des visages contradictoires : la commercialisation, l’industrialisation culturelle (la civilisation du journal, les imprimés, la généralisation de l’image), mais aussi les débuts d’une politique scolaire et culturelle prise en charge par les États (exemplairement en France) ; d’un côté massification, de l’autre essai de démocratisation.
La grande épopée moderniste
La modernité culturelle qui advient dans l’Europe du second XIXe siècle n’est ni meilleure ni moins bonne que le régime précédent : elle est différente. L’historien se fait anthropologue lorsqu’il examine non seulement l’évolution des pratiques et des productions de la culture savante (arts plastiques, théâtre, musique et opéra, littérature) ou de la culture populaire (café-concert, opérette, et bientôt photographie et surtout cinéma), mais aussi, à chaque fois, l’articulation entre les deux, le statut de l’art et les figures de l’artiste dans chacune des configurations sociales. Il saisit l’émergence du concept d’avant-garde comme fondement de la modernité artistique et le lexique militaire qui va avec, exprimant l’impératif de rupture avec l’ordre établi et l’héritage artistique accumulé.
Pour comprendre ces « révolutions symboliques », comme les a nommées Pierre Bourdieu [7] (l’impressionnisme en peinture, le nouveau théâtre symboliste, le wagnérisme puis le post-wagnérisme dans l’opéra, le naturalisme littéraire), il faut en retrouver toute la violence, la logique de scandale qui ponctue les années 1860-1880, selon la chronologie d’une histoire de l’art pour qui le Salon des Refusés en 1863 à Paris sonne le début de la grande épopée moderniste.
Un patriotisme pudique s’exprime çà et là, dans la description inspirée de ce « moment français de l’Europe moderne » qui voit le théâtre hexagonal rayonner, Zola et Jules Verne traduits partout, et la capitale parisienne devenir le lieu paradigmatique de la peinture moderne face à Rome, l’anti-capitale du classicisme [8].
Mais Christophe Charle réussit à donner une dimension et un sens nouveaux à ces phénomènes connus. En détaillant la biographie de Richard Wagner, actif participant des combats révolutionnaires de Dresde en 1849, exilé, réfléchissant à de nouvelles formes de l’opéra comme œuvre totale (Gesamtkunstwerk), converti au mécénat monarchique (Louis II de Bavière lui offre Bayreuth) et au conservatisme politique, l’historien montre ce que le démiurgisme artistique des avant-gardes des années 1860-1870 doit aux échecs de la révolution politique du Printemps des peuples. Puisque celle-ci ne peut se faire dans la politique, elle se fera dans les arts !
Ce recyclage symbolique se produit un peu partout et accouche d’une figure de l’artiste-prophète, incompris des philistins, à l’avant-garde de l’évolution historique, toujours sur la brèche, toujours en rupture, comme l’expriment de rugissants manifestes que le XXe siècle va égrener dans une litanie toujours plus répétitive, du futurisme au situationnisme en passant par le surréalisme, sans oublier les fauves et cubistes de tout poil…
Et toujours plus rapidement, leur geste emphatique de tabula rasa se retrouve intégré dans le système culturel (les galeries, les amateurs, le marché de l’art) qu’il alimente plus qu’il ne conteste. Tel est aussi le paradoxe connu du modernisme artistique en système démocratique libéral. L’historien nous le montre à l’œuvre dès l’origine. Vingt-quatre ans après le coup d’éclat du Salon des refusés, les tableaux des impressionnistes font partie d’une grande rétrospective de l’art français à l’Exposition universelle de 1889.
Tensions dans la culture
Sur le plan diachronique, le livre de Christophe Charle raconte donc le passage d’un régime à un autre, selon une dynamique de « dérégulation » culturelle. Le mot peut choquer. Emprunté à un lexique économiste de la fin du XXe siècle, il désigne, dans toute son ambivalence, les acquis d’un libéralisme qui ne l’est pas moins : à la fois, la baisse des censures religieuses, politiques, la dilution de frontières de genres, la liberté, par exemple, d’ouvrir des théâtres et de proposer le répertoire que l’on veut à Paris à partir de 1864, mais, par cela même, l’entrée dans un univers culturel plus nombreux, plus concurrentiel où la répartition des ressources est gérée par le marché et non par le souverain. C’est l’univers des galeries contre celui des salons.
À un autre niveau plus synchronique, le livre fonctionne à la manière d’un globe qui tournerait à partir de deux axes de rotation : celui de la dérégulation moderniste et, indissociablement, celui de l’invention (ou plutôt la réinvention) de la tradition à travers les premiers soucis de patrimonialisation nationale qui caractérisent les États, anciens ou jeunes, du XIXe siècle. En réalité, les deux sont présents ensemble dans la première et la deuxième phase. Et, parfois, on fait une révolution symbolique en se réinventant un passé mythique : c’est le cas du romantisme, mais aussi, plus tard, du préraphaélisme anglais ou même du wagnérisme, qui offre à l’Allemagne un mythe de fondation à la hauteur de la puissance en train de germer, en même temps qu’une révolution des formes opératiques.
L’Europe de la culture se décline donc nécessairement au pluriel. Elle n’est rien d’autre que cette construction en plusieurs dimensions qu’il faut faire jouer avec des disparités géographiques, sociales et des rythmes chronologiques variés partant d’un centre franco-britannique, avec des antennes à Berlin, Vienne, Saint-Pétersbourg et des demi-périphéries – Espagne, Norvège, Finlande, Pologne – et des espaces encore à l’écart de la grande dynamique moderniste créatrice et destructrice.
Dans cet ébranlement énorme, plusieurs types de tensions sont mises en exergue par Christophe Charle : une tension proprement culturelle entre la révérence maintenue à l’ancien (la grand-mère du narrateur d’À la Recherche du temps perdu accroche dans la chambre de son petit-fils des dessins plutôt que des photographies, car il y a « plus d’art » dans les premiers que dans les seconds) et les nouvelles esthétiques fondées sur de nouveaux supports, la photographie et en fin de parcours le cinéma, qui font basculer le XIXe siècle du théâtre dans le XXe siècle du cinéma – celui qui filmera bientôt les tranchées et la guerre industrielle.
Une tension d’échelle entre le national et le transnational : la logique d’imposition de la modernité est transnationale et elle cohabite avec des réactions de réappropriation nationale. Par exemple, les aspirants artistes peintres qui viennent humer l’air de Paris et faire leur stage de radicalité dans la ville du moderne repartent souvent dans leurs pays respectifs pour y fonder à leur tour des écoles nationales. Ainsi, chaque pays ou presque a fabriqué une « sécession » sur le modèle du Salon des refusés : de Vienne (1889) à Berlin (1899), de Londres (1893) à Saint-Pétersbourg (1899), en passant par Munich, Barcelone, Prague, etc. Bela Bartók en Hongrie et Sibelius en Finlande vont réaffirmer la nation à travers la rupture avec les langages musicaux du temps.
Une tension d’ordre plus politique entre une culture désormais popularisée, prodigue et plus accessible – au moins aux masses urbaines européennes – et, contrariant cette unification, des différenciations qui rejouent et parfois accentuent les frontières sociales. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le théâtre devient un genre plus bourgeois qui segmente ses publics (par des prix plus élevés et des locaux plus monumentaux) et exile le public populaire vers des sous-genres s’établissant dans les faubourgs des capitales : le café-concert, l’opérette, l’opéra-bouffe, le cabaret, plus tard les revues de music-hall [9].
Enfin, une tension de nature anthropologique : les cultures populaires d’autrefois sont secouées et déstabilisées, d’un côté, par l’éducation désormais obligatoire, l’alphabétisation généralisée prise en charge presque partout par les États et la volonté d’« aller au peuple » de nombreux intellectuels (les universités populaires en France, les différents théâtres du Peuple, etc.) et, de l’autre, par des mouvements folkloristes et une dynamique d’ancrage identitaire dans les régions et les patois d’autrefois qui revalorise les cultures populaires mais pour les mettre, à terme, au musée.
Dérégulation et re-régulation
Cette « toile tissée de cultures chatoyantes » mène-t-elle fatalement à la grande déflagration de 1914 ? Pas plus, sans doute, que le nouvel ordre culturel du XVIIIe siècle ne conduisait inexorablement à la Révolution française, comme le montra Roger Chartier en son temps, dans un essai tonique qui n’est pas tout à fait sans accointances avec celui dont on parle, bien que de style différent [10].
Pour autant, la Première Guerre mondiale, celle qui la suivit, le développement de différents types d’États autoritaires, la guerre froide, entravèrent la dynamique internationale et libérale du modernisme culturel du XIXe tout au long du XXe siècle jusqu’aux révolutions de 1989. Et ainsi, on peut dire qu’à l’échelle européenne, le court XXe siècle, l’« âge des extrêmes » d’Eric Hobsbawm, correspondrait à une séquence de « re-régulation » avant une deuxième « dérégulation » qui s’épanouit dans les années 1990 et la première décennie du XXIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à nous.
Christophe Charle n’aime pas cette deuxième dérégulation. L’inquiétude née de certains de ses effets, par exemple dans le monde universitaire qu’il connaît bien [11], n’est pas étrangère à la naissance de ce livre. Il tire pourtant toutes les conséquences d’une philosophie de l’histoire émancipatrice qui guide sa vision du XIXe siècle : avec la première modernité, la première phase de dérégulation, le ver est déjà dans le fruit. Faite de circulations plus intenses, de frottements plus nombreux avec l’Autre, d’une concurrence généralisée, elle est un équilibre instable entre déficit et excès de communication [12]. Le premier (repli sur soi) tue l’invention et la création ; le second (l’hypercommunication) les tue d’une autre manière.
Pourtant, le pire n’est pas toujours sûr, nous dit Christophe Charle : cette dérégulation modernisatrice ne promet pas nécessairement une uniformisation systématique. Des discordances et des chronologies décalées peuvent naître de nouvelles configurations, comme le montre à foison le livre. Cet optimisme final (auquel on veut bien s’associer), assorti à une forme d’héroïsme historien empoignant une matière « hénaurme », fait de cette entreprise une sorte d’Odyssée englobant un monde et homologue au siècle de titans qu’il embrasse. Le XIXe siècle n’aurait-il pas déteint sur Christophe Charle ?