Études postcoloniales, subaltern studies, world history : chacun de ces courants est nourri par les études africaines. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’historien Mamadou Diouf explique comment l’étude du continent, de ses cultures, de ses pratiques, de son histoire, permet de faire dialoguer les disciplines et d’alimenter des « comparaisons réciproques », sans rester prisonnier des catégories de l’universalisme européen.
Historien sénégalais, Mamadou Diouf dirige l’Institute for African Studies à la School of International and Public Affairs de l’université de Columbia (New York). Ses recherches portent sur l’histoire politique, sociale et intellectuelle de l’Afrique coloniale et post-coloniale. Il a notamment publié :
–New Perspectives on Islam in Senegal. Conversion, Migration, Wealth, Power and Feminity (Palgrave, 2008) ;
–Une histoire du Sénégal. Le modèle islamo-wolof et ses périphéries (Maisonneuve et Larose, 2001) ;
–Les Figures du politique en Afrique. Des pouvoirs hérités aux pouvoirs élus (Karthala, 1999, en co-direction avec M. Diop) ;
–Entre l’Afrique et Inde (Karthala, 1999) ;
–Le Nationalisme, le Colonialisme et les Sociétés post-coloniales (Karthala, 1999) ;
–Le Kajoor au XIXe siècle. Pouvoir Ceddo et conquête coloniale (Karthala, 1990) ;
–Le Sénégal sous Abdou Diouf (Karthala, 1990).
De la démocratie en Afrique
La Vie des Idées – Dans plusieurs de vos livres, vous avez étudié la libéralisation politique à l’œuvre dans certains pays africains, la représentation politique ou encore la liberté de parole. Pouvez-vous nous parler de la transition démocratique en Afrique ?
Mamadou Diouf – Le processus de démocratisation en Afrique est une question très difficile. La première raison en est la trajectoire historique de l’Afrique. Ce qu’il me paraît important de comprendre – bien que cela soit une appréciation un peu banale –, c’est que le poids du système colonial dans l’organisation de la gouvernance est tel que les pays africains sont toujours en train de remettre les choses en ordre. Il y a plusieurs enjeux en cause : l’accès aux ressources, l’exacerbation des différences entre musulmans et chrétiens, mais aussi les cristallisations ethniques et régionales. Les formes de représentation promues par les administrations coloniales (aussi bien françaises et anglaises que portugaises ou belges) ont sollicité ces formes d’identification primaire. Le résultat est le suivant : un langage et des pratiques qui transforment la compétition politique en bataille dont la seule issue est la mise à mort, et les institutions économiques et sociales en territoires conquis au service exclusif d’une clientèle, avec le pillage en lieu et place de la production et d’une gestion rigoureuse. En quelque sorte, un évanouissement total de la notion de bien public.
Les formes politiques dans lesquelles les Africains s’expriment renvoient en général à ces formes de cristallisation, qui ont été si fortement structurées par la paix coloniale. Elles s’expriment dans une logique d’administration et de gouvernement qui fragmente les indigènes, prisonniers d’un territoire qui n’est pas soumis à une règle politique et administrative unique. La meilleure illustration en est l’indirect rule britannique en Afrique, qui n’est d’ailleurs pas absent de la gouvernance coloniale française. C’est l’un des paradoxes les plus intéressants, quand on se situe dans la démarche républicaine française. La fragmentation des communautés en tant que formule politique dominante de l’administration des indigènes n’a-t-elle pas favorisé et entretenu la forme d’expression politique la plus présente chez les Africains, le tribalisme et l’ethnicité ? Ce tribalisme, ce régionalisme, cette ethnicité ou cette appartenance religieuse gomment la frontière entre le public et le privé. Mieux, le public cède son territoire et ses règles sous le poids des exigences clientélistes.
À cet égard, les indépendances représentent un moment particulièrement intéressant, parce que les nationalistes ont sollicité le vocabulaire démocratique « de type universaliste », c’est-à-dire les principes d’organisation politique (règles, institutions et idéologies) configurées par l’héritage de la philosophie des Lumières et du libéralisme occidental, en particulier les formules et institutions représentatives et la justice sociale. Mais les langages et pratiques de mobilisation des masses sont restés prisonniers d’économies ethniques et religieuses. Les leaders du mouvement pour l’autonomie et l’indépendance se sont davantage battus pour leurs intérêts privés, pour les intérêts de leur communauté, que pour une forme abstraite de démocratie. Après les indépendances, les coalitions nationalistes réunissant des intérêts et des groupes divers ont explosé face aux tiraillements et aux luttes pour le contrôle du pouvoir politique et des ressources économiques. Ils ont entraîné l’émergence des pouvoirs autoritaires africains, la violence des partis, syndicats et mouvements des jeunes. Ces formes exclusivistes de démocratie et de représentation ont été soutenues par les anciennes puissances coloniales et les organisations internationales qui croyaient que le recours à des institutions centralisées et à la règle d’autorité aideraient à réduire les différentes fractures ethniques, culturelles, religieuses et régionales. L’exigence de l’heure n’était-elle pas la construction de l’État et de la nation ? Le refus de respecter et surtout de laisser un espace de respiration aux cultures locales a provoqué une crise au sein des élites, de toutes les élites, depuis les élites « de type occidental » jusqu’aux élites traditionnelles. Ces batailles ont débouché sur les violences barbares qu’on a observées en Afrique ces vingt dernières années.
Mais il y a autre chose qui a accompagné ces crises violentes et cette espèce d’enracinement autoritaire, c’est que les Africains ont continué à se battre contre l’injustice et pour être représentés. Quand on étudie les années 1980 et ce qu’on a appelé les transitions démocratiques, on s’aperçoit qu’en Afrique elles ne sont pas exclusivement liées à la fin du système mondial bipolaire, à la chute du mur de Berlin, à ce que Fukuyama a appelé la « fin de l’histoire ». Ce sont les luttes quotidiennes des Africains qui ont entraîné le desserrement des systèmes totalitaires. Et les Africains ont payé pour cela un prix énorme. Malheureusement – et c’est bien cela le problème –, ce desserrement n’a pas été accompagné d’une restructuration du système politique. On a desserré le système, mais en adoptant des rituels politiques tels que les élections sans une refondation des sociétés et des cultures civiques et politiques. Et le paradoxe de ces élections, c’est qu’elles ont promu des pouvoirs autoritaires élus dont le leadership, dès l’investiture, n’a plus qu’un seul souci : scier l’échelle institutionnelle et juridique qui a assuré des élections démocratiques et transparentes.
À mon avis, les sociétés africaines sont encore à la recherche de systèmes ouverts. Elles essaient de devenir des sociétés ouvertes, mais qui reconnaissent la différence et qui constituent à leur manière des espaces publics, des formes de bien commun qui peuvent passer par des voies assez étranges. Je préfère les sociétés ouvertes aux sociétés démocratiques où la démocratie est enserrée dans des logiques institutionnelles, un langage et une philosophie qui sont en fait prisonniers de l’histoire de l’Occident. Dans le cas des sociétés africaines francophones, le discours de la Baule de Mitterrand (1990), considéré – faussement – comme le déclencheur des transitions démocratiques, a joué un rôle considérable. Il a plutôt imposé un corset institutionnel et les formes les plus simples de la démocratisation, pour éviter les débordements qui auraient pu porter atteinte aux intérêts français et aux « amis africains ». C’était une manière de canaliser la démocratisation plutôt que de l’impulser.
La Vie des Idées – Concernant la corruption en Afrique, la morale publique et les problèmes de gouvernance, vous avez écrit un article qui s’intitule « Les poissons ne peuvent pas voter un budget pour l’achat des hameçons » [1]. Dans cet article, vous écrivez que le concept de corruption appartient « à l’effort d’objectivation d’un continent qui semble résister à la mise en ordre scientifique et à la normalisation ». Est-ce une manière de penser la corruption ou de la dédramatiser ?
Mamadou Diouf – Les deux. Dans l’étude de l’Afrique et des sociétés africaines, il y a ce qu’on pourrait appeler des cycles épistémologiques d’invention. L’Afrique est toujours révélée dans les textes, arabes avant la colonisation, puis européens. Ils constituent ce qu’Edward Said appelle « la bibliothèque des idées reçues » [2] et V. Y Mudimbe « la bibliothèque coloniale » [3]. Mais le langage que les Africains mettent eux-mêmes en œuvre pour rendre compte de leur pratique, ce langage-là, on ne l’interroge pas suffisamment. Je voudrais à la fois saisir le langage dans lequel on décrit et analyse l’Afrique et le langage propre des Africains, dans leur multiplicité, dans leur diversité, dans leur flexibilité, dans leur rapport à soi et aux autres. Peut-on comprendre l’Afrique dans ce qu’un historien américain de la Chine, Kenneth Pomerantz, appelle une « comparaison réciproque » [4] ? On ne doit pas appliquer unilatéralement des formules forgées dans d’autres réalités, mais plutôt utiliser les réalités que l’on analyse pour comprendre la comparaison, pour comparer la comparaison, si je puis dire. Il ne s’agit pas d’utiliser un appareillage théorique élaboré à partir de l’Amérique latine ou de l’Asie pour l’appliquer mécaniquement à l’Afrique. En revanche, il est indispensable de procéder à des analyses comparatives où les sites comparés constituent des référents d’égale dignité – un appareillage qui implique la réciprocité.
Si vous lisez les historiens de l’Antiquité romaine, Paul Veyne par exemple, vous constatez que l’Empire romain est inconcevable sans la corruption [5]. La corruption y est une forme administrative ; elle est un instrument, un ciment indispensable à l’architecture administrative. On retrouve le même souci d’en rendre compte, au-delà des implications morales, chez les spécialistes de l’Asie quand ils parlent de corruption productive. Vous voyez comment la comparaison réciproque peut nous apprendre des choses : la corruption permet à une administration de fonctionner par un système d’allocations et de réallocations, d’inclusion et d’exclusion qui font que les gens ne sont jamais en dehors, mais arrivent toujours à tirer profit d’un système dont l’essence est d’assurer une négociation permanente, une large participation et un équilibre instable, productrice d’innovations et de régulations. La corruption est devenue aujourd’hui l’élément par lequel on montre que l’Afrique dysfonctionne, alors que, quand on se livre à la comparaison réciproque, on se rend compte qu’elle ne dysfonctionne pas. Elle est plutôt incapable de gérer la corruption sans mettre en danger les institutions et le bien commun.
Au contraire, on devrait comprendre pourquoi cette forme-là ne fonctionne pas « de manière productive ». Si l’on ne peut pas comprendre l’appropriation des formules administratives et politiques dites universelles en Afrique à cause précisément de cette extraordinaire résilience de la culture politique africaine, il faut explorer les itinéraires de celles-ci, les circuits qu’elles prennent et les transactions institutionnelles et idéologiques qu’elles entraînent. Peuvent-elles s’articuler et entrer en dialogue avec des cultures civiques et politiques en constante mutation ? À quelle condition et au profit de qui ? Peuvent-elles reformater et remixer les économies politiques et civiques accusées de mettre en échec la normalisation du continent africain ?
Certains spécialistes du politique en Afrique disent que les systèmes politiques ne marchent pas parce qu’ils sont étrangers aux sociétés africaines, alors que d’autres affirment au contraire que la persistance des cultures politiques « traditionnelles », le clientélisme et la néo-patrimonialisation, sont les causes de la mauvaise gouvernance en Afrique. Ma réflexion prête plutôt attention aux formules de convergence et de divergence entre des cultures préexistantes et des formules administratives étrangères à des sociétés à qui elles ont appliquées ou qui se les appliquent à elles-mêmes sans discernement. Les formes de construction politique sont des métaconstructions, des fabrications qui sollicitent mais aussi contredisent les logiques en cours au sein des sociétés. En Afrique, on essaie vainement de faire l’un sans tenir compte de l’autre. On essaie de solliciter des cultures politiques qui ont profondément changé et qui ont été manipulées aussi bien par les administrations coloniales que les administrations postcoloniales. En fin de compte, la question de la corruption n’est qu’un point de vue à partir duquel on observe l’Afrique, une référence qui ne peut permettre que des condamnations d’ordre moral, incapables de changer les choses.
African studies et postcolonial studies
La Vie des Idées – Aux États-Unis et dans d’autres pays, il y a un ensemble de travaux très dynamiques qui s’appellent les African studies. Quelle en serait votre définition ?
Mamadou Diouf – Selon la définition la plus simple, les African studies sont les études qui s’inscrivent dans un territoire géographique. Elles sont nées aux États-Unis dans le contexte de la guerre froide. Vis-à-vis de l’Amérique, l’Europe a constamment joué le rôle d’informatrice pour les régions et les questions coloniales. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique s’est trouvée dans la nécessité de produire un savoir pour sa politique étrangère. Ce savoir s’est concentré sur des langues et des régions qui étaient des colonies ou d’anciennes colonies européennes. De nombreuses institutions ont été créées à la suite des initiatives de l’État fédéral. Le président Kennedy a joué un rôle très important en lançant toute une série de task forces, et ces task forces ont aidé les universités à créer, en dehors des études qu’on pourrait appeler orientales (textuelles et érudites), de véritables areas studies, des études régionales, qui ont privilégié les langues, les cultures et les systèmes politiques. Les études africaines sont nées dans ce contexte-là, avec un investissement très important de l’État fédéral. Certains de ces programmes existent encore aujourd’hui, malgré les transformations du champ universitaire sous l’effet du développement des approches thématiques et transnationales telles que les global, colonial, postcolonial et cultural studies.
Il y a des universités qui ont de très grands centres d’études africaines ; ce sont des centres indépendants ou des départements, dotés d’un personnel universitaire propre. Dans d’autres cas, ce sont des centres menant des études sur la diaspora, où l’on met ensemble les études afro-américaines. Ailleurs encore, ce sont des programmes qui mettent ensemble différentes disciplines, santé publique, art, sciences sociales, économie, politique, sociologie, etc. Les études africaines sont le fait de départements à part entière, mais aussi de spécialistes présents dans différents départements et qui se rencontrent ailleurs. Columbia University n’a pas de département d’études afro-américaines, mais un institut de recherches afro-américaines, un institut d’études africaines, de même qu’il y a un institut d’études sur l’Europe de l’Ouest, l’Europe de l’Est, l’Asie de l’Est, etc. Les études africaines ne sont pas logées dans une unité administrative et académique autonome fermée sur elle-même. Elles font partie d’un ensemble, et c’est parce qu’elles font partie de cet ensemble qu’elles sont très bien structurées à l’intérieur du système et ne posent absolument aucun problème. Si vous comparez avec la France, l’un des problèmes est qu’on a essayé d’incruster les études africaines à l’intérieur des disciplines. On a créé des centres d’études africaines qui n’ont pas, à quelques rares exceptions, joué un rôle important dans les structures universitaires. Ici, ce n’est pas du tout le cas.
Institutionnellement, les African studies renvoient donc à une notion géographique : ce sont les études qui portent sur les sociétés africaines. Mais, dès le début, il y a eu un débat. Est-ce qu’on prend en compte l’Afrique du Nord et l’Égypte ? Doit-on absorber les logiques moyen-orientales ? De plus en plus, les études africaines font partie de la conversation entre les différentes disciplines. Aux États-Unis, les disciplines ont tout le temps animé de grandes structures associatives – associations universitaires de sociologues, de political scientists, d’historiens, etc. – qui se réunissent chaque année. Ce que l’on constate, c’est la place très importante que les africanistes jouent dans les associations professionnelles. Cela signifie que l’Afrique est partie prenante de discussions méthodologiques et théoriques plus larges. L’Afrique fait partie d’une grande conversation universitaire, et c’est pour cela que je parlais tout à l’heure de « comparaison réciproque ». L’Afrique occupe une place très importante dans le débat sur les études postcoloniales et le comparatisme. Il y a des formules qui semblent spécifiquement africaines, mais elles s’insèrent dans des discussions coloniales et postcoloniales qui sont beaucoup plus larges. Aux États-Unis, les africanistes ont joué un rôle très important, par exemple dans le travail sur les traditions orales, sur le linguistic turn, sur ce que l’on a appelé aussi le cultural turn.
Dès lors, il faut faire la distinction entre des African studies rapportées à une réalité géographique et des African studies qui sont au carrefour de plusieurs disciplines. Dans les années 1980-1990, la crise des areas studies a porté un coup rude aux African studies. Il y a eu un fort mouvement, à la fois académique et politique, qui a consisté à dire : « C’est la fin de la guerre froide, on n’a plus besoin de tout ça. » Le nombre de postes a en conséquence considérablement diminué. Depuis quatre ou cinq ans, on assiste à un retour des études africaines, mais de manière beaucoup plus épistémologique. Maintenant, ce sont des études thématiques qui privilégient les comparaisons régionales. Les problématiques, les méthodologies et les théories se sont considérablement enrichies, sans pour autant abandonner l’approche régionale. En histoire, domaine que je connais le mieux, les chercheurs sont passés d’une approche régionale – on parlait des Amériques, de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique – à la world history. Aujourd’hui, on pose des questions tout à fait nouvelles qui mettent l’accent sur ce qu’on appelle le moment postdisciplinaire. Ceci, bien sûr, implique une redéfinition des areas studies. L’Afrique est très présente dans ce débat-là, de même que l’Asie et tout particulièrement l’Inde, parce que de nouvelles approches mises à l’épreuve dans ces régions-là et ont des conséquences en dehors de celles-ci. On peut prendre l’exemple de la comparaison entre l’Europe et la Chine, ou entre l’Europe et l’Inde, ou entre l’Afrique et l’Inde (sur le colonialisme, le nationalisme, etc.). Sheldon Pollock, ancien chef du département des Middle East and Asian Languages and Cultures, mène des études comparatives sur des questions très précises, par exemple la querelle des Anciens et des Modernes et les notions d’universalisme et de modernité en Inde et en France. On parle de modernité alternative, d’un universalisme illimité de type occidental par rapport à un universalisme fini qui reconnaît le pluralisme. C’est dans ce débat comparatif que l’Afrique joue un rôle si important.
La Vie des Idées – Dans l’introduction de l’un de vos ouvrages, vous établissez un parallèle entre l’historiographie indienne et les African studies, que vous replacez dans le mouvement des postcolonial studies. Ce sont les chercheurs indiens qui ont apporté les concepts les plus importants pour fonder ce qu’on appelle aujourd’hui les études postcoloniales. Quel est le lien entre les études africaines et la postcolonialité indienne ?
Mamadou Diouf – C’est un lien à la fois historique et épistémologique. Le lien de type historique est simple : l’un des moments fondateurs de la postcolonialité, c’est la conférence de Bandoeng en 1955, point de rencontre entre les Africains et les Asiatiques. Mais cette rencontre avait été préparée bien avant. Quand j’étais jeune, j’ai toujours entendu Senghor citer Tagore, que je ne connaissais pas. J’avais une vague idée que c’était un philosophe et un romancier bengali. Quand j’ai commencé à découvrir les areas studies, j’ai commencé à lire intensivement sur l’Inde, à découvrir Tagore et le rôle qu’il a joué dans la reconstruction du monde indien – non pas un monde qui reviendrait à sa pureté d’origine, mais le produit d’une confrontation entre un savoir vernaculaire et une culture coloniale. Tagore a énormément voyagé, il a beaucoup lu. Il a essayé de penser à la fois le nationalisme et la modernité, en partant de l’expérience indienne précoloniale et coloniale, mais sans refuser l’ouverture au monde.
Les sujets coloniaux français d’Afrique en métropole ont toujours été en conversation avec les sujets coloniaux français d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient. Il y a eu un débat constant à l’intérieur des organisations universitaires, des organisations anticoloniales, à l’intérieur du Parti communiste, et c’était la même chose en Angleterre. Cette conversation a considérablement alimenté l’idéologie, les comportements et les pratiques dans les colonies. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que, lorsqu’on commence à se poser des questions non seulement à l’intérieur de ces territoires, mais dans le positionnement de ces territoires à l’intérieur des empires, on comprend davantage. Il s’agit de comprendre comment les métropoles agissent sur les colonies, mais avant tout comment les métropoles reformulent des pratiques coloniales. Au lieu d’avoir des histoires séparées dont le seul lien est la domination, on a des histoires de transaction et de mouvement – mouvement d’hommes et de femmes, de richesses, d’idées et de pratiques. Par exemple, les formes répressives coloniales en Afrique et en Inde ont été exportées et pratiquées par des agents coloniaux de retour en métropole.
Le deuxième lien est plus épistémologique. C’est la question de savoir comment repenser une histoire dont la forme, les objets mais aussi la signification sont fortement marqués par le référent métropolitain. L’histoire-monde (die Weltgeschichte), pour reprendre la formule de Hegel, attribue aux indigènes une place hors de celle-ci tout en s’appropriant leur passé. Pour Ranajit Guha, l’historiographie peut être un acte d’expropriation [6]. À partir du moment où tous les concepts historiques et politiques que nous utilisons sont des concepts forgés ailleurs, il est indispensable de les réajuster par rapport aux expériences à analyser. C’est cela que les subaltern studies et les études postcoloniales ont ouvert : la possibilité de penser en dehors du référent – non pas refuser ce référent, mais l’engager, le repenser, reformuler les concepts à partir d’une réalité qui est autre, qui est marquée effectivement par l’expérience coloniale, mais sans se réduire uniquement à cette expérience-là. En 1492, Christophe Colomb établit le premier contact maritime avec l’Amérique. D’une certaine manière, c’est le début des colonial et des postcolonial studies : l’autre est-il uniquement produit par l’Europe ou participe-t-il aussi à sa propre production et à celle de l’Europe ? Les postcolonial studies visent à libérer le discours, la pensée et les concepts de ce piège qu’est le piège du référent.
C’est pour cette raison que les études coloniales et postcoloniales se sont préoccupées de comprendre le récit de l’histoire-monde de la philosophie des Lumières qui ramène tout à l’histoire de l’Europe : celle-ci devient le monde et perd sa propre réalité géographique pour émerger comme l’unique référence du parcours historique des sociétés humaines. Il fabrique l’universel à partir de l’expérience européenne, mais en gommant dans le même mouvement l’expérience géographique, culturelle et politique des autres. Le retour au lieu géographique n’est pas seulement intellectuel, il est aussi politique. Quand on parle des areas studies, on ne s’évertue pas seulement à comprendre un lieu ; on essaie aussi de comprendre que ce lieu est produit par un non-lieu qui s’accapare l’humanité et l’espace et qui vous renvoie toujours à sa leçon.
Les postcolonial studies, c’est la capacité de produire une narration dont la validation n’est pas exclusivement européenne. Ces mécanismes de validation, quels sont-ils ? L’un de mes collègues à Columbia, Partha Chatterjee, affirme que les études postcoloniales critiquent moins la politique de l’Europe et sa prétention universaliste que la production des lieux non-européens par les classes dirigeantes ; d’où la nécessité de retrouver un discours qui a été réprimé et subordonné à la mission pédagogique de ces classes dirigeantes. Ceci concerne autant la narration coloniale que l’histoire officielle nationaliste. La question qui se pose aujourd’hui, c’est la possibilité de produire une narration qui s’alimente de pratiques et de lieux, mais dans une perspective comparative.
La négritude et l’« universalisme africain »
La Vie des Idées – Vous êtes un enfant de la négritude : celle de Césaire, de Senghor et, par-delà leurs oppositions politiques, celle de Cheikh Anta Diop, partisan d’une histoire « négro-centrée ». Dans l’expression « identité noire » que certains intellectuels reprennent en France et ailleurs, ou dans la négritude, décelez-vous une forme de conscience nationale supraétatique ou plutôt l’un des grands thèmes de la postcolonialité, qui entre en résonance avec l’hybridation, la symbiose et le métissage ?
Mamadou Diouf – Je pense que c’est le métissage. La négritude, comme dit Senghor, est une formule réactive. La négritude senghorienne comme la négritude césairienne sont des formes de contestation et d’ouverture de la narration occidentale. Césaire et Senghor veulent remettre l’Afrique dans un texte qui l’a expulsée. Ce n’est pas une tentative de reconstruire une identité autonome, mais c’est une volonté de réécrire la narration universaliste et de replacer l’Afrique, construite comme le côté obscur des Lumières, dans cette narration. Ils refusent l’universalisme autoritaire des Lumières, ainsi que sa sélection et sa sélectivité. La négritude n’est donc pas, contrairement à ce que les gens disent, une formule essentialiste. La négritude est un discours essentialiste-critique, pour reprendre une expression de Gayatri Spivak (qui est considérée comme l’un des trois membres du triumvirat postcolonial, avec Edward Said et Homi Bhabha). La seule manière de contrer l’essentialisme des Lumières consiste à créer un contre-essentialisme, qu’elle appelle « critical-essentialism » et qui permet effectivement une posture critique radicale. Césaire défend cette idée en disant qu’il faut à la fois refuser l’universalisme abstrait et les exigences particularistes, qui sont pour ainsi dire fondamentalistes. Senghor, lui, dit que l’universalisme est un projet et que ce projet doit être alimenté. Il est alimenté par ce que Césaire appelle « les contributions au rendez-vous du donner et du recevoir », auquel toutes les sociétés doivent être invitées.
Cette logique est assez différente de celle de Cheikh Anta, même si elle peut être complémentaire. Peut-on trouver un référent qui soit pas soumis au regard européen, lequel subordonne l’Afrique ? Cette question n’appartient pas à Cheikh Anta. C’est toute la tradition intellectuelle afro-américaine qui s’est efforcée de mettre l’Afrique au début de l’histoire. Hérodote, notamment, est fasciné par l’Égypte, qu’il tient pour l’une des civilisations les plus anciennes ; l’Afrique s’inscrit aussi dans l’histoire de la chrétienté par l’intermédiaire de l’Éthiopie et de la reine de Sabah. Cela fait partie d’un discours d’intégration dans l’histoire-monde : le but, pour ces gens-là, n’était pas de forger un universalisme panafricain, mais de reconstruire un vrai universalisme à partir du faux universalisme européen.
L’œuvre de Cheikh Anta est une narration comme une autre, beaucoup plus philosophique qu’historique. Elle offre un point d’ancrage essentiel, qu’il n’est pas nécessairement important d’interroger scientifiquement, mais qui fait partie d’une bibliothèque culturelle et épistémologique absolument essentielle. Ce qui serait intéressant, ce serait de continuer ces interrogations. Malheureusement, chez ses adversaires comme chez ses partisans, le regard et l’apport critiques sont absents. Mais, intellectuellement, l’intérêt de Cheikh Anta réside dans ses formules qui sont, plus que tout autre chose, idéologiques. À quoi cette œuvre a-t-elle servi et à quoi peut-elle servir dans les débats politiques et idéologiques sur la production du savoir et le rôle du savoir dans les formes de domination ?
La Vie des Idées – Votre réponse me conduit à évoquer les visages de l’universalisme européen. On peut, si l’on veut, partir du discours prononcé à Dakar par Nicolas Sarkozy. Au-delà de la bêtise et du provincialisme qu’il exprime, on peut sentir une sorte d’angoisse à l’idée qu’il y a un universalisme en train de s’ébaucher et que cet universalisme se construit sans la France et sans l’Europe. Vous avez utilisé l’expression d’« universalisme africain » : songiez-vous à l’émergence d’une pensée qui prend sa source en Afrique et se développe dans une interaction avec les cultures non occidentales ?
Mamadou Diouf – Absolument. Mais il faut d’abord faire la distinction entre l’universalisme à la française et l’universalisme à l’anglaise, qui est très différent. Ce dernier répond à une espèce d’universalisme global, un universalisme multiculturel, aussi bien européen qu’atlantique, même s’il s’est créé sur la base d’un impérialisme culturel qui a eu vocation à détruire les cultures des autres. Certains de mes collègues évoquent aussi l’universalisme fini et convivial de l’Océan Indien. Amitav Gosh, qui préparait une thèse et qui est devenu l’un des grands romanciers indiens, a écrit un très bon livre, In an Antique Land, où il montre que l’arrivée des Portugais a détruit une culture conviviale où juifs, musulmans, hindous vivaient et échangeaient sans grande crise.
Pour revenir à cet universalisme qui s’impose à tous, surtout en France, il repose sur un refus obsessionnel, celui du communautarisme. Il se développe précisément parce que la France est devenue de fait multiculturelle – qu’on le veuille ou non, que ce multiculturalisme soit reconnu institutionnellement ou non. La France a changé et continuera à changer. Les cultures qu’on appelait « les autres » ne sont plus les cultures des autres. L’islam est une religion française, l’islam est une religion anglaise, l’islam est une religion néerlandaise. Ces gens ne sont plus des Marocains ou des Sénégalais, ils sont français et c’est cette France qu’il va falloir construire. Il va falloir incorporer leur mémoire dans les lieux de mémoire de la France, ce que Pierre Nora refuse de faire et d’admettre dans la grande somme qu’il a dirigée. Il est prêt à intégrer les mémoires des mineurs polonais et des Italiens, mais il n’est pas prêt à incorporer les mémoires des Algériens, sans doute à cause de la religion. Aujourd’hui, cette religion est française. On oublie aussi que la France du XIXe siècle s’est décrétée une puissance musulmane.
Les Français et « les autres » : il y a toujours eu des fictions qui font partie de la nation française. On aurait pu reconstruire cette nation en prenant en compte ces nouvelles additions, en reconnaissant que ces gens sont au cœur de la nation et non, comme on feint de le croire, à sa périphérie. Je crois à un universel qui se construit dans l’addition, non à un universel imposé par la force ou par la réussite, qu’on la qualifie en termes moraux, religieux ou techniques. Dans toutes les sociétés non occidentales, l’universalisme et la modernité sont arrivés accompagnés d’une seule chose, la violence. C’est pour cette raison que cet universalisme et cette modernité sont remis en cause, comme essence – non comme pratique. Aujourd’hui, l’Europe est en train de vivre une phase de transition et elle n’arrive pas à la gérer de manière sereine.
Le plus important, c’est que certains leaders européens s’en rendent compte. Sarkozy n’est donc pas important, parce qu’il répète des choses qui sont la vieille idéologie du XIXe siècle finissant ; cette idéologie a été remise en cause par les premiers intellectuels noirs en Amérique et en Europe. Ce n’est même pas la peine de répondre à Sarkozy, c’est une perte de temps. Les débats autour de la race, son importance ou sa non-importance, le fait que la race a été remise en cause par les Noirs eux-mêmes, pour revenir jouer un rôle essentiel dans la reconstruction d’une identité culturelle, reconfigurent aujourd’hui le champ de nos interrogations. Et c’est toute cette pédagogie qui est importante, parce qu’elle participe d’une reformulation de l’universel. Face à l’extraordinaire ignorance de Sarkozy, il y a des leaders, en particulier des leaders religieux comme l’archevêque de Canterburry, Rowan Williams, qui comprennent les exigences de la raison multiculturelle dans laquelle nous vivons et qui repensent l’Europe à partir de la présence de ces communautés. C’est avec des gens comme lui que se construit l’avenir.
Propos recueillis par Ivan Jablonka.
Retranscription : Florence Brigand.
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– Mamadou Diouf, West African Scholar, Selected to Lead Columbia’s Institute for African Affairs. Bollinger hails Diouf’s hiring as a critical step forward in University’s work on Africa :Columbia.edu
–Mamadou Diouf : pourquoi Sarkozy se donne-t-il le droit de nous tancer et de juger nos pratiques... sur Toulon.net
Pour citer cet article :
Ivan Jablonka, « L’Afrique et le renouvellement des sciences humaines. Entretien avec Mamadou Diouf »,
La Vie des idées
, 9 janvier 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-Afrique-et-le-renouvellement-des-sciences-humaines
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[1] « Les poissons ne peuvent pas voter un budget pour l’achat des hameçons. Espace public, corruption et constitution de l’Afrique comme objet scientifique », La Gouvernance au quotidien en Afrique, n° 23-24.
[3] L’Invention de l’Afrique, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
[4] The Great Divergence : Europe, China and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000.
[5] P. Veyne, « Clientélisme et corruption au service de l’État. La vénalité des offices dans le Bas Empire romain », Annales ESC, vol. 36, n° 3, 1981, p. 339 361.
[6] History at the Limit of World-History, New York, Columbia University Press, 2002.