Recensé : Elijah Anderson, The Cosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life, Norton Books, 2011, 318 p., 25,95$.
Les sciences sociales étudient peu les tendances positives dans notre société urbaine. Philadelphie, cadre du livre recensé, semble d’ailleurs être un mauvais choix pour une telle entreprise. La classe moyenne blanche a depuis longtemps fui le centre-ville, encouragée par l’État fédéral américain et ses mesures d’incitation en faveur de la périurbanisation. Depuis les années 1950, les pauvres, principalement afro-américains, ont été abandonnés dans une ville peu à peu privée de revenus fiscaux. Aujourd’hui, alors que Philadelphie souffre encore de désindustrialisation, la crise financière aggrave les difficultés économiques. La mobilité sociale des classes populaires s’en trouve sévèrement limitée, aussi bien à travers la dégradation des services publics (écoles, transports publics…) que par la disparition des emplois ouvriers (voir le rapport Pew (2009) cité par Anderson).
Sociologue afro-américain professeur à l’université de Pennsylvanie puis à Yale, Elijah Anderson a suivi les traces de W. E. B. Dubois (1899) et montré dans plusieurs livres qui ont fait date le combat quotidien des Afro-américains pauvres dans le centre-ville de Philadelphie (Anderson 1976 ; 1990 ; 1999 ; 2008). Il a notamment établi comment, dans ces secteurs où des conditions économiques catastrophiques sont renforcées par un racisme institutionnel omniprésent, la violence finit par dominer la rue et déterminer les relations sociales. Cette situation renforce la stigmatisation des Afro-américains dans la société américaine en même temps qu’elle contribue à pérenniser un « code de la rue » au sein des quartiers.
Anderson est l’une des grandes figures de la renaissance de l’ethnographie urbaine américaine des vingt dernières années. Il a ranimé et développé, avec de nombreux autres, la tradition du travail de terrain de l’école de Chicago (Anderson 2009). En raffinant la méthode scientifique déductive et inductive en sciences sociales à travers de nombreux écrits [1], les ethnographes ont gagné une nouvelle respectabilité qui leur permet d’atteindre une nouvelle audience au-delà de leur domaine disciplinaire et d’explorer de nouveaux concepts.
Le dernier livre d’Anderson, The Cosmopolitan Canopy : Race and Civility in Everyday Life semble justement prendre une nouvelle direction. L’auteur y développe le concept du cosmopolitan canopy, littéralement « l’auvent cosmopolite » [2], pour explorer un phénomène social pour une fois encourageant à Philadelphie : les rencontres empreintes de civilité entre Noirs et Blancs. Mais il y a un obstacle à l’étude des tendances positives : comme la plupart d’entre elles reposent sur des non-évènements, elles sont difficiles à documenter et à analyser. On peut accumuler des statistiques et montrer que le taux de crimes majeurs diminue régulièrement à Philadelphie (-15% dans la dernière décennie). Mais il est plus difficile de comprendre pourquoi un crime n’a pas été commis. Dans le même ordre d’idée, comment faire pour observer et analyser une situation dans laquelle il n’y a pas de discrimination, autrement dit, dans laquelle rien de notable ne semble se passer ? L’auteur propose des pistes pour imaginer une solution à ce problème.
L’« auvent », un espace sans discrimination
Pour Anderson, l’amélioration du statut des Afro-américains dans la société états-unienne depuis l’époque de la lutte pour les droits civiques est visible dans certains espaces publics du centre ville qu’il appelle des « auvents cosmopolites ». Les minorités visibles peuvent s’y mêler aux autres sans être rejetées, ostracisées ou se voir jeter des regards méprisants. Parmi ces espaces, le Reading Terminal, un marché couvert dans une gare reconvertie occupant tout un pâté de maison de la ville, est le symbole le plus achevé du cosmopolitisme.
Le Terminal est un espace neutre dans lequel les gens qui se comportent de façon civile, quelle que soit leur ethnicité, ne seront pas l’objet de surveillance, comme cela serait le cas pour un inconnu dans les quartiers ethniques de la ville. Dans ces quartiers, faire attention aux étrangers est un mécanisme de défense primaire. Mais le Terminal n’est pas défendu de cette manière. (p. 34)
Dans le Terminal, les visiteurs se montrent sous leur meilleur jour. Ils peuvent baisser leur garde et même s’observer les uns les autres dans une ambiance détendue – c’est même un passe-temps répandu. Pour Anderson, cette pratique pousse des gens de toutes sortes à pratiquer une « ethnographie populaire » (folk ethnography) qui les aide à constituer une réserve de connaissances sur « les autres » et qui peut même les forcer à réviser les stéréotypes importés des quartiers plus homogènes où ils habitent.
Voici une situation typique décrite par Anderson dans le chapitre sur le Terminal :
Une femme noire âgée, marchant avec un déambulateur, apparut à l’entrée du Terminal et commença à négocier le passage des lourdes doubles portes. Visiblement, elle avait du mal. […] Avant que je ne puisse l’aider, un jeune homme blanc, aux cheveux blond vénitien, habillé comme un ouvrier du bâtiment et qui déjeunait avec un ami, se leva d’un coup et tendit sa main à la vieille femme pour l’aider à franchir les portes. Une fois qu’elle fut en sécurité à l’intérieur avec ses sacs, je l’entendis lui demander : « Tout va bien ? Vous allez bien ? » Il se demandait s’il pouvait encore l’aider. « Oui, fils, merci », murmura-t-elle en s’éloignant tranquillement dans une allée du Terminal. En regardant autour de moi, je m’aperçus que tous les yeux étaient fixés sur cette interaction, un modèle de relations interraciales en public caractéristique du Reading Terminal. Le jeune homme semblait savoir que tout le monde le regardait, car il compléta sa performance en jetant plusieurs regards vers la femme. Puis, aussi vite que cet incident était arrivé, il fut clos. Mais il avait probablement laissé une trace dans l’esprit des observateurs et, sur le moment, il avait renforcé la définition publique des règles dans cet espace : la prévenance et la civilité étaient les valeurs en vigueur, indépendamment de la couleur, du sexe ou de l’âge. (p. 37)
Cette description, caractéristique de l’observation discrète d’Anderson, illustre bien l’ambition du concept d’« auvent cosmopolite », définie comme « un lieu qui offre un répit aux tensions persistantes de la vie urbaine et une occasion pour des personnes différentes de se retrouver ensemble. » (p. xiv). Tout d’abord, ces lieux sont des destinations recherchées. Les gens les fréquentent précisément pour leur atmosphère empreinte de civilité et pour participer à la vie publique de leur ville. Ensuite, et c’est là que la sociologie d’Anderson est plus optimiste, les interactions qui prennent place dans cet espace sans discrimination peuvent progressivement transformer la mentalité des gens qui y prennent part et leur donner une orientation plus cosmopolite, c’est à dire plus tolérante et ouverte d’esprit, qu’ils peuvent transmettre à leurs proches et à leurs familles. Ces deux assertions soulèvent évidemment des questions intéressantes à propos des espaces publics urbains et des relations interraciales.
Pourquoi y a-t-il aussi peu d’espaces publics cosmopolites en ville ?
La citation ci-dessus montre en fait que le Terminal n’est rien de plus qu’un espace public urbain réussi, tel qu’il a été défini par une longue lignée de sociologues depuis Simmel (1903), Wirth (1938), Goffman (1971, 1963), Joseph (1991) et plus récemment Lyn Lofland (1998), un espace accessible à l’étranger ou à l’anonyme. Pour cette dernière, l’espace public des villes occidentales est régulé par un jeu de principes normatifs qui lui confèrent un ordre social spécifique. Elle identifie notamment cinq principes : la mobilité coopérative (ou la nécessité de se déplacer sans se cogner les uns contre les autres), l’inattention civile (la nécessité de respecter l’intimité dans un contexte de proche distance), l’aide restreinte (la nécessité de rendre de menus services sans s’engager au delà de l’interaction immédiate), l’importance du rôle d’audience (la nécessité de se comporter en spectateur de scènes publiques) et enfin, l’ouverture face à la diversité (la nécessité de ne pas discriminer, notamment selon le genre, la race ou l’âge). De façon remarquable, l’exemple donné plus haut illustre chacun de ces principes normatifs. Est-ce à dire que le Terminal n’est qu’un espace public comme un autre ?
Deux autres chapitres du livre décrivent Rittenhouse Square, un jardin public entouré de restaurants et de logements aisés, et The Gallery, un centre commercial fréquenté par des Afro-américains de toute la ville, comme des espaces publics cosmopolites. Mais d’autres espaces présentés plus rapidement dans le livre semblent plus difficiles à qualifier de la même façon, tant les tensions y resurgissent. Dans les espaces plus anonymes, comme les trains de banlieue et la gare centrale, les Noirs peuvent souvent se sentir l’objet de discriminations, par exemple quand les Blancs préfèrent rester debout plutôt que de s’asseoir à coté d’eux. Dans les espaces plus privés, comme les restaurants, les Noirs risquent d’attirer les regards soupçonneux et de se voir attribuer la moins bonne table, comme Anderson en a lui-même fait l’expérience. Ce qui est finalement remarquable dans le livre, ce n’est pas que le marché du Terminal soit un véritable espace public, mais qu’il y ait si peu d’espaces publics ailleurs à Philadelphie. Bien qu’Anderson écrive que la ville en est parsemée, celles-ci ne semblent pas faciles à trouver.
Malgré des progrès certains, la question raciale est encore très sensible dans les villes américaines. Les gens de couleur, bien que plus acceptés dans les espaces publics, ne bénéficient que d’un « statut provisionnel ». Celui-ci peut être révoqué à n’importe quel moment, souvent de façon soudaine et spectaculaire, comme le chapitre « The Nigger Moment » (« l’épisode nègre ») le montre par des exemples frappants. Il est intéressant de noter que la discrimination est alors ressentie de façon d’autant plus dramatique que sa victime pensait que la question de la race n’avait plus d’importance. « L’aspect le plus problématique des relations sociales sous l’auvent cosmopolite apparaît lorsque une séparation de couleur est soudain érigée, et qu’une question que les gens pensaient mineure en vient à dominer toute la situation. » (p. 154). Même si cela n’arrive pas souvent, cette situation est en général tellement traumatisante que non seulement la victime arrête de fréquenter le lieu, mais qu’elle adopte ou confirme une opinion largement partagée chez les Noirs américains : que les Blancs font semblant et qu’ils sont toujours racistes. C’est ce qu’Anderson appelle l’orientation « ethnocentrique », ou « ethno », par opposition avec l’attitude « cosmopolite », ou « cosmo », synonyme de confiance interraciale. Pour observer ces orientations, il a mené une longue enquête dans une grande entreprise de Philadelphie, où il a conduit de nombreux entretiens avec des employés, noirs et blancs. Même si le livre ne développe pas assez les résultats de cette étude, Anderson a trouvé que la défiance raciale est fermement ancrée chez les Noirs, y compris ceux qui ont accédé à des échelons relativement élevés de la hiérarchie d’entreprise. Mais il croit aussi fermement que ce sentiment peut être progressivement transformé, grâce aux interactions dans les espaces publics cosmopolites.
Ce mode de pensée polaire, opposant « cosmo » et « ethno », n’est pas nouveau chez Anderson. Une telle division rappelle fortement celle entre familles « décentes » et familles « de la rue » avec laquelle il avait déjà décrit et analysé les relations sociales dans les quartiers afro-américains pauvres de Philadelphie dans Code of the Street (1999) et Streetwise (1990). Les orientations « ethno » et « rue » sont des résultats de la situation durable de sous-prolétariat (underclass) des Afro-américains aux États-Unis (Wilson 1987). Les gens qui les adoptent sont réalistes. Ils ne veulent pas vivre un « épisode nègre », ou ils sont plus simplement trop isolés de la société dominante blanche pour avoir appris à gérer des relations sociales avec elle. Ainsi, les attitudes « ethno » et « rue » sont-elles toutes deux des valeurs-refuge, adoptées par défaut, en attendant mieux. Mais Anderson est optimiste. « À mesure que nous avançons vers un futur où ces particularités seront de moins en moins importantes, la perspective ethno perdra de son influence et pourra être remplacée par la tolérance. » (p. 198).
Cet espoir place fermement Anderson dans le camp des tenants de la « théorie du contact » au sein des études sur les relations interethniques : le contact réduit les conflits (Brewer et Gaertner 2001 ; Miller 2002). La rareté des espaces publics cosmopolites, combinée aux traumatismes provoqués par les discriminations encore présentes dans les espaces publics, ne paraît pas justifier une telle conviction. Mais le marché du Terminal est bien un espace exceptionnellement agréable pour une grande diversité de personnes. Comment, alors, comprendre cet engouement ?
L’importance sous-estimée des personnages publics
Dans la conclusion du livre, Anderson définit deux traits distinctifs des espaces publics cosmopolites. Le second point est typique des espaces publics urbains : tout le monde doit être libre d’y aller et venir. Le premier stipule qu’ils doivent être physiquement séparés des rues alentours et qu’il doit y avoir une liberté de mouvement dans leur périmètre. Il soulève la question de l’accessibilité à l’auvent (Joseph 1992) : où est l’entrée et comment y accède-t-on ?
Tous les espaces cosmopolites décrits par Anderson ont des gardiens formels ou informels qui en contrôlent les limites. Gardes, commerçants, portiers, garçons de cafés, contrôleurs de trains, sans-abris ou même simples habitués, tous se comportent comme des « personnages publics » (Jacobs 1961 ; Duneier 1999). Ils donnent à chaque lieu une atmosphère plus ou moins accueillante. Dans les espaces les plus appréciés : marchés, jardins publics, galeries commerciale, ces personnages ne sont pas formellement visibles ; ils n’ont pas pour mission officielle de surveiller ou d’accueillir le public. À l’inverse, lorsque les personnages publics sont soit absents (dans le train de banlieue), soit omniprésents (au restaurant), l’ordre social est plus susceptible de produire des offenses, par l’intermédiaire des membres du public, ou des abus de pouvoirs, à travers le personnel. Il semblerait en fait que plus la responsabilité d’un espace est partagée entre un grand nombre de personnages publics, à la fois formels et informels, plus son ordre social se rapprochera du modèle décrit par Anderson. C’est peut-être la raison pour laquelle il écrit, dans un article éponyme de 2004, que les espaces cosmopolites peuvent produire des « communautés d’étrangers instantanées » (Anderson 2004, 15). Si c’est bien le cas, les études sur l’espace public urbain et sur les relations interethniques devraient poser un œil plus aiguisé non seulement sur la conception et les statuts des espaces, mais aussi sur leur gestion, souvent ignorée, par un éventail d’acteurs singuliers. Ces travailleurs et usagers rendent l’espace public en même temps qu’ils acquièrent eux-mêmes un rôle public. Ainsi, les études urbaines, en modulant le principe d’un anonymat généralisé, se rapprocheraient d’une autre conception de l’espace public, plus courante en philosophie politique, comme espace d’enquête, de débats et de discussion. L’expérience de la commensalité d’un marché couvert de Philadelphie vaut bien le détour.