Homme de radio, Studs Terkel est devenu un des grands noms de l’histoire orale américaine, paradoxalement « célébré », comme il se plaisait à le dire, « pour avoir célébré ceux que l’on ne célèbre pas ». Ces voix anonymes tirent de l’oubli le traumatisme refoulé de la Grande Dépression, dans Hard Times ou scrutent, dans Race, l’obsession raciale américaine.
Recensés : Studs Terkel, Hard Times. Histoires orales de la Grande Dépression (1970-1986), trad. Christophe Jaquet, éditions Amsterdam, 2009 ; et Race. Histoires orales d’une obsession américaine (1992), trad. Maxime Cervulle, Myriam Dennehy et Christophe Jaquet, éditions Amsterdam, 2010.
Comme Division Street (1967), Working (1974) et La Bonne guerre (1984), qui valut à Studs Terkel un prix Pulitzer – tous traduits en français chez Amsterdam –, Hard Times (1986) et Race (1992) sont d’épais volumes, de véritables sommes, qui tiennent cependant plus de la mosaïque ou du collage que de la fresque : les centaines d’entretiens qui y sont retranscrits constituent une polyphonie donnée pour elle-même, sans être mise au service d’une interprétation surplombante.
Un « échantillon aléatoire de survivants » (HT, p. 23) des années 1930 est ainsi réuni dans Hard Times, dont le titre rend hommage aux Temps difficiles (1854) de Dickens et à leur description de la misère industrielle de l’imaginaire Coketown. Interrogés par Terkel entre 1970 et 1986, ils sont, ou étaient, fermiers, ouvriers, mineurs, journalistes, collaborateurs de Roosevelt, hommes politiques de différents bords, courtiers, artistes, militaires, descendants d’esclaves, syndicalistes, hommes d’affaires, prêtres, ou enseignants. Ils ont vécu la Grande Dépression, en ont souffert ou profité, l’ont simplement parfois vue de loin, comme quelque chose qui arrivait aux autres. Dans Race, ils sont noirs, à la peau claire ou sombre, blancs, WASP mais aussi italiens ou irlandais, hispaniques, asiatiques, chinois ou nisei (nés aux États-Unis de parents Japonais), ou encore métis, de tous les âges et de tous les milieux sociaux. Leur « race » est subie ou revendiquée, décrétée, par l’État, la famille, le quartier, acceptée ou rejetée, mais obsédante. Elle n’est pas toujours visible, et se révèle, parfois, incertaine. Elle a rarement l’évidence d’un donné ou d’une simple couleur – y compris chez les « Blancs », dont de nombreux et récents travaux s’attachent à montrer que la « whiteness » (blancheur, « blanchité ») est également le fruit d’une longue et sinueuse construction sociale. Ils se disent « progressistes » ou « sectaires » et ont pour beaucoup l’idée, qu’elle les taraude ou les excuse à leurs yeux, que le racisme est inscrit au fond de chaque individu.
« Qui a construit les pyramides ? »
Ce sont eux qui, pour reprendre la formule de Brecht que cite souvent Terkel, « ont construit les pyramides ». Autrement dit, la masse des anonymes qui subissent l’histoire plus qu’ils ne la font, mais qui la vivent, et dont la parole a longtemps été écartée, comme anecdotique, insignifiante ou incompétente, de l’écriture officielle de l’histoire. En ce sens, Terkel s’inscrit dans une certaine tradition de l’histoire orale américaine, née des balbutiements de l’enquête ethnographique, des innovations de l’école de Chicago et des expérimentations du Federal Writers’ Project de la WPA (Works Progress Administration) – auquel il a d’ailleurs participé en écrivant des scripts documentaires pour la radio. Sous la houlette de l’écrivain Jack Conroy dans l’Illinois ou de Benjamin Botkin sont ainsi recueillis systématiquement, dès les années 1930, folklore, récits et souvenirs, notamment d’anciens esclaves [1]. Le recours aux témoignages enregistrés élargit considérablement le champ des sources disponibles et rend possible le développement progressif d’une nouvelle approche de l’histoire dans les années 1960 : une histoire qui se veut « vue d’en bas » (« from the bottom up »), qui travaille aux frontières de la sociologie et de l’anthropologie, et se montre par nature attentive aux problématiques émergentes du genre, de la race, de la déviance et des minorités de toutes sortes.
Le succès public rencontré par les livres de Studs Terkel a d’ailleurs contribué à l’institutionnalisation et à la reconnaissance de l’histoire orale comme discipline à part entière, qui, dès les années 1970, a ses chaires et ses manuels, ses associations et ses revues. Même si, au sein même de l’histoire orale, une conception concurrente s’est parallèlement développée dans le sillage d’Allan Nevins, historien lui aussi venu de la radio, créateur, en 1948, du Columbia Oral History Research Office. Loin d’être l’occasion d’un renversement de perspective et d’un changement d’objet, l’enregistrement est alors simplement envisagé comme le moyen de pallier les vides des archives écrites et donc de nourrir l’histoire, qui reste classiquement centrée sur les questions politiques et diplomatiques, des témoignages de ses « acteurs » au sens le plus traditionnel du terme.
Peut-on regarder l’histoire d’en bas ?
Car, d’emblée, cette bottom-up approach et ses méthodes ont suscité un certain nombre de questions, sinon d’objections. À commencer par celle de la vérité. Ces témoins ordinaires sont souvent jugés peu fiables, susceptibles de mentir, travestir ou embellir une réalité sur laquelle ils auraient de toute façon un point de vue trop étroit. Dès lors, leur discours constituerait tout au plus une « source », mais non en soi et à proprement parler, une « histoire ». (On peut à ce titre remarquer que l’éditeur français fait figurer le terme « histoires » au pluriel dans les sous-titres des œuvres traduites de Terkel, alors qu’il était en anglais, quand il apparaissait, au singulier – ce qui tend, intentionnellement ou non, à lui donner le simple sens de « récit ».)
La pratique de l’entretien retranscrit est par ailleurs suspectée d’entretenir l’illusion romantique de la restitution de la vie « à l’état brut », d’un contact direct avec le passé et un « peuple » en réalité mythifiés. Cette difficulté trouve un écho dans l’ambiguïté des photographies de Dorothea Lange – prises de vues documentaires qui donnent le sentiment d’être de plain-pied avec une réalité qu’elles ne manquent cependant pas d’interpréter – qui accompagnent, dans l’édition française de Hard Times, le texte de Terkel.
Quid alors, de la neutralité axiologique du chercheur ? Si la démarche qu’il adopte est la traduction de son engagement politique et militant – à l’instar de l’historien oral britannique Paul Thompson qui écrit dans The Voice of the Past (1978) sa volonté de « rendre l’histoire au peuple », et, ce faisant, de contribuer à changer les rapports de domination effectifs –, alors elle disqualifierait son travail, orientant le choix des personnes interviewées, la manière de poser les questions, et l’élaboration du texte final des entretiens puisque ces derniers sont coupés, montés et classés. À la subjectivité du témoin s’ajouterait donc celle de l’intervieweur.
Enfin, et du même coup, la générosité apparente de celui qui « donne la parole » pourrait bien cacher une forme de condescendance – si, pour pouvoir donner la parole, il faut en être, d’une manière ou d’une autre, le légitime détenteur.
« Leur vérité est dans leurs souvenirs »
Terkel a répondu à toutes ces questions, parfois directement, dans les entretiens qu’il a donnés, ou dans les introductions de ses livres, méditations parfois décousues, plus suggestives que démonstratives qui, quoiqu’elles laissent peu de doutes sur ses intentions ou ses positions, se refusent à tout didactisme. Il y a aussi et surtout répondu par ses livres eux-mêmes.
Les « commentaires » qui ouvrent Hard Times sont ainsi sans équivoque sur la question de la vérité : « Ceci est un livre de souvenirs, et non un recueil de faits incontestables ou de statistiques exactes. […] Disent-ils la vérité ? La question est aussi théorique que le jour où Pilate l’a posée […]. Leur vérité est dans leurs souvenirs. La précision d’une date ou d’un fait est de peu d’importance. » (HT, p. 23). Car il y a pour cela les travaux historiques ou sociologiques classiques, que Terkel, qui s’est toujours présenté comme simple « journaliste », n’a jamais prétendu remplacer.
Preuve en est le dispositif même de ses ouvrages, dans lesquels récits et analyses se répondent, se complètent ou se corrigent, et où varient autant que possible les types et les degrés de subjectivité qui s’expriment. Quoique la foule des anonymes soit omniprésente, Terkel ne verse pas dans le culte du particulier ou le rêve d’une histoire sans historien : il fait aussi une place à des personnalités qui ont pris part de manière privilégiée aux événements qu’il étudie (responsables politiques ou syndicaux, militants, « décideurs » économiques), ainsi qu’à des spécialistes de ces questions (sociologues, historiens, psychiatres), dont les « vues d’ensemble » viennent ponctuer et éclairer différemment les autres entretiens. Le feuilleté qui en résulte a ses moments de suspens, de distanciation – d’autant que l’on n’entend pas ces voix, mais qu’on les lit.
On peut enfin lire en filigrane dans ses livres son art discret de l’entretien, qui sait à la fois s’effacer et aider, par des questions toujours ouvertes, une parole, manifestement libre, à se déployer. Pour reprendre l’image qu’il propose dans un entretien publié dans l’Oral History Review, il est ce « voisin » qui a parfois besoin d’aide pour faire marcher son magnétophone, et avec lequel on peut discuter d’égal à égal.
Laure Bordonaba, « L’Amérique vue d’en bas »,
La Vie des idées
, 7 septembre 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-Amerique-vue-d-en-bas
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[1] Benjamin Albert Botkin (éd.), Folk-say, A Regional Miscellany (1929-1932) et Lay My Burden Down : A Folk History of Slavery, Chicago, Chicago University Press, 1945.