Consacré aux massacres perpétrés sur l’île de Jeju en 1948, un ouvrage témoigne de l’expansion continue de l’univers de la justice transitionnelle. Cette minutieuse enquête manque cependant de réflexion sur le discours de la vérité.
À propos de : Hun Joon Kim, The Massacres at Mt. Halla : Sixty Years of Truth Seeking in South Korea, Ithaca
Consacré aux massacres perpétrés sur l’île de Jeju en 1948, un ouvrage témoigne de l’expansion continue de l’univers de la justice transitionnelle. Cette minutieuse enquête manque cependant de réflexion sur le discours de la vérité.
The Massacres at Mt. Halla emprunte son titre au cratère qui surplombe l’île volcanique de Jeju, située au large du territoire de la République de Corée (Corée du Sud) auquel elle appartient, témoignant combien « l’univers de la justice transitionnelle » est en perpétuelle expansion. La constellation des cas qui le forment s’est paradoxalement élargie dans le temps, avec la prise en compte d’expériences antérieures au XXe siècle, avant d’atteindre ce nouvel espace de déploiement des enjeux et mécanismes de la justice transitionnelle que représente l’Asie-Pacifique [1]. Au sein de la région, les processus inaugurés au Cambodge et au Timor oriental continuent à davantage retenir l’attention que ceux notamment en cours en Corée du Sud. C’est cette lacune de l’état de la recherche que le politiste Hun Joon Kim s’applique à combler [2].
L’ouvrage est ainsi consacré à l’institution que l’auteur tient pour être la première des quelque dix instances sud-coréennes établies dans la lignée des Commissions de vérité et réconciliation qu’ont contribué à diffuser les précédents de l’Argentine au début des années 1980 et de l’Afrique du Sud au milieu des années 1990 : en l’occurrence, la Commission nationale pour rétablir la vérité et l’honneur des victimes des événements de Jeju du 3 avril, ou Commission de Jeju. L’analyse est structurée autour de deux parties dont l’une explore le processus de création et l’autre de fonctionnement de cet organe qui a vu le jour en 2000, soit plus d’une décennie après la transition démocratique de 1987. Un tel décalage chronologique apparaissant atypique, Hun Joon Kim entreprend d’en exposer les ressorts. Sa thèse relative à la mobilisation persistante d’un mouvement local, capable de saisir les opportunités comme de surmonter les contraintes issues de la démocratisation, y réussit au prix d’une double cécité. Tant empirique que conceptuelle, celle-ci naît de l’insensibilité de l’ouvrage aux travaux d’anthropologie régionale et de sociologie comparée de la mémoire.
L’étude de cas proposée déborde de plusieurs manières le cadre prétendument très localisé au sein duquel elle s’insère. Les « événements » en question embrassent tout d’abord une période non pas réductible à une journée (celle du 3 avril 1948 qui sert à les désigner) mais longue de sept années (1947-1954). Cette dernière couvre l’ensemble du conflit qui s’est joué à Jeju entre groupes de guérilla pro-communistes et forces contre-insurrectionnelles gouvernementales, se soldant par la destruction d’une centaine de villages tenus pour « rebelles » par l’armée et un décompte de victimes civiles compris entre 25 000 et 30 000 sur une population insulaire d’environ 280 000 habitants à la fin des années 1940. Les dynamiques de ce conflit se rattachent ensuite à la formation même de l’État sud-coréen et à la violence constitutive de ce processus. Très vite, la division mise en place entre les deux Corée à partir de 1945 s’est en effet déplacée au sein de chacune d’elles, conduisant à l’élimination, y compris physique, des groupes inversement perçus comme autant d’ennemis de l’intérieur, que leur dangerosité fût réelle ou supposée. La question de la confrontation à cet épisode du passé est enfin indissociable de la trajectoire politique du pays. À la construction d’une mémoire officielle anti-communiste imposée sous les régimes autoritaires successifs (1948-1987), assimilant la campagne contre-insurrectionnelle de Jeju à une opération nécessaire et proportionnée pour défendre la nation, répond la difficile émergence d’une mise en récit alternative même après la transition démocratique de la fin des années 1980.
Si ces trois moments traversent tour à tour l’analyse de Hun Joon Kim, celle-ci se concentre sur la mobilisation en faveur du « rétablissement de la vérité » portée par les militants locaux contre la « distorsion » des événements de Jeju ayant dominé le discours public et historiographique depuis leur survenance. Bien qu’un tel mouvement de rectification ait brièvement fait surface dans l’interstice démocratique ouvert entre la chute de la dictature de Rhee Syngman (1948-1960) et la prise de pouvoir militaire du Général Park Chung-hee (1961-1979), il s’est surtout intensifié au lendemain du changement de régime de 1987 pour aboutir en 2000 à la création d’une Commission nationale toujours en activité. Ce faisant, l’ouvrage peut se lire comme une illustration des relations entre l’État et la société civile dont l’évolution nourrit un des pans les plus importants de la sociologie politique produite sur la Corée du Sud en langue anglaise. À cet égard, l’approche de Hun Joon Kim explore de manière classique les opportunités et contraintes liées à l’amorce puis à la maturation de l’expérience démocratique sud-coréenne, une transformation ayant rendu possible les mesures de justice transitionnelle que seule la persévérance des activistes de Jeju (étudiants, journalistes, chercheurs, défenseurs des droits de l’homme et, dans une moindre mesure, victimes) a néanmoins fait advenir. La longue décennie écoulée entre l’institutionnalisation de la démocratie et celle de la Commission atteste ainsi des obstacles variés, de l’indifférence ou de l’ignorance collectives à la résistance continue opposée par l’armée, la police et les groupes politiques conservateurs, dont ont eu à s’affranchir les militants pour que soit finalement reconnue « la vérité ».
Cette notion de vérité à laquelle Hun Joon Kim souscrit sans réserve contribue cependant à éroder la qualité de son enquête, par ailleurs minutieuse. Elle l’empêche notamment de problématiser son sujet dans les termes offerts par l’analyse comparée des conflits et politiques de la mémoire, appauvrissant les outils conceptuels à sa portée pour décrire l’ambivalence des dynamiques qu’il observe. Ironiquement, la difficulté que rencontre à ce titre l’auteur provient tout autant de l’absence de recul avec laquelle il adhère au discours articulé par les acteurs dont il restitue le combat que de la sélectivité avec laquelle il s’approprie leur répertoire, évacuant les traces de l’apparente irrationalité qui l’imprègne. L’entreprise de dévoilement de la vérité à laquelle participe l’ouvrage se heurte donc à sa propre incapacité à surmonter le régime de visibilité et d’invisibilité qu’il dénonce. D’une part, l’analyse ne perçoit qu’imparfaitement combien la visibilité du discours contre-insurrectionnel s’est maintenue si longtemps non pas à cause de limites dont la démocratie sud-coréenne aurait fini par triompher mais en raison d’une économie répressive dont le dispositif est toujours en vigueur, permettant la criminalisation au nom de la sécurité nationale d’énoncés menaçant une certaine idée de ce que le « national » est. D’autre part, la démonstration par l’auteur de l’invisibilité à laquelle ont été voués dans la sphère publique pré- et même post-transitionnelle les massacres de Jeju et leurs victimes butte sur son refus de prendre en considération la survivance spectrale de ces dernières, leurs fantômes n’ayant eu de cesse de hanter les mémoires privées comme le réitèrent les entretiens menés par Hun Joon Kim auprès des descendants et militants.
La rectitude de la perspective adoptée (celle du rétablissement de la vérité contre ses distorsions) met en conséquence l’argumentation face à des enjeux narratifs et socio-culturels qui l’embarrassent ou la dépassent, l’auteur doutant qu’il puisse exister « a proper social science explanation » pour dissiper cette présence sépulcrale invoquée par les différents acteurs du mouvement comme le motif de leur engagement (p. 168). Les fantômes peuplent cependant une littérature ethnographique abondante, non seulement consacrée à la Corée du Sud mais plus spécifiquement à l’île de Jeju qui a entre autres développé au fil des siècles son propre registre de croyances et pratiques chamaniques autour des morts et de leurs esprits [3]. Ces figures s’inscrivent notamment dans le cadre d’une longue tradition autochtone de résistance culturelle et politique au pouvoir central qu’une analyse moins éprise de vérité aurait pu intégrer comme le suggèrent les travaux de Seong-Nae Kim auxquels jamais Hun Joon Kim ne fait référence. Dans un autre contexte qui est celui du Vietnam contemporain, l’anthropologue Heonik Kwon se confronte lui aussi à cette dimension spectrale inscrite non seulement dans le discours des individus mais également dans leur environnement au travers des tombeaux et lieux de culte. Kwon y décèle « a manifestation of the complications in social Memory » provoquée par les contradictions entre l’expérience vécue de la guerre et sa mise en récit officielle, les victimes qu’elle exclut se transformant en autant de « politically engendered ghosts » [4]. L’occultation qui caractérise la relation de l’ouvrage aux revenants rejoint donc son évitement de la question mémorielle comme processus de construction socio-politique et non simple enjeu de vérité.
par , le 14 janvier 2016
Justine Guichard, « Justice transitionnelle en Corée du Sud », La Vie des idées , 14 janvier 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Justice-transitionnelle-en-Coree-du-Sud
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[1] Jon Elster, Closing the Books : Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2004. Tout en identifiant aux côtés d’une trentaine de cas contemporains une variété de précédents historiques (de la cité d’Athènes entre 411 et 403 avant J.-C. aux restaurations monarchiques anglaise et française de 1660 et 1814-1815), Elster s’autorise « the omission of recent and ongoing Asian processes (Cambodia, East Timor, and South Korea) » (p. 47).
[2] Voir notamment le volume collectif paru en 2014 que Kim a co-dirigé et au sein duquel il signe un chapitre de synthèse dédié à la justice transitionnelle en Corée du Sud. Renée Jeffery, Hun Joon Kim (dir.), Transitional Justice in the Asia-Pacific, New York, Cambridge University Press, 2014.
[3] Sur la Corée du Sud contemporaine, voir les travaux de Laurel Kendall (notamment Shamans, Nostalgias, and the IMF : South Korean Popular Religion in Motion, Honolulu, University of Hawaii Press, 2009, enquête qui répond au premier ouvrage de l’auteur, Shamans, Housewives, and Other Restless Spirits : Women in Korean Ritual Life, Honolulu, University of Hawaii Press, 1985) et sur Jeju voir les travaux de Seong-Nae Kim (notamment « Lamentations of the Dead : The Historical Imagery of Violence on Cheju Island, South Korea », Journal of Ritual Studies, Vol.3, No.2, 1989, p. 251–86 ; « Mourning Korean Modernity in the Memory of the Cheju April Third Incident », Inter-Asia Cultural Studies, Vol.1, No.3, 2000, p. 461–76 ; « Shamanic Epics and Narrative Construction of Identity on Cheju Island », Asian Folklore Studies, Vol.63, No.1, 2004, p. 57–78.
[4] Heonik Kwon, « The Ghosts of War and the Spirit of Cosmopolitanism », History of Religions, Vol. Ò48, No.1, 2008, p. 32 et p. 30 respectivement.