Recensé : Sandrine Baume, Carl Schmitt penseur de l’État. Genèse d’une doctrine, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, 2008, 316 p., 24 €.
Issu d’une thèse en sciences politiques soutenue à l’Université de Lausanne, ce livre, d’une lecture aisée et agréable, examine en son entier développement la théorie de l’État de Carl Schmitt, en accordant comme il se doit, puisque c’est durant cette période qu’elle s’est développée, toute leur importance aux écrits des années 1914-1945. C’est dire que les écrits postérieurs à la fin de la 2e guerre mondiale, où la question de l’État est moins centrale – puisque la conviction de Schmitt est que désormais « l’ère de l’État est à son déclin » (La notion de politique, Préface de 1963) – ne sont pas au centre de l’examen, qui se concentre plutôt sur les textes datant de la période de Weimar, que l’on s’accorde au demeurant à considérer comme la plus féconde de la très longue carrière intellectuelle de celui qui se définissait dans son Glossarium comme un « théologien de la science juridique ». De même, les écrits de la période nazie, à l’exception de l’ouvrage Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938, trad. Le Seuil, 2002) ne sont guère sollicités ; non pas que Sandrine Beaume veuille masquer les aspects les plus déplaisants de la production schmittienne – elle s’explique tranquillement, dans son Introduction, sur « les ruptures révélatrices » qui la traversent, celle de 1933 étant certainement la plus profonde – mais parce qu’elle estime, selon moi à juste titre, que les écrits de la période nazie sont tout simplement moins intéressants, du point de vue de la théorie politique, que ceux des années 1920. Il y a à cela, indépendamment de la répulsion que l’on éprouve face au caractère antisémite et platement flagorneur à l’endroit des nouveaux maîtres de Berlin de textes comme Staat, Bewegung, Volk (1933 ; trad. État, Mouvement, peuple, Kimé, 1997), une excellente raison que Sandrine Beaume expose fort clairement : pour comprendre la doctrine schmittienne de l’État, il convient de « ne pas considérer d’emblée la République de Weimar dans sa fin tragique, mais davantage dans ce qui la précède » (p. 15) : l’effondrement de l’Empire wilhelminien à l’issue de la première guerre mondiale et, ajouterai-je volontiers, l’expérience traumatique de la Révolution allemande, et en particulier de l’éphémère Räterrepublik de Munich. Traductrice de la thèse d’habilitation de Schmitt (Der Wert des Staates, 1914 ; trad. La valeur de l’État et la signification de l’individu, Droz, 2003), Sandrine Beaume sait d’ailleurs mieux que quiconque que la pensée de Schmitt s’enracine dans la culture intellectuelle de l’Empire, qu’elle s’est construite en réaction contre la doctrine dominante de cette période, le positivisme de Gerber, Laband et G. Jellinek. Un tel argument, fort bien étayé, est sans doute la meilleure réponse que l’on puisse apporter aux tenants de la reductio ad Hitlerum, selon le mot de Leo Strauss. Il n’est même pas besoin de minimiser la durée et l’intensité de l’engagement de Schmitt (tentation à laquelle S. Beaume succombe lorsqu’elle affirme, p. 17, que Schmitt a été à partir de 1938 « chassé des cercles d’obédience nazie », ou lorsqu’elle écrit à tort, p. 23, que Schmitt « est contraint de quitter ses fonctions de Conseiller d’État au début de 1937 », alors qu’il les conservera, comme son poste d’Ordinarius à l’Université de Berlin, jusqu’à la chute du régime) pour montrer que le centre de gravité de sa pensée est extérieur et antérieur à cet engagement.
La thèse de l’ouvrage, dont il ne faut pas oublier que l’auteur n’est ni juriste, ni philosophe, mais politiste de formation, est que « la théorie schmittienne de l’État doit être comprise dans un vaste projet de réaménagement des équilibres entre les organes de l’État » (p. 267). Il faut comprendre : un réaménagement au profit de l’exécutif, seul à même de lutter de manière efficace contre le « désordre public » qui menace l’État constitutionnel-démocratique. Cette thèse est exposée et justifiée au chapitre 3 du livre. Elle n’est évidemment pas fausse : il est certain que tous les efforts de Schmitt, durant l’histoire convulsive du régime de Weimar, vont dans le sens d’une redéfinition plébiscitaire de la démocratie, ainsi que le montrent clairement sa controverse de 1931 avec Kelsen sur l’identité du « gardien de la Constitution » et les considérations développées en 1932 dans Legalität und Legitimität. Mais elle paraît restreindre trop étroitement le propos de l’auteur de la Théorie de la Constitution à un programme de reconstruction autoritaire du « grand et puissant Léviathan ». Non que cet aspect soit absent des écrits schmittiens, et notamment de ceux qui accompagnent la crise finale de la République de Weimar. Mais parce qu’il n’est lui-même intelligible qu’à partir de positions théoriques et philosophiques indépendamment desquelles, comme Sandrine Beaume en fait l’épreuve au chapitre 6 de son livre (« L’État au miroir de l’Église : l’institution en ‘réflexion’ »), les options politiques de Schmitt risquent d’apparaître inintelligibles ou gratuites. Schmitt n’est peut-être pas un « théologien du politique », comme le soutient Heinrich Meier (voir Die Lehre Carl Schmitts, 2e éd., Metzler, 2004). Mais sa pensée de l’État, objet du livre de S. Beaume, ne peut être reconstruite et évaluée en mettant entre parenthèses les engagements philosophiques (et religieux) de l’auteur de la Théologie politique.
Pour citer cet article :
Jean-François Kervégan, « L’État selon Carl Schmitt »,
La Vie des idées
, 28 août 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-Etat-selon-Carl-Schmitt
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