Il est impossible de dire avec certitude de quel camp il est, de quelle Amérique il se réclame. Les tensions, changements et contradictions de la société s’incarnent chez ce vieil homme qui personnifie à la fois l’Amérique surannée de l’ordre à la Nixon et qui défend pourtant les positions qui furent celles des contestataires à la fin des années soixante. Portrait d’un homme-symbole.
Texte à paraître dans Homérique Amérique, de Sylvie Laurent, Editions du Seuil, 18 septembre 2008.
Le mythe de l’âge d’or brisé par un pays-Prométhée, qui vola le feu par arrogance, est un des grands lieux communs de la littérature et de la culture populaire américaines. Il prend bien sûr un visage particulier après les deux mandats de George W. Bush qui laissent un pays amer, égaré et en quête de réhabilitation morale. Sortir enfin la nation américaine de ces âges obscurs est le mandat difficile que l’on confie aux candidats en lice pour l’élection de l’automne prochain. La nostalgie pour un temps béni se traduit, dans l’imaginaire des baby boomers comme dans celui de leurs enfants, par la rémanence des années 1960, époque de la rédemption envisagée et de l’espoir. On croit voir en Barack Obama l’incarnation tant attendue des idéaux de l’époque, à la fois Kennedy et King. L’Amérique espérait en effet réaliser sa légende : assurer l’égalité entre les hommes, blancs ou noirs, entre les hommes et les femmes ; donner à la jeunesse la place qui doit lui revenir dans un pays juvénile, contestataire par essence et avide de changement ; se soucier des pauvres, minoritaires et marginaux… la réalisation du bonheur universel promis naguère.
L’idéalisme américain vint alors se fracturer sur les berges du Vietnam, guerre bourbier qui, après la guerre civile et avant la deuxième guerre d’Irak, divisa l’Amérique sur son degré de civilité. On s’interroge alors : « qui sont les salauds ? ». La fin des années 60 retourna le paradigme de l’élection divine du pays : après avoir vu assassiner son président, le frère de ce dernier et le combattant des droits des Noirs, l’Amérique disgraciée et déchue se condamna à voir dévorer son foie par les hélicoptères hurlants du Vietnam. Cet espoir ressuscité est donc indissociable d’une mémoire troublée. John McCain, le plus âgé des candidats, est donc paradoxalement celui qui entretient le plus le souvenir nébuleux d’une adolescence de l’Amérique, entre révolte, confusion et désillusion.
Si la campagne pour l’élection présidentielle de 2004 fut hantée par le spectre de la guerre du Vietnam [1], John Kerry incarnant la conscience torturée du héros de la sale guerre, celle de 2008 fait remonter l’époque dans son ensemble. On ne peut, outre-atlantique, célébrer avec irénisme une année 68 qui fut celle de la tragique offensive du Têt, mais on ne peut non plus l’oublier. Les sixties dont on voit perpétuellement resurgir le fantôme dans la vie culturelle et politique des Etats-Unis sont celles de la légende et de la faute. Années du rêve différé, elles réapparaissent comme le moment d’une exaltation douloureuse dont il faut s’inspirer mais aussi éviter de se réclamer.
Lors des élections présidentielles de 1992, on vit s’affronter un vétéran héroïque de la deuxième guerre mondiale et un jeune candidat qui refusa d’aller se battre au Vietnam. En 2004, un vétéran du Vietnam bardé de médailles fut battu par un privilégié, qui s’assura de ne pas aller y risquer sa vie. Dans les deux cas, les resquilleurs l’ont emporté. Une coïncidence peut-être, mais on pourrait aussi y voir le refus du pays de valider, par son bulletin de vote, l’engagement dont il fut alors coupable. En 2004, le spectre du Vietnam hanta la campagne et pris le visage des anciens camarades de combat de John Kerry, les « Swift Boat Veterans for Truth », chargés de faire de lui un traître, non parce qu’il a combattu, mais parce qu’il condamna la guerre à son retour. La plaie du Vietnam est alors au cœur d’un roman qui fut unanimement salué par la critique, Wisconsin, dans lequel Mary Relindes Ellis [2], en donnant une voix à un jeune soldat tué devenu fantôme qui hante les vivants, rappelle l’impossible cicatrisation. Le pire portait alors le nom de Khe Sanh.
En 2008, la guerre indigne n’est plus le Vietnam mais l’Irak et alors que l’énième réédition du film Rambo – narrant la folie d’un mercenaire chargé d’aller récupérer les « M.I.A. » (Missing in Action), soldats que l’on croit toujours prisonniers dans la jungle vietnamienne [3] – paraît sur les écrans, l’Amérique semble prête à repenser son passé vietnamien. Elle en témoigne en portant à la tête du parti républicain celui-là même qui conclut à l’obsolescence du combat de Rambo en affirmant qu’il n’y avait plus un seul soldat américain là-bas [4]. Et parce que selon lui l’Amérique n’a rien à expier, ces spectres sont désormais inutiles.
John McCain est, nul ne l’ignore, le « P.O.W » (prisoner of war) valeureux qui fut non seulement un combattant exemplaire au Vietnam mais aussi l’homme qui, par honneur, passa cinq années de sa vie dans les geôles des Viet-minh et y subit la torture. Chez les McCain, soldats de pères en fils, on a un sens aigu de la rectitude. La légende veut qu’alors qu’il était prisonnier, son père, commandant la zone Pacifique, ordonna malgré tout le bombardement de Hanoi. Aujourd’hui, ses fils sont soldats et l’un des deux a combattu en Irak. L’étoile qui orne son nom sur ses affiches de campagne est un ultime hommage au service du drapeau. Mais que vaut une telle intégrité dans une guerre maudite dans laquelle l’Amérique laissa une partie de son âme ? En 1968, la célèbre photographie d’Eddie Adams qui montrait l’exécution « en direct » d’un soldat nord vietnamien retourna une bonne partie de l’opinion publique. Celles de 2003, exhibant les détenus humiliés d’Abu Ghraib en furent un sinistre écho. Aujourd’hui, John McCain continue, malgré l’opprobre, de soutenir l’intervention américaine en Irak initiée par George W. Bush. L’écho de la terrible question : « Hey, hey, LBJ, how many boys did you kill today ? » aurait pu lui coûter sa carrière nationale. Et sa marche à la présidence.
Mais loin d’incarner et de raviver la division de son pays sur la mémoire du Vietnam et le quotidien de Bagdad, il est d’une certaine façon l’homme de la réconciliation morale, le pragmatique soucieux d’équilibre et de mesure. Son credo lors de cette campagne, « Common-sense conservatism » (le conservatisme du bon sens populaire) révèle la complexité de McCain. Conservateur sans doute, il signifie néanmoins qu’il est, comme le pamphlétaire Thomas Paine (auteur de Common Sense en 1776) de la race des insurgés, pas des notables. Comme en 2000, c’est à bord de son bus de campagne, le « Straight Talk Express » (le bus du parler vrai) qu’il va à la rencontre du pays. Ses difficultés financières considérables lors des premiers mois de campagne (on l’a dit ruiné) sont l’une des raisons de ce choix pour une version old school de la politique. Mais c’est aussi une façon pour lui de ne pas apparaître comme un apparatchik. Rebelle dans son propre parti, c’est un dissident qui répond au commandement américain de la désobéissance civile. Son existence est en effet beaucoup plus tortueuse que son matricule exemplaire ne le laisserait penser.
Le jeune McCain était un garçon bagarreur que ses copains de lycée surnomment « Punk », « Nasty » ou « McNasty », en somme « le teigneux » ou « la brute ». Son mentor lorsqu’il est adolescent est un vétéran de la Division Patton, professeur d’anglais et coach de football du nom de Ravenel. McCain confiera que ce professeur hétérodoxe fut le seul à qui il souhaita parler lorsqu’il sortit de sa prison vietnamienne. Mais le professeur est mort avant qu’il ne réalise ce souhait. L’un de ses biographes, Robert Timberg, le compare à ce héros de la littérature américaine de l’après-guerre, Holden Caufield, sale gosse de l’Attrape-cœur de Salinger, paru en 1951, auquel toute une génération, celle de McCain justement, s’est identifiée. Salinger, comme McCain, a fait l’école militaire et il a débarqué en juin 44 sur Utah Beach. Son Holden connaît tous les codes, il appartient à un monde dans lequel l’itinéraire d’un jeune gars comme lui est tout tracé. Il se sent piégé et décide de s’enfuir avec comme signe de sa rébellion une casquette rouge. McCain le dit à sa façon, il était sans doute trop prédestiné à faire comme tous les hommes de la famille avant lui ; s’il accepte la carrière militaire, il ne sera pas conforme : « C’est peut-être parce qu’il a toujours été évident que je suivrais cette voix que j’ai toujours été un rebelle, repoussant les limites. [5] »
Dès son entrée à l’école navale à 18 ans, il s’illustre par son esprit mutin et rechigne à accepter les ordres de ses supérieurs, trait de caractère qu’il confirme à l’école de l’air, où il se révèle une tête brûlée talentueuse. Engagé volontaire sur le porte-avions Forrestal, il prend une part active dans les opérations de bombardements du Nord Vietnam tout en maudissant, écrit-il plus tard, l’incurie et l’incompétence des généraux. En 1967, devant le golfe du Tonkin, une attaque vietnamienne provoque une explosion sur le navire et le corps du soldat McCain est criblé d’éclats d’obus. Pour la première fois, il exprime publiquement ses doutes sur la légitimité du conflit. Pourtant, et ce n’est que la première des volte-face qui marqueront sa carrière politique, il se porte à nouveau volontaire pour aller combattre et participe à d’autres largages de napalm sur le Vietnam.
Quelques mois plus tard, en mission dans le ciel de Hanoi, son avion est abattu. Il n’échappe à la noyade que pour être lynché par la foule qui le récupère. Après avoir transpercé son flanc et l’un de ses pieds d’un coup de baïonnette et réduit en miettes l’une de ses épaules, la foule le transporte à la prison de Hanoi où il est privé de soin. Mais on apprend vite qu’il est le fils d’un amiral, un « Crown prince » donc, et un tel prisonnier vaut de l’or. Transporté à l’hôpital, il est interviewé par un journaliste français, François Chalais, et sa photo est publiée dans les quotidiens. L’équipe de Chalais interroge un homme hagard de douleur après que le médecin du camp a tenté de « soigner » les trois fractures de son bras sans anesthésie. Peu de temps après l’interview, il est opéré du genou. Le médecin lui tranche les ligaments par accident. McCain le boiteux est alors surnommé « Crip » (« la patte folle »). Transféré dans un camp de prisonnier, il ne doit sa survie qu’aux soins de deux compagnons de cellule. Ce qui fait alors de lui un patriote héroïque est son refus obstiné d’être libéré si ses camarades de camp ne le sont pas aussi. Il a d’ailleurs appris par cœur les noms des quatre-vingts POW dont il se récite la liste chaque soir. Mis à l’isolement, il subit à partir de 1968 une série de tortures, depuis le supplice de la corde jusqu’aux passages à tabac répétés. On lui brise plusieurs fois les bras et les dents. Martyrisé pendant des semaines, il cède finalement et signe une confession propagandiste anti-américaine, avouant être un criminel. En reconnaissant avoir à ce moment-là atteint ses limites, il n’est pas seulement un héros, il est aussi un homme qui se sait faillible et qui peut donc permettre à l’Amérique de se pardonner de l’être. Mais il s’entête à ne pas vouloir être libéré aux conditions posées. Il écrit dans ses Mémoires qu’il n’aurait à aucun prix voulu donner cette victoire aux « gooks » [6] et que, surtout, il n’aurait pu soutenir le regard de son père une fois rentré.
S’il refuse d’être libéré, il refuse aussi de rencontrer les membres d’associations hostiles à la guerre. Au pays en effet, toute une génération, dont une certaine Hillary Rodham, clame sa honte devant les exactions américaines au Vietnam. Ce n’est qu’après cinq ans et demi de captivité et après la signature de la paix qu’il rentre. Il serre devant le monde entier la main de Richard Nixon, l’homme que l’Amérique libérale vomit. Mais McCain ne peut critiquer des bombardements que son propre père a ordonnés. Quand à la nation en convulsion, elle accueille en héros cet homme brisé, qui symbolise par son retour cathartique la fin du cauchemar. Il faut plus d’un an au soldat pour parvenir à nouveau à plier les jambes mais il reste dans l’armée et reprend même ses opérations de pilote.
Il entre en politique en 1981 et personne n’ignore son pedigree. Ni son tempérament. Comme Ronald Reagan, qui reçut une balle qui faillit lui être fatale en 1981, il évoque un John Wayne insubmersible venant de l’ouest sauvage (il devient sénateur de l’Arizona en 1982) et refusant les conventions. John McCain, qui se présente comme un « Reagan Republican », partage cette détermination à voir en l’Amérique une nation fondamentalement juste. Il rappelle, dans cette campagne de 2008, que la « destinée manifeste » de la nation, sauver le monde de la barbarie et de la misère, est toujours ce qui fait de l’Amérique une « bonne » patrie. L’action missionnaire des Etats-Unis, que l’on pensait définitivement discréditée par la guerre d’Irak, est un mythe subrepticement réhabilité par un homme qui défend une « éthique de la juste cause » [7] capable d’offrir un apaisement moral aux Américains.
Il n’a pas renié son engagement comme John Kerry. Au contraire, il écrit dans ses Mémoires, Faith of my Fathers : « J’ai entendu dire que le Vietnam avait fait déchoir l’Amérique ; certains se sont opposés aux motifs et à la tenue de cette guerre, la première à être perdue par notre pays. Ils ont perdu leur foi dans l’exceptionnalisme américain, cette croyance qui veut que notre histoire soit unique et constitue une bénédiction pour l’humanité. Mais tous n’ont pas perdu la foi. Certes, le Vietnam a provoqué une crise identitaire profonde dans le pays mais je suis soulagé de voir qu’aujourd’hui, cette période de doute est derrière nous. L’Amérique possède une longue, riche et honorable histoire. Nous n’aurions jamais du laisser cette erreur, aussi terrible fût-elle, colorer nos convictions sur la mission du pays. Nous étions un bon pays avant le Vietnam et nous le sommes restés après le Vietnam. Dans toute l’histoire, il n’ y en a pas de meilleur. » [8]
McCain a survécu, refusé les regrets et n’a pas perdu son âme. S’il n’est pas capable, à cause de son épaule broyée, de peigner lui-même ses cheveux avant une émission de télévision, il parcourt les sentiers rocheux et les canyons de l’Arizona avec une apparente énergie, s’assurant que ses exploits de randonneur téméraire soient relayés par les médias. Il entretient avec ces derniers une longue relation depuis la célèbre photographie de 1973 dont le pouvoir subliminal est considérable jusqu’à aujourd’hui. En effet, en devenant une icône et un martyr médiatique de la guerre maudite, il participe de la victimisation des soldats américains et, par conséquent, amoindrit la culpabilité vis-à-vis des autres victimes, les vietnamiennes. La photographie du jeune soldat en béquille rentrant au pays et serrant la main du président Nixon (voir ci-dessus) est un cliché connu de tous, une mythologie. Dans ce cliché, quelque chose de particulier frappe chez cet homme malingre : ses cheveux sont devenus blancs. Il rejoint alors le personnage de Salinger, Holden Caulfield, adolescent aux cheveux blancs qui a grandit trop vite dans un monde vicié, ranci.
La télévision lui a consacré deux films hagiographiques : en 1999, la chaîne A&E diffuse un documentaire intitulé « John McCain : American Maverick » et, en 2005, elle produit et diffuse l’adaptation de son autobiographie Faith of my Fathers. Reagan avait cessé d’être acteur lorsqu’il entra en politique. Acteur de l’histoire moderne, McCain est devenu le comédien de sa propre existence. L’effet purificateur de la représentation sur le public américain est une clé essentielle de sa vie publique et de sa victoire aux primaires de 2008. La « guerre-cauchemar » devenant par la médiation du vétéran vénéré une série d’images et parfois une « guerre-spectacle », « la représentation de la faute apparaît comme un moyen d’échapper à la réalité de la faute elle-même » [9]. Si les cicatrices de son visage sont dues à ses cancers de la peau, elles suggèrent, à l’instar de son incapacité à lever ses bras jadis estropiés, que les torturés sont aussi ici. L’Amérique peut se voir comme une survivante, une rescapée des rêves piétinés et des idéaux corrompus. Le vétéran est plus qu’un monument historique, il est un lieu de mémoire qui permet « de compenser… l’angoisse de l’avenir par la valorisation d’un passé qui n’était pas jusque là vécu comme tel. » [10]
Reagan était un héros univoque, l’homme toujours jeune, candide et rustique qui savait dans quelle direction l’Amérique devait aller et qui ne s’écartait pas du cap. Loin d’être jeune, (il aura 72 ans dans quelques mois) McCain est, lui, libre des affiliations comme des idéologies ou des principes. Il ne cacha jamais avoir trompé sa première femme, confiant dans son livre Worth Fighting For (« Ça vaut la peine de se battre ») : « Ce n’est pas le Vietnam mais mon égoïsme et mon immaturité qui ont causé ce divorce. La faute est entièrement mienne. » Il s’est remarié avec une majorette de l’Arizona de vingt ans sa cadette, riche héritière de surcroît, et a dû rendre publique la dépendance médicamenteuse de cette dernière [11]. A la foi irréprochable de Reagan, McCain confie qu’il est baptiste mais nourrit la plus grande défiance à l’endroit de la droite évangélique dont il qualifie en 2000 l’un des membres éminents – Paul Weyrich, fondateur de la « Majorité Morale » – d’ « agent de l’intolérance » avant d’écrire à son propos qu’il est « un fils de pute pompeux qui ne cherche que son propre intérêt ». Rush Limbaugh et Pat Robertson hier, Ann Coulter aujourd’hui, le détestent cordialement.
Il est impossible de dire avec certitude de quel camp il est, de quelle Amérique il se réclame. Il assouvit ainsi le désir ambivalent de remembrance en en dévoilant les contresens. Les tensions, changements et contradictions de la société s’incarnent en effet chez le vieil homme qui personnifie à la fois l’Amérique surannée de l’ordre à la Nixon et qui défend pourtant les positions qui furent celles des contestataires à la fin des années soixante. En effet, il n’a jamais témoigné de remords sur son engagement belliciste, en particulier contre Saddam Hussein et aujourd’hui encore, il affirme que l’Amérique devra rester en Irak aussi longtemps que nécessaire. En visite à Bagdad en ce mois de mars 2008, il est, au milieu des boys, un primus inter pares.
Mais il n’a cessé lors de sa carrière politique de vouloir soumettre la guerre à un code de l’honneur qui la rende tolérable. Il fait véritablement son entrée dans la vie politique américaine lorsqu’en 1983, il s’oppose au président Reagan qui veut maintenir les Marines dix-huit mois de plus au Liban. Il affirme alors que la vie des soldats y est de plus en plus risquée, sans résultats à terme. Cette dissidence lui vaut les applaudissements des démocrates et du magazine libéral et branché « Rolling Stone ». Entre 1991 et 1993, il participe à la Commission sénatoriale sur les prisonniers de guerre et y collabore activement avec son ennemi de jadis, John Kerry. Ce dernier avait en effet milité avec les « Vietnam Veterans against the War » alors que McCain était encore dans les geôles vietnamiennes. Réconciliés, ils militent ensemble pour le rapprochement diplomatique avec le Vietnam et la fin de l’embargo car le temps est venu, disent-ils, de cicatriser les blessures. Plus important encore, il propose en octobre 2005 un amendement (« McCain Detainee Amendment ») interdisant les traitements inhumains sur les prisonniers, citant nommément ceux de Guantanamo. Le texte est accepté par le président Bush qui se réservera néanmoins le droit de l’interpréter à sa guise. L’amélioration des conditions de vie des soldats et le souvenir de l’aveuglement d’un état-major arrogant l’ont aussi amené à critiquer les méthodes américaines. S’il soutient viscéralement la guerre d’Irak, il critique depuis son déclenchement la stratégie de sous-engagement et la tactique choisie par les généraux.
Surnommé la « tornade blanche » au Congrès, il a œuvré sans relâche pour la fin des querelles partisanes (il travailla avec John Kerry mais aussi John Edwards et Hillary Clinton). En 1997, alors président de la chambre du commerce au Sénat, il s’attaque à l’industrie du tabac en proposant de financer par des taxes supplémentaires sur leurs profits des campagnes anti-tabac. La proposition ne passa pas mais on salua l’initiative. Il donne en revanche son nom en 2001 à la loi de réforme du financement des partis politiques (« McCain-Feingold Act ») qui vise à une plus grande transparence de la vie publique. Soucieux de l’implication du pays dans la lutte contre le changement climatique [12], il se déclare favorable à la fin des avantages fiscaux pour les plus riches, et vote contre les initiatives de George Bush en la matière. Il veut changer la politique par la prohibition du mensonge et le refus de la corruption. Son code de l’honneur, inspiré par l’hymne des soldats de l’armée de l’air, se fond étonnement avec les idéaux réformateurs nés des Sixties. Il n’oublie pas d’ailleurs la question de la reconnaissance des minorités et, en partenariat avec le sénateur démocrate Ted Kennedy, soutient en 2007 le « Comprehensive Immigration Reform Act », ouverture du pays aux nouvelles victimes de l’intolérance américaine, les Hispaniques à qui il offre la possibilité d’obtenir pleinement la citoyenneté américaine. Il n’a par ailleurs jamais manqué de rappeler leur contribution civique lors de la guerre du Vietnam.
Les plus durs du parti républicain le taxent aujourd’hui, comme hier, de traître. Mais il n’est peut-être pas si contradictoire d’être le héros du Vietnam et le traître du parti qui plongea le pays dans la honte de Guantanamo. Car s’il est à la fois victime et responsable des errements de son pays, John McCain dut souffrir personnellement des ambitions immorales de l’équipe Bush. Lorsqu’il travaille de concert avec John Kerry, la droite radicale l’accuse d’être un traître à la nation. Lorsqu’il se présenta à l’investiture républicaine face à George W. Bush en 2000, il essuya l’une des campagnes diffamatoires les plus brutales de ces dernières décennies. Il s’agissait de salir l’honneur d’un homme auréolé de tant de médailles. Exactement comme pour John Kerry en 2004, on exhuma un ancien combattant du Vietnam, un nommé Thomas Burch, qui soutint que McCain y abandonna lâchement ses camarades de combat. D’autres rumeurs affirmaient qu’il était devenu fou après les horreurs commises au Vietnam, atteint d’un syndrome dont on s’inquiète aujourd’hui pour les vétérans d’Irak, le PTSD (post traumatic stress disorder). Il serait devenu un « Mandchurian candidate », du nom d’un film de 1962, fleurant bon la guerre froide, qui met en scène un ancien prisonnier de la guerre de Corée dont le cerveau a été lavé puis infiltré par les communistes, qui en font ainsi un agent inconscient de leur cause. Une série de courriers et de tracts anonymes l’accuse d’avoir eu un enfant illégitime, noir de surcroît, ce qui est une déformation venimeuse de sa situation familiale : l’une de ses filles est une enfant adoptée originaire du Bangladesh. De telles rumeurs doivent lui aliéner une bonne partie des voix du Sud. Aucun coup bas ne lui est épargné et, bien que l’équipe Bush se défende alors d’être à l’origine de ces attaques, rares sont ceux qui l’exonèrent. Si c’est la droite religieuse qui ourdit le projet, George Bush est le premier qui en bénéficia effectivement.
Mais aujourd’hui, ses fréquents changements de pieds plus que son indépendance d’esprit inquiètent ses détracteurs comme ses partisans. John McCain l’inconstant est-il véritablement consistant ? Ses votes et prises de positions contradictoires risquent en effet de perdre un électorat qui cherche certes à sortir du méandre idéologique mais sans pour autant faire confiance à un homme aux loyautés à géométrie variable. Sa carrière politique est en effet une chronique du retournement, il est un peu ce que les mauvaises langues disaient de John Kerry en 2004, un « flip-flopper ». Ainsi, il n’a cessé de passer de la droite à la gauche du spectre politique américain sans jamais le reconnaître. En 2004, il est pressenti pour être le ticket de Kerry après avoir été approché quelques années auparavant par le parti démocrate. Mais il se récrie : « Je suis un conservateur contre l’avortement, pour les avantages fiscaux aux familles, pour une défense forte… Je suis un conservateur pour l’amour du ciel ! » Lors de la campagne de 2000, il se prononça en faveur de l’avortement, suggérant même que si la situation se présentait, il laisserait sa fille de quinze ans faire son propre choix. En 2007, il laisse en revanche entendre qu’il serait favorable à ce que l’arrêt Roe v. Wade soit cassé. Il s’est longtemps prononcé pour une législation stricte sur les armes à feu et ce lobby lui en a tenu une rigueur tenace lors des élections de 2000. Pour autant, il a voté contre le renouvellement de la loi restreignant le port et l’usage des armes à feu et contre la célèbre loi Brady. S’il s’est opposé aux réformes fiscales de George Bush en 2001 et 2003, il vote pour leur extension en 2005. On se rappelle aussi que ce pourfendeur de la corruption politique fut impliqué dans l’affaire Keating, du nom d’un investisseur immobilier véreux qui obtint les faveurs du sénateur de l’Arizona en échange d’un chèque de plus de 110 000 dollars et de nombreux cadeaux privés, dont des voyages luxueux aux Bahamas avec toute la famille McCain. En 1993, l’homme d’affaires est condamné à douze ans de prison et McCain sort à peine intact du scandale.
Le plus préoccupant est sans doute son incohérence en matière économique et sociale. Non seulement il a toujours clamé son incompétence et son intérêt relatif pour les questions économiques mais il semble incapable de définir et de tenir une ligne. Un article au vitriol de The Nation paru il y a quelques semaines [13] énumère ses changements de cap, un jour ultra-libéral, un jour se réclamant de l’interventionnisme progressiste d’un Théodore Roosevelt. Mezzo Voce, il renierait ces derniers temps son opposition aux réductions fiscales de Bush. L’article souligne l’impossible combinaison idéologique dans laquelle McCain s’inscrit en requérant le parrainage de deux personnalités antithétiques du parti conservateur : Jack Kemp, tenant de l’économie de l’offre la plus reaganienne d’une part et Phil Gramm le keynesien de l’autre, favorable au développement des programmes sociaux envers les plus faibles. Le plus grave est ailleurs : alors qu’il est l’homme qui a condamné les exactions américaines au nom du code de la guerre, il vota le 13 février dernier contre un projet de loi démocrate visant à interdire la pratique dite « de la baignoire » et autres tortures utilisées par les services de renseignements américains, alors même que la CIA venait de reconnaître y avoir recours. Plus personne ne semble comprendre où sont les convictions d’un homme qui semble prêt à toutes les finasseries pour consolider sa candidature.
On devine donc quelle Amérique incarne John McCain ; celle, confuse, des années post-soixante. Il s’est métamorphosé avec le pays et ses compromissions sont celles de la nation. On le sait donc à même de rassurer les citoyens soucieux de sécurité nationale comme ceux qui ne veulent à aucun prix d’une pensée néo-conservatrice bigote, qui a mené le pays au discrédit et au doute. Mais si la récession se confirme, ses faiblesses dans le domaine économique et social pourraient s’avérer criantes. Ses contradictions identitaires et sa marginalité déconcertante, qui sont la source même de la force de son personnage public, risquent de le vider de sa substance. Il l’écrivit d’ailleurs lui-même : « Un rebelle sans cause n’est qu’un guignol. Quel que soit le nom que l’on vous donne – insoumis, hétérodoxe, anticonformiste, radical – tout cela n’est que vanité sans une cause juste qui donne un sens à votre vie » [14]. Quelle est la cause de John McCain ? est la question à laquelle il devra répondre pour l’emporter dans quelques mois.
Texte à paraître dans Homérique Amérique, de Sylvie Laurent, Editions du Seuil, 18 septembre 2008.
Pour citer cet article :
Sylvie Laurent, « John McCain, l’itinéraire sinueux d’un patriote »,
La Vie des idées
, 19 mars 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/John-McCain-l-itineraire-sinueux-d-un-patriote
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[1] Voir Beretz Elise, Ombre et Mémoire de la guerre du Vietnam dans les élections présidentielles américaines depuis 1992, L’Harmattan, Paris, 1992.
[2] Traduction française chez Buchet-Chastel, Paris, 2007.
[3] C’est en Birmanie que se déroule l’ultime épisode mais l’arrière plan idéologique demeure inchangé.
[4] De 19991 à 1995 une commission d’enquête sénatoriale présidée par John Kerry et dont John McCain fut le vice-président conclut à l’absence de prisonniers toujours en vie au Vietnam. http://query.nytimes.com/...
[5] John McCain, An American Odyssey, Fireside, 1999, Chap.1.
[6] Terme raciste pour designer les Asiatiques. McCain a toujours refusé d’abandonner ce terme qu’il dit destiner exclusivement aux tortionnaires de soldats américains.
[7] Cf. Elise Marienstras, Les mythes fondateurs de la nation américaine, Complexe, 1992, p. 8.
[8] Faith of my Fathers, John McCain with Mark Salter, Random House, 1999.
[9] Elise Beretz, op.cit., p.98, d’après les travaux de Benjamin Stora, Imaginaires de guerre. Les images dans les guerres d’Algérie et du Vietnam, Paris, La Découverte, 2004, p.245.
[10] Pierre Nora, « Mémoire collective », La Nouvelle Histoire, Paris, 1978.
[11] Cindy McCain avoua avoir été dépendante aux antalgiques de 1989 à 1997 et qu’elle vola même des cachets dans la pharmacie de l’association humanitaire qu’elle avait fondée. Son époux a toujours soutenu qu’il ignorait tout de la toxicomanie de sa femme. Voir Dan Nowicki et Bill Muller, « Overcoming scandal, moving on », The Arizona Republic, march 1st 2007.
[12] En mai 2001, il critiqua publiquement l’attitude de Georges Bush, hostile à la réduction de gaz à effet de serre telle que prévue dans le protocole de Kyoto.
[13] Jonathan Chait “Maverick Vs. Iceman ;The Cold Calculations of the Straight Talker”, February 10, 2008.