Des Israéliens choisissent de vivre à Berlin. Une communauté est en train de renaître en Allemagne, là même où la Shoah avait été conçue et perpétrée. Ce pays peut-il donc redevenir une patrie pour les Juifs ?
À propos des livres de Michael Brenner, Juliane Berndt, et Andrea Sinn
Des Israéliens choisissent de vivre à Berlin. Une communauté est en train de renaître en Allemagne, là même où la Shoah avait été conçue et perpétrée. Ce pays peut-il donc redevenir une patrie pour les Juifs ?
– Michael Brenner (ed.), Geschichte der Juden in Deutschland seit 1945 : Politik, Kultur und Gesellschaft, Munich, CH Beck, 2012, 542 pages.
– Juliane Berndt, « Ich weiß, ich bin kein Bequemer ... » : Heinz Galinski - Mahner, Streiter, Stimme der Überlebenden, Berlin, Be.Bra Verlag, 2012, 333 pages.
– Andrea Sinn, Jüdische Politik und Presse in der frühen Bundesrepublik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014, 400 pages.
Anomalie de l’Histoire : la présence juive en Allemagne s’est maintenue après 1945, avant même de s’amplifier depuis 1990 et la réunification. Au grand dam d’Israël, un nombre important de Juifs d’ex-URSS a préféré s’installer en RFA plutôt que de le rejoindre. En 1996 encore, le président israélien de l’époque, Ezer Weizman, avait considéré, lors d’une visite officielle en Allemagne, que les Juifs n’y avaient pas d’avenir. Pour l’État hébreu, la situation est devenue plus inconfortable encore ces dernières années : un nombre significatif d’Israéliens, d’origine allemande ou pas, s’est installé en Allemagne, choisissant en particulier Berlin. La capitale allemande, centre de conception de la « Solution finale » du temps du Troisième Reich, est aujourd’hui appréciée pour son niveau de vie plus abordable que celui de Tel Aviv, mais surtout pour une ambiance jugée particulièrement inspirante, notamment par les artistes israéliens qui optent pour une résidence durable [1]. Confrontée au regain d’actes antisémites, violents voire sanglants, la communauté juive allemande fait l’objet des mêmes rappels que les autres Juifs européens de la part d’Israël : à terme, c’est l’option d’une alyah (immigration en Israël) qui devrait prévaloir selon les dirigeants israéliens. Mais pour les Juifs installés en Allemagne, s’il faut peut-être se faire discret et éviter une trop grande visibilité dans des quartiers hostiles, ainsi du nouveau président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, Josef Schuster, il ne peut s’agir de fuir l’Allemagne, ou l’Europe.
Le contexte actuel, soixante-dix ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’ouverture des camps, en une année 2015 marquée par le cinquantenaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la RFA et Israël, est l’occasion de revenir sur l’histoire de la présence juive en territoire allemand depuis 1945. Un phénomène relativement méconnu en France, qui a fait l’objet ces dernières années de plusieurs études en langue allemande, revenant sur l’ensemble de cette histoire ou sur certaines figures clés de la communauté.
Une série d’études parues dans les années 2000 ont décrit le renouveau de la vie juive en Allemagne dans l’immédiat après Deuxième Guerre mondiale. De façon éloquente et évidente, les auteurs insistent sur la fracture constituée par la Shoah, comme rupture avec une histoire souvent décrite avant cela comme idéale. Selon eux, dans cette période « post-Shoah » [2], l’Allemagne devrait apparaître comme une « patrie impossible » [3]. Or, si l’on doit parler d’un « impossible retour » [4], celui-ci s’effectue bel et bien, et l’Allemagne continue de constituer une patrie pour des Juifs après la catastrophe.
Michael Brenner, professeur d’études juives à l’université de Munich, a dirigé un ouvrage collectif portant sur l’histoire des Juifs en Allemagne de 1945 à nos jours [5]. Le titre du volume — Geschichte der Juden in Deutschland seit 1945 — reflète la réalité dont se revendiquent les Juifs d’Allemagne, à partir du moment où se concrétise là une communauté : on parle désormais de Juifs en Allemagne, et non de Juifs allemands. Avant cette stabilisation, c’est le provisoire qui s’impose. Après la persécution et l’extermination, après l’ouverture des camps, les Juifs qui se retrouvent sur le territoire allemand, occupé par les Alliés, sont regroupés dans des camps de « personnes déplacées » (Displaced Persons, ou DPs). Cette population est estimée à environ 120 000 personnes, à comparer avec les 500 000 personnes composant la communauté juive allemande avant 1933). Les Juifs que l’on trouve en Allemagne après 1945 n’ont dans la majorité plus rien de commun avec cette ancienne communauté : la plupart de ses membres a quitté l’Allemagne avant la fermeture définitive des voies d’exil, ou ont été exterminés ; une toute petite minorité a échappé à la mort en vivant clandestinement, notamment à Berlin [6]. Une vie juive se met en place dans les camps (Bergen Belsen en zone britannique, Föhrenwald en zone américaine), avec des organes de presse, des associations caritatives, et surtout une vive propagande sioniste en leur direction. De fait, nombre d’entre eux prennent peu de temps plus tard la route de l’exil, notamment vers la Palestine, puis Israël. Progressivement une vie juive renaît aussi dans les villes allemandes en ruines, avec une reconstruction souvent due à des Juifs allemands ayant survécu à leur déportation ou qui effectuent alors leur « rémigration ». On passe alors de l’anathème des premiers temps, avec une vie juive considérée alors comme impensable dans un pays d’où est sorti le plan, presque abouti, de destruction du judaïsme européen, à une réinstallation, même très réduite [7].
En RFA, les effectifs se stabilisent à 30 000 personnes, chiffre constant jusqu’en 1990, et dont la petitesse par rapport aux effectifs d’avant 1933 permet de saisir l’ampleur du désastre. La communauté est-allemande se réduit, elle, à quelques centaines de personnes. Si l’on peut parler alors d’une communauté juive en Allemagne, celle-ci est majoritairement ouest-allemande, la petite communauté de RDA connaissant une situation très difficile, soumise qu’elle est longtemps à l’antisionisme/antisémitisme régnant dans les « démocraties populaires ». En RFA, le maintien et l’installation de la communauté se fait de façon discrète (M. Brenner parle de « présence absente ») mais ferme. Elle demeure réduite en nombre, mais elle est fortement engagée dans la construction d’une nouvelle démocratie en terre allemande, dont elle devient en quelque sorte l’illustration par excellence, parfois à son corps défendant lorsqu’elle devient un faire-valoir ouest-allemand à l’étranger : son existence-même est utilisée par les autorités de Bonn pour démontrer la réalité et la bonne santé de la « nouvelle Allemagne ».
Deux personnes fondatrices de la nouvelle vie juive en Allemagne après 1945 illustrent cette renaissance, elles sont au centre de la récente étude d’Andrea Sinn [8] : le juriste Hendrik van Dam et le journaliste Karl Marx. Ils sont symboliques de la dichotomie existant entre la communauté juive de RFA après 1945, majoritairement originaire d’Europe orientale, et ses porte-parole, majoritairement, sinon exclusivement juifs allemands. Il revient aux seconds d’incarner et de représenter la communauté juive ouest-allemande, pour dialoguer avec les autorités. Hendrik van Dam et Karl Marx se complètent : le premier doit structurer la communauté ; le deuxième contribue à redonner une vie et un sens à une communauté en quête d’unité et d’identité.
Une organisation représentative existe dès août 1947, pour notamment faire avancer des revendications d’indemnisation et de réparation. La représentativité est d’abord pensée pour dialoguer avec les autorités d’occupation, interlocuteurs incontournables des DPs. Avec l’instauration d’autorités allemandes, locales, puis fédérales (création de la RFA en mai 1949), c’est la conception des Juifs allemands qui s’impose face à celle des DPs : s’il faut être représenté auprès d’instances, ce doit être auprès des allemandes. Par ailleurs, la représentation est primordiale pour exister face aux organisations juives mondiales. C’est à cette fin que le 19 juillet 1950 est créé le Zentralrat der Juden in Deutschland (Conseil central des Juifs en Allemagne) : la désignation répond à la fois à la volonté de représenter ces personnes, et d’indiquer qu’elles sont établies en Allemagne, pour une durée non déterminée.
Une fois la défaite de l’Allemagne consommée, Marx et van Dam « rémigrent ». Leur rôle dans la stabilisation de la communauté prolonge leur action de l’immédiat après-guerre. Marx avait mis en place en zone britannique un organe de presse juif, destiné à l’information interne et au contact avec le monde extérieur. Son journal, sous diverses dénominations, existe encore à l’heure actuelle et continue d’être l’organe d’expression de la communauté et des thèmes juifs en Allemagne. Van Dam s’était mis au service de la reconstruction de la vie juive en zone britannique, comme conseiller juridique : à ce titre il a eu le souci d’unifier les efforts pour représenter les intérêts juifs, notamment en matière de relations avec la justice allemande, en vue de l’obtention de réparations. Son activité et sa personnalité font de lui le parfait candidat lorsqu’il s’agit de désigner le secrétaire général du Zentralrat en train de se monter. Il en accepte la charge le 15 octobre 1950.
L’action de ces deux personnages passe par les organismes qu’ils mettent en place. Pour Marx c’est le journal Jüdische Allgemeine : sa vocation est d’assurer la jonction entre les institutions et les individus. Il se focalise sur les thématiques de la Wiedergutmachung (réparations aux Juifs) et des suites de la Shoah (procès, commémorations...). Marx est aussi soucieux de se poser comme l’un des porte-parole de la communauté : son entregent lui permet d’entrer en contact avec de hauts-responsables ouest-allemands. En retour, ces responsables de tous bords utilisent son journal comme relais d’information — sinon de propagande — auprès des Juifs, en Allemagne et ailleurs : c’est dans les colonnes de l’Allgemeine que Konrad Adenauer évoque pour la première fois sa disposition à engager des négociations en vue d’une réparation aux Juifs, avec une proposition chiffrée (27 novembre 1949). Par ailleurs, Marx y affirme la solidarité des Juifs de RFA avec le reste de la diaspora et le nouvel État d’Israël, des proclamations d’attachement dont il attend en retour une bienveillance de leur part envers la communauté qui s’installe à demeure.
À la tête du Zentralrat, Van Dam dirige une organisation qui doit contrer l’isolement voulu par les organisations juives mondiales ; et regrouper les efforts en vue des négociations sur les réparations. L’entité est d’abord fragile, ne disposant pas des ressources nécessaires à sa marche quotidienne. Il faut attendre le début effectif du paiement des réparations (après la conclusion de l’accord de Luxembourg, 10 septembre 1952) et l’entrée en vigueur du parlement ouest-allemand pour que sa situation soit stabilisée ; avec désormais une organisation représentant les Juifs ouest-allemands auprès d’autorités fédérales qui la subventionnent.
L’Allgemeine et le Zentralrat deviennent les preuves de la possibilité d’être juif dans la nouvelle démocratie ouest-allemande. Le Zentralrat entre dans l’histoire comme la première institution juive centrale émanant de la volonté des Juifs d’Allemagne eux-mêmes, à la différence de ses prédécesseurs. Il va s’installer dans le paysage ouest-allemand et sur la scène internationale. Si van Dam et le Zentralrat se concentrent sur les réparations et saluent le volontarisme des autorités fédérales, ils remplissent également la fonction de vigie, avec leurs mises en garde régulières contre le maintien de manifestations antisémites. Les alertes sont régulières, notamment au tournant 1959-1960, lorsque le territoire ouest-allemand est marqué par une vague d’incidents antijuives, dans une Allemagne encore marquée par une phase de « restauration » (Norbert Frei), qui n’a pas encore été soumise à l’électrochoc des procès Eichmann (1960-1962) et d’Auschwitz (1964-1965).
Ce sont encore ces deux hommes qui, dans la première décennie, président à la commémoration de la Shoah, avant l’appropriation très progressive de cette commémoration par certaines personnalités politiques (1958), puis par les autorités fédérales (en 1978 est célébrée la première commémoration unifiée sur le territoire ouest-allemand de la « Nuit de Cristal »). L’assise acquise de haute lutte ne se fait toutefois pas sans discussions : la communauté et ses instances sont en quête de normalisation, qu’il s’agisse de leurs relations avec leur environnement ouest-allemand, l’État d’Israël, ou le reste de la communauté juive mondiale. L’impression d’ensemble est le porte-à-faux, et la chose est rendue d’autant plus difficile lorsqu’il faut en outre contrer les accusations de double-loyauté proférées par les antisémites.
L’action politique se fait aussi en direction de l’extérieur de la communauté, lorsqu’il faut accréditer la thèse selon laquelle une vie juive en RFA est acceptable. En ce sens, la question des réparations devient l’étalon de l’efficacité et le principal biais d’action du Zentralrat et de l’Allgemeine. Karl Marx développe des liens, aussi amicaux, avec des personnalités ouest-allemandes. Ainsi le premier président de la RFA, Theodor Heuss, très sensible à la question du judaïsme et d’Israël [9], et dont Marx relaie la notion de Kollektivscham (« honte collective ») en lieu et place d’une Kollektivschuld (« culpabilité collective »).
C’est dans ce contexte que se construit la nouvelle identité juive (ouest-)allemande, entre rappel du passé et nouvelle conscience de soi, avec régulièrement la résurgence d’une mauvaise conscience et le souci de justifier cette poursuite d’une vie juive en RFA. A cette fin, Marx et van Dam appuient les initiatives visant à l’établissement d’un état d’esprit philosémite (notamment par le biais des relais des amitiés judéo-chrétiennes), et à la lutte contre le fort antisémitisme résiduel. En contact avec des diplomates israéliens, ils sont des alliés constants d’Israël, qu’ils soutiennent financièrement. Vivant proches de leurs valises, « au cas où », ils sont les avocats d’une vie juive renouvelée, dans une Allemagne démocratique qui entretient de bonnes relations avec l’État hébreu. Ce dernier reçoit leur appui, notamment dans les moments de forte tension : de ce point de vue la guerre des Six jours est un point d’orgue, avec un fort attachement proclamé, en parallèle à l’enthousiasme que manifeste la population ouest-allemande envers Israël.
Le troisième temps de l’histoire des Juifs d’Allemagne après 1945 est marqué par une RFA où les générations se succèdent, celle des enfants prenant le relais de parents qui ont été adultes pendant le Troisième Reich. La jeunesse ouest-allemande veut alors en savoir plus sur les actions de ses parents au temps du nazisme : cette interrogation qui met en cause et crée de la distance, accentue le rapprochement avec la communauté juive. En même temps la contestation post-1968 s’applique aussi aux Juifs : si Israël reçoit les suffrages des Allemands lors de sa victoire éclair de juin 1967, les critiques s’accumulent lorsque l’occupation des territoires palestiniens se pérennise. Dans un élan de solidarité avec les mouvements de libération, la cause palestinienne devient un symbole qui peut difficilement s’accommoder d’une solidarité poursuivie avec l’État qui se veut le représentant des Juifs exterminés dans la Shoah. En même temps, les relations germano-israéliennes désormais officielles (1965), peuvent être délicates (comme le montrent la fraîcheur des contacts entre Helmut Schmidt et Menahem Begin, puis l’impact désastreux des gaffes de Helmut Kohl, qui vanta la « grâce de la naissance tardive »).
Le personnage de Heinz Galinski, dont Juliane Berndt offre la première biographie, marque cette nouvelle période [10]. Juif allemand, ayant grandi en Allemagne, survivant d’Auschwitz-Birkenau, il s’installe en 1945 à Berlin. Responsable de la communauté juive de Berlin-Ouest, il incarne la spécificité de cette communauté dans ce qui est alors un îlot occidental au milieu de la RDA. Après avoir été pressenti pour prendre la tête de la communauté juive de RFA, il fait partie de ses instances de direction : il doit attendre 1988 pour en prendre la présidence, succédant à Werner Nachmann qui avait dû démissionner pour détournement de fonds liés aux réparations. Sa place est importante dans la communauté, mais surtout dans la vie politique ouest-allemande : « lanceur d’alerte, débatteur, voix des survivants », il n’hésite pas à intervenir dans les débats, politiques, sociétaux et culturels. Autorité morale, il en appelle à une lutte incessante contre tout regain d’antisémitisme en terre allemande, aux motivations néo-nazies ou d’extrême gauche, sur fond de conflit israélo-arabe. 1970 est ainsi marqué par un incendie criminel perpétré à l’encontre d’une maison de retraite juive de Munich, au cours duquel meurent sept pensionnaires, tous survivants de la Shoah. Galinski souligne l’importance de garder vive la mémoire de l’antisémitisme d’État et de la Shoah, dont les Juifs allemands furent les premières victimes. Il en appelle aussi au maintien d’une vie juive en Allemagne après la catastrophe, afin de contrer l’entreprise exterminationniste des nazis : non, l’Allemagne ne sera jamais « vide de ses Juifs ». Des Juifs qui obtiennent, grâce à lui, des indemnisations, et contribuent à conforter la nouvelle démocratie allemande. Galinski, à l’instar de la communauté, participe activement aux débats des années 1960 et 1970 sur le report d’abord, et l’abandon ensuite de toute prescription pour les crimes nazis. Visible dans le débat public, Galinski fait l’objet d’attaques, verbales ou physiques. Celles-ci émanent d’abord de cercles « traditionnels », à l’extrême-droite) ; progressivement elles sont le fruit de l’action combinée d’extrémistes de gauche qui se font les portefaix et les instruments des terroristes palestiniens, qui n’hésitent pas à agir directement sur le sol ouest-allemand (ainsi lors des jeux olympiques de Munich en septembre 1972). En charge de Berlin-Ouest, Galinski est aussi soucieux du devenir des Juifs de Berlin-Est et de RDA, en dépit de ses méfiances à l’encontre du régime est-allemand [11]. Il lui revient, après la réunification, de préparer la venue en Allemagne des Juifs d’ex-URSS désireux de s’établir en Allemagne : ce qu’ils feront en masse, revigorant une communauté sur les destinées de laquelle il a veillé pendant près de 5 décennies.
Les Juifs de RFA accompagnent de près les bouleversements dus à la chute du rideau de fer, puis du mur de Berlin. L’Allemagne réunifiée est certes synonyme d’une plus grande Allemagne, rappelant d’effrayants souvenirs. Mais la conduite de l’opération par Helmut Kohl est rassurante et réussie, ce qui conforte la foi des Juifs d’Allemagne en une démocratie désormais aussi valable pour l’ensemble du territoire allemand. Certes le président israélien Ezer Weizman, en visite en RFA en 1996, indique que les Juifs n’ont pas d’avenir en Allemagne. Mais cette opinion, habituelle de la part d’un responsable d’un État qui a vocation à appeler à l’émigration les Juifs de la diaspora, n’engage que lui.
Un temps, une réflexion s’engage sur une nouvelle désignation du Zentralrat, visant à marquer la fin d’une période : ne faudrait-il pas signifier que si longtemps les Juifs d’Allemagne ont vécu « assis sur leurs valises », ils sont désormais établis à demeure ; et qu’après avoir parlé de Juifs en Allemagne, il serait désormais possible de parler de Juifs d’Allemagne [12] ? C’est ce que signifie aussi la naissance de ce que l’on peut appeler une littérature juive allemande, avec des auteurs juifs utilisant des thèmes juifs dans des ouvrages qu’ils rédigent en allemand et publient en allemand : Barbara Honigmann ou Maxim Biller sont deux représentants phares de cette nouvelle génération d’écrivains juifs allemands.
L’activisme demeure cependant à l’ordre du jour, sous la conduite de Heinz Galinski, et de ses successeurs (Ignatz Bubis, Paul Spiegel, Charlotte Knobloch, Dieter Graumann, et Josef Schuster). Les Juifs allemands n’hésitent pas à se faire entendre dans le débat politique, pour lutter contre l’antisémitisme et mettre en garde contre toute dérive qui ferait oublier à l’Allemagne, en particulier depuis la réunification, ses responsabilités historiques. De fait, certains développements récents peuvent susciter inquiétude : l’historicisation du national-socialisme, son entrée dans l’Histoire, et l’acceptation générale apparente de la responsabilité de l’Allemagne dans cette Histoire, s’accompagnent de la tentation d’ériger en victimes de la guerre les Allemands aussi, dans une sorte de concurrence des victimes. À ce titre, certaines affaires du tournant des années 2000 constituent des retours de bâtons inquiétants. L’écrivain Martin Walser mène ainsi plusieurs polémiques. Il débat vivement avec Ignatz Bubis, qui réfute la formule — maladroite — qu’il avait eue pour condamner l’usage de la « massue morale d’Auschwitz » à l’encontre de l’Allemagne, visant selon lui à la brider systématiquement au nom de la culpabilité passée. Par ailleurs, son roman Mort d’un critique met en scène une figure ressemblant étrangement au très célèbre critique littéraire Marcel Reich-Ranicki, présenté là comme un Juif lubrique et tout puissant. Tandis que des hommes politiques de droite n’hésitent pas à utiliser une rhétorique frisant l’antisémitisme pour tenter, mais en vain, de s’attirer les suffrages d’une population de plus en plus critique à l’encontre d’Israël (notamment lors de la deuxième intifada) et nourrissant un certain ressentiment à l’encontre des Juifs [13].
Pour la communauté juive d’Allemagne, la dernière décennie est marquée par des motifs d’espoir d’une part, et de préoccupation de l’autre. L’intérêt des non-Juifs pour le judaïsme n’a jamais été aussi fort (comme le manifestent l’inauguration du musée juif de Berlin en 1999-2001, l’essor des études juives dans les universités, le « revival » de la culture yiddish et de la musique klezmer). En parallèle à l’historicisation du national-socialisme et de ses crimes, la mémoire de la Shoah est intégrée dans l’identité allemande (avec l’inauguration du mémorial aux Juifs d’Europe assassinés en 2005, le discours de Joachim Gauck le 27 janvier 2015, dans lequel il affirme que « sans Auschwitz il n’y a pas d’identité allemande » aujourd’hui). Par ailleurs, l’arrivée de très nombreux Juifs en provenance de l’ex-URSS dans les années 1990-2000 conduit à une redéfinition de l’identité juive en Allemagne, finement analysée par M. Brenner : la communauté juive allemande retrouve sa diversité passée, divisée entre orthodoxes et libéraux, entre religieux et laïcs, entre sionistes et indifférents, entre Allemands et Russes, et désormais Israéliens, qui s’installent en masse à Berlin [14].
Plus que jamais cette communauté, dont les effectifs sont estimés entre 100 et 150 000 personnes, est aujourd’hui mise en avant par les politiques pour mesurer la bonne santé, ou non, de la démocratie. Or l’Allemagne, comme le reste de l’Europe occidentale, est désormais marquée par des incidents antisémites : des Juifs « visibles », un rabbin ou des fidèles porteurs de kippa sont brutalisés par des groupes de jeunes manifestement originaires du Moyen-Orient, à Berlin en septembre 2012 ; des slogans antijuifs sont lancés au cours des manifestations organisées contre les représailles israéliennes contre la bande de Gaza durant l’été 2014 ; des néo-nazis profanent des sites juifs ou des mémoriaux liés à la Shoah [15]. Dans ce contexte menaçant, place est donc à une attitude défensive, pour elle-même comme pour Israël : face à la menace iranienne, la communauté juive allemande est à l’unisson de la Chancelière Angela Merkel, lorsqu’elle affiche que la sécurité d’Israël est « raison d’État » en RFA.
par , le 11 mai 2015
Dominique Trimbur, « Juifs en Allemagne : une anomalie ? », La Vie des idées , 11 mai 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Juifs-en-Allemagne-une-anomalie
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[1] Voir le récent ouvrage collectif d’écrivains israéliens et allemands : Norbert Kron, Amichai Shalev, Wir vergessen nicht, wir gehen tanzen — Israelische und deutsche Autoren schreiben über das andere Land, Francfort, S. Fischer, 2015.
[2] Jay Howard Geller, Jews in post-Holocaust Germany, 1945-1953, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
[3] Anthony Kauders, Unmögliche Heimat : eine deutsch-jüdische Geschichte der Bundesrepublik, Munich, DVA, 2007.
[4] Olivier Guez, L’impossible retour : une histoire des Juifs en Allemagne depuis 1945, Paris, Flammarion, 2007.
[5] Michael Brenner (ed.), Geschichte der Juden in Deutschland seit 1945 : Politik, Kultur und Gesellschaft, Munich, CH Beck, 2012.
[6] On consultera à ce titre l’autobiographie d’Inge Deutschkron : Überleben als Verpflichtung — Den Nazi-Mördern entkommen, Kevelaer, Butzon-Bercker, 2010.
[7] À propos de l’anathème, voir Dan Diner, Rituelle Distanz — Israels deutsche Frage, Munich, DVA, 2015.
[8] Andrea Sinn, Jüdische Politik und Presse in der frühen Bundesrepublik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014.
[9] Karl-Josef Kuschel, Theodor Heuss, die Schoah, das Judentum, Israel : ein Versuch, Tübingen, Klöpfer & Meyer, 2013.
[10] Juliane Berndt, « Ich weiß, ich bin kein Bequemer... » : Heinz Galinski - Mahner, Streiter, Stimme der Überlebenden, Berlin, Be.Bra Verlag, 2012. ; et « Le lien restauré entre Berlin et « ses » Juifs après 1945 », in Laurence Guillon/Heidi Knörzer (dir.), Berlin et les Juifs, XIXe-XXIe siècles, Paris, Editions de l’Eclat, 2014, p. 163-178.
[11] Voir aussi Laurence Duchaine-Guillon, La vie juive à Berlin après 1945 : entre Est et Ouest, Paris, CNRS-éditions, 2012.
[12] On en reste toutefois à l’appellation initiale.
[13] Voir notre article : « L’Allemagne et sa communauté juive aujourd’hui : entre normalité et spécificité », in Études germaniques, 59-2 (avril-juin 2004), p. 415-447.
[14] Voir Sophie Zimmer, « À la recherche d’un judaïsme perdu ? Berlin après 1989 » et « Les "derniers Berlinois : les Israéliens dans la capitale allemande au XXIe siècle », in Berlin et les Juifs, XIXe-XXIe siècles,op. cit., p. 179-190 et 191-202 ; de la même : « Berlin in der zeitgenössischen israelischen Literatur des 21. Jahrhunderts - Zwischen Erinnerung und Wiedervereinigung », in Laurence Guillon/Katja Schubert (dir.), Deutschland und Israel/Palästina von 1945 bis heute, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2014, pp. 161-181.
[15] Pour la seule année 2014, voir l’inventaire présenté en ligne par la fondation Amadeu-Antonio de Berlin (consulté le 27 avril 2015).