Recensé : François Buton, L’Administration des faveurs. L’État, les sourds et les aveugles, Presses universitaires de Rennes, 2009.
La thèse, extrêmement stimulante, que développe François Buton dans son livre peut se résumer de la manière suivante [1] : l’administration a considéré tout au long du XIXe siècle l’éducation aux sourds et aux aveugles comme une faveur, car elle fonctionnait elle-même en partie sur le mode de la faveur ; c’est pour cette raison, notamment, que l’administration en charge des sourds et des aveugles a pu, dans les années 1880, résister avec succès au droit à l’instruction établi par le pouvoir politique.
Les stratégies évolutives des différents acteurs institutionnels
Pour étayer sa thèse, l’auteur mène une analyse sociohistorique particulièrement fine de l’État, depuis la Révolution française jusqu’aux débuts de la IIIe République, mais il étudie aussi de très près le rôle d’autres institutions infra-étatiques, les établissements dits d’éducation spécialisée, et leurs interactions avec les stratégies administratives : l’attention est principalement portée aux écoles des sourds-muets de Paris et de Bordeaux (créées respectivement par les abbés Charles-Michel de l’Épée et Sicard) et à l’établissement des aveugles-nés de Bordeaux (créé par Valentin Haüy).
Ces établissements sont devenus des Institutions d’État placées sous la protection étatique à partir de la Révolution française, puis des établissements publics aux termes de l’ordonnance royale de 1841 qui les constituent en « établissements généraux de bienfaisance ». La marge de manœuvre laissée à ces Institutions d’État par le ministère de l’Intérieur dont elles dépendent officiellement reste très importante jusque dans les années 1840. Les grands philanthropes, membres des conseils d’administration, en restent les dirigeants effectifs ; ils sont alors, avec les enseignants, les mieux placés pour représenter l’État et parler en son nom. François Buton souligne combien cette position très favorable leur permet à la fois de défendre les intérêts spécifiques de leurs établissements, en se positionnant en autorités centrales dans leur domaine d’activité (notamment en exerçant une tutelle morale sur les autres établissements d’éducation de sourds et d’aveugles), et de peser sur l’activité générale des sourds et des aveugles.
L’auteur insiste également sur la rupture des années 1840 et la nouvelle période qui commence alors, marquée par la bureaucratisation et la rationalisation administrative. Cela se traduit par un renforcement du contrôle de l’administration centrale sur les Institutions d’État qui perdent toute autonomie et par une surveillance étroite de services d’inspection : ces Institutions sont désormais soumises aux stratégies et à la réglementation stricte imposées par les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. L’auteur montre bien les conséquences, à différents niveaux, de cette mainmise. Cette dépendance vis-à-vis de l’administration transforme d’abord les « établissements de bienfaisance publique en secteur public de bienfaisance » (p. 178), ce qui entraîne une nouvelle configuration dans le champ institutionnel de l’éducation des sourds-muets. D’un côté, un secteur public de la bienfaisance très encadré par l’administration ; de l’autre, un secteur privé dont l’État se désintéresse, ce qui lui permet de se développer en toute liberté – en particulier durant les années 1850-1870, quand les congrégations religieuses créent de nombreux établissements. Plus tard, dans les années 1880, l’État – principalement l’administration du ministère de l’Intérieur – cherchera l’appui de ces institutions catholiques pour défendre des projets communs.
Disposer d’un « quasi-monopole de la parole d’État légitime » (p. 300) en matière d’éducation des sourds-muets permet aux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur de bénéficier d’une très large autonomie tant vis-à-vis de la sphère politique (gouvernementale et parlementaire) qu’au sein de l’appareil d’État (en particulier vis-à-vis du ministère de l’Instruction publique) pour défendre leurs propres intérêts, notamment pour conserver la maîtrise de l’éducation des sourds-muets. L’objectif est de pérenniser cette éducation comme activité de bienfaisance, différente de l’instruction primaire, et de maintenir l’usage des méthodes orales. Pour arriver à leurs fins, les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur vont jusqu’à sceller une alliance de circonstance avec les congréganistes, animateurs des établissements privés et opposés à la politique de sécularisation de l’instruction publique menée par les gouvernements républicains. Ils réussissent à imposer par l’arrêté ministériel de 1884 l’éducation des sourds-muets comme secteur d’activité spécifique distincte de l’enseignement ordinaire.
François Buton met ainsi au jour cette situation paradoxale où une politique est menée par l’État malgré le pouvoir politique : alors que la législation scolaire républicaine est adoptée au nom de principes laïcs et universels au début des années 1880, les fonctionnaires de l’Intérieur, alliés aux ecclésiastiques, permettent à l’« éducation spéciale » de conserver « sa qualité de faveur généreusement accordée à des enfants infirmes plutôt qu’à la reconnaître comme un droit pour tous » (p. 312). En ouvrant la « boîte noire » de l’État et en menant son analyse à différents niveaux, l’auteur décrit donc un système complexe dans lequel se juxtaposent et se succèdent des pôles de fort volontarisme, administratif davantage que politique, et des pôles d’indifférence. En déplaçant aussi son regard de l’État central vers des institutions infra-étatiques ou paraétatiques et en analysant les stratégies de ces différentes organisations, il met surtout en évidence des configurations d’acteurs en recomposition au cours du siècle qui permettent des jeux d’alliance et des convergences d’intérêts.
L’identité sociale des sourds-muets et des aveugles
Autre atout de l’ouvrage, sa capacité d’interroger la construction de l’identité sociale et le rapprochement de ces deux populations déficientes, les sourds-muets et les aveugles. L’auteur délaisse un schéma explicatif qui analyserait la construction de ces groupes [2] à partir de processus endogènes (reposant sur la production d’éléments identitaires spécifiques), pour mettre en évidence les processus d’identification exogènes, essentiellement étatiques. Il étudie là encore avec précision les différentes étapes de ces processus amorcés par l’État sous la Révolution française au nom de l’éducabilité de ces populations déficientes. François Buton montre bien comment « sourds » et « aveugles » deviennent alors progressivement des catégories d’État, même si l’équivalence concerne alors moins les élèves sourds ou aveugles que leurs instituteurs et leurs écoles. C’est au nom de leur commensurabilité en matière d’éducation, et par le biais d’une politique étatique relative à des établissements, que les sourds et les aveugles sont placés dans la même catégorie de classement par l’État au cours du XIXe siècle. Si cette catégorie est opératoire, l’auteur s’interroge en revanche sur l’absence de dénomination propre pour qualifier la catégorie « aveugles et sourds ». Les raisons semblent cette fois endogènes à ces groupes. François Buton met ainsi en avant, comme principal facteur d’explication, « l’absence d’une capacité et/ou d’une volonté, de la part des porte-parole des sourds comme de la part de ceux des aveugles, de faire de la défense de leurs intérêts respectifs une cause commune » (p. 215). En revanche, dans les deux cas, ces groupes se constituent comme minorités politiques en opposition au reste de la société.
Si elles évoluent, les positions vis-à-vis de la connaissance statistique des populations éducables de sourds-muets et d’aveugles divergent entre, d’un côté, la sphère politique et administrative et, de l’autre, les enseignants des établissements d’éducation spécialisée. Les premiers (gouvernement, Parlement, État), focalisés sur les établissements d’État et leur fonctionnement, se désintéressent de la question des populations potentiellement éducables à l’échelon national [3], ce qui entraîne une longue invisibilité statistique durant la première moitié du XIXe siècle (le premier recensement des enfants déficients potentiellement éducables est organisé par l’administration en 1851). Lorsque des données chiffrées sont établies en nombre dans les années 1880 et largement utilisées par les services du ministère de l’Intérieur, ces statistiques très approximatives sont produites dans des conditions peu scientifiques et ont essentiellement pour but de légitimer les stratégies administratives. Il s’agit en effet, pour montrer que le régime de la faveur est suffisant pour atteindre presque tous les enfants déficients, de prouver qu’il en reste très peu à scolariser dans les départements. L’auteur montre bien que les enseignants des institutions d’éducation font preuve au contraire d’une réelle curiosité pour les statistiques, en particulier la statistique étiologique fondée sur l’évaluation pédagogique. Désireux de comprendre les causes de l’échec scolaire, les professeurs de l’Institution de Paris décident ainsi d’investir dans le savoir statistique, en fixant à leurs circulaires, comme en 1832, des objectifs sur « la nature et les causes de la surdité ».
La circulation des savoirs
La richesse du livre tient aussi à l’éclairage qu’il apporte à la circulation des savoirs en matière d’éducation des sourds-muets et des aveugles au XIXe siècle. L’auteur analyse ainsi le rôle des circulaires produites par l’Institution des sourds-muets de Paris dans les années 1820-1830 qui véhiculent dans toute l’Europe et en Amérique les dernières améliorations introduites en matière de méthodes d’éducation. Il montre combien il s’agit là d’un instrument exceptionnel pour donner aux expériences menées à Paris une très grande visibilité auprès du monde des éducateurs de sourds-muets. De nombreux échanges se nouent également durant cette période par le biais de voyages et d’envois d’ouvrages ; un réseau transnational assez informel se constitue même en 1832, rassemblant des établissements français et étrangers pour coordonner leurs efforts éducatifs.
L’autre moment privilégié pour la circulation des idées et des réformes est le temps des congrès internationaux, en particulier entre 1878 et 1885. L’auteur insiste sur le fait que, dans la sphère de l’éducation des sourds-muets, ces rencontres internationales constituent certes des enjeux cognitifs, où se joue l’« institutionnalisation d’un modèle éducatif » – celui de la croyance en la supériorité de la méthode orale notamment –, mais sont aussi des enjeux sociaux, où s’opère « la légitimation d’un espace institutionnel » (p. 258) : la transformation de l’éducation des sourds-muets en secteur d’activité spécialisé et différencié. Pour l’expliquer, l’auteur analyse les rapports de force entre, d’un côté, les praticiens-réformateurs de l’éducation et, de l’autre, les acteurs traditionnels de l’encadrement des établissements (fonctionnaires et congréganistes). Le poids progressivement dominant des seconds sur les premiers, de plus en plus minoritaires, au sein des congrès, leur permet de donner une nouvelle forme à l’activité éducative, en la transformant en une « éducation spéciale », différente de l’éducation ordinaire.
En définitive, il s’agit d’un ouvrage particulièrement intéressant dont les apports très riches à différents niveaux permettent de combler un vide historiographique, celui de l’histoire de l’éducation des sourds-muets et des aveugles et de sa gestion institutionnelle par l’État au XIXe siècle ; il apporte plus largement un regard tout à fait neuf sur l’histoire de la charité et de l’assistance à cette époque. Ce livre constitue aussi une belle réflexion sur l’État en acte et notamment sur sa capacité de construire des catégories de populations.