« La critique ce sera l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie » [1]. Placée en exergue de son article « L’Histoire comme critique » [2], cette citation de Foucault constitue un raccourci saisissant pour appréhender le parcours épistémologique de l’historienne américaine Joan Scott. Professeure à l’Institute for Advanced Study de Princeton, Joan Scott est l’auteure de nombreux travaux sur le genre, le féminisme et la citoyenneté. Chercheuse mouvante et plurielle, elle a évolué de l’histoire sociale marxiste à l’histoire des femmes, puis, dans le courant des années 1980, de l’histoire des femmes à l’histoire du genre dont elle a été une des premières théoriciennes. Ces historiographies engagées furent à chaque fois pour Joan Scott matière à une réflexion critique, susceptible d’éclairer les points aveugles des systèmes sociaux de la Révolution française à nos jours. À la recherche des paradoxes de l’histoire, son parcours traduit également un combat contre la naturalisation des différences et des inégalités qui en découlent. Historienne et féministe critique, elle réclame que les concepts mobilisés par les sciences sociales demeurent des catégories d’intervention critique dans le débat politique et universitaire. C’est pourquoi, de son article de référence de 1986, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », à la récente parution de son recueil De l’utilité du genre en 2012, l’historienne n’a cessé de souligner les enjeux politiques, sociaux et même fantasmatiques que permet d’appréhender la conceptualisation de la différence des sexes [3]. Dans cette perspective, l’universalisme républicain français a constitué son terrain de recherche privilégié et elle s’est régulièrement investie dans la discussion publique de ses apories. La politisation des questions sexuelles en France dans le courant des années 1990 et les débats suscités par la parité, le PaCs ou encore le port du voile dans la reformulation du contrat républicain ont constitué autant d’objets de réflexions et de discussions saisis sur le vif par Joan Scott.
Ainsi, à l’heure de l’offensive menée contre ladite « théorie du genre », dénoncée par ses détracteurs comme une idéologie qui déconstruirait l’ordre naturel et bouleverserait les équilibres politiques et sociaux, ce retour sur la pensée sans cesse en mouvement d’une historienne qui a grandement contribué à l’introduction de la notion de genre dans l’historiographie apparaît opportun, si ce n’est essentiel.
« Rêvant de devenir Clio, nous en étions devenus une version subversive »
La définition des identités constitue le fil rouge des nombreux chantiers engagés par Joan Scott. En 1969, elle obtient son doctorat de l’Université Madison du Wisconsin à l’issue d’une recherche de thèse consacrée à l’organisation sociale et politique des verriers de Carmaux à la fin du XIXe siècle. Frappée par la longue grève que ces verriers organisèrent en 1895, elle s’empara de cet événement pour analyser le processus d’affirmation politique de ce groupe social et de sa conscience de classe [4]. En inscrivant cette grève dans la longue durée, elle souligne que la syndicalisation et la mobilisation des verriers n’interviennent que de façon ponctuelle et limitée, en réaction à la mécanisation de leur métier. Reprenant les concepts de la nouvelle histoire sociale, portée par les historiens britanniques E.P. Thompson et Eric Hobsbawm soucieux de restituer la formation et l’expérience de la classe ouvrière, Joan Scott observe que ni l’action politique des ouvriers ni leur conscience de classe ne constituent une donnée naturelle et automatique : elles sont « le produit d’une bataille, d’un débat » [5]. Pour l’historienne, cette bataille permet de se prémunir contre les approches tant essentialistes que déterministes pour apprécier la complexité des identités individuelles et collectives de l’histoire de la classe ouvrière. La posture de Joan Scott dans le champ de l’histoire sociale se double ainsi d’une remise en cause permanente de ses fondations et de ses traditions. Dès ses premières recherches, Joan Scott sème donc le trouble dans l’histoire, une pratique qu’elle définira par la suite comme une lutte permanente à mener contre les savoirs et leurs usages routiniers.
Ce défi lancé aux points aveugles de l’épistémologie historique se traduit par la participation active de Joan Scott au féminisme universitaire américain. Recrutée à l’université au moment même où ce dernier explose dans les campus, elle trouve dans les enjeux politiques de l’épistémologie féministe, résolument tournés vers l’avenir, un potentiel créateur sans précédent pour la recherche historique. En 1975, alors qu’elle est Associate Professor à l’Université North Carolina à Chapel Hill, Joan Scott s’empare avec sa collègue Louise Tilly de la question, négligée dans l’histoire du monde ouvrier, des femmes et du travail féminin. Alors que les premiers départements de Women’s Studies voient le jour, il s’agit pour toute une génération de chercheuses de répondre aux demandes du mouvement féministe américain souhaitant mettre un terme à l’invisibilité et à la marginalité des femmes sur la scène historique. Plus encore, par leur enquête sur le travail salarié des femmes, Joan Scott et Louise Tilly n’entendent pas seulement montrer que les femmes ont toujours travaillé, elles souhaitent fournir un support de réflexions, sources à l’appui, sur la dimension asymétrique et sexuée du marché du travail. « L’histoire féministe n’a jamais eu pour objectif premier de documenter l’expérience des femmes du passé, même si ce fut là le moyen le plus évident pour nous de nous rapprocher de notre objectif » rappelle ainsi Joan Scott, « ce que nous voulions en examinant ce passé, c’était déstabiliser le présent, défier les institutions patriarcales et les modes de pensée qui en appellent à la nature pour s’autolégitimer » [6]. Women, Work and Family (Holt) paraît en 1978. Par une histoire sérielle et statistique, comparant dans la longue durée trois villes de France et d’Angleterre au profil économique différent, les auteures proposent une histoire du travail féminin à l’épreuve de l’industrialisation. Problématique centrale du féminisme marxiste, la division sexuée du travail qui maintient les femmes dans une position subalterne dans la société, et ce, en dépit de leur accès au salariat, se trouve éclairée par l’articulation entre sphère économique et sphère familiale. Les auteures portent ainsi une attention soutenue aux facettes multiples de la travailleuse qui est aussi épouse, mère ou encore soutien de la vie familiale. Ces identités imbriquées, convergeant dans la soumission des femmes à la cellule familiale, expliquent que leurs pratiques économiques soient également subordonnées aux besoins de cette dernière.
À l’issue de cette recherche pourtant, Joan Scott éprouve le sentiment d’être dans une impasse. La grille de lecture marxiste lui apparaît limitée pour comprendre la continuité historique des inégalités hommes-femmes et plus encore l’insistance sur leurs différences naturelles, biologiques et culturelles. L’avènement de l’histoire des femmes doit être celui d’une nouvelle méthode historique permettant de répondre à ces interrogations. En témoigne le bilan historiographique particulièrement critique qu’elle présente au congrès de l’American Historical Association (publié en 1981 dans la revue Débat) sur l’histoire de femmes aux États-Unis. Si les femmes « ont désormais un visage », « l’ambition d’incorporer l’histoire des femmes dans l’histoire tout court, et, du coup, de transformer celle-ci de l’intérieur, ne s’est pas réalisée » affirme Joan Scott [7]. Elle dénonce à cet effet la dichotomie réductrice des travaux des women’s studies qui, examinant la position sociale des femmes tour à tour du point de vue de l’activité économique ou de l’idéologie, fabriquent des récits historiques sans surprise où l’exclusion des femmes devient le produit automatique du capitalisme ou du patriarcat. Savoir engagé, l’histoire des femmes doit permettre des efforts d’interprétation sans cesse renouvelés pour faire advenir une véritable épistémologie de la domination qui travaille tous les rapports de pouvoir et leurs imbrications.
Joan Scott est donc particulièrement sensible aux voix discordantes qui viennent alors offrir d’autres propositions d’analyses débordant les limites conceptuelles de la catégorie « femme ». Parmi ces voix, celles de l’anthropologue et militante Gayle Rubin et de l’historienne moderniste Natalie Zemon Davis jouent un rôle central [8]. La première, dans son article programmatique « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre » paru en 1975, propose de déconstruire la naturalité apparente de l’hétérosexualité. La seconde, dans un article paru en 1976 dans la revue Feminist studies, revendique une étude relationnelle des sexes et des identités sexuées. Si déjà s’énoncent ici les enjeux d’une conceptualisation de la notion de genre, il manque alors à Joan Scott les outils théoriques répondant à son désir de subvertir les cadres de l’analyse historique.
« Genre : une catégorie utile d’analyse historique »
Le choc épistémologique a lieu peu de temps après, alors que Joan Scott, Professor à l’Université Brown, découvre un groupe actif de chercheuses féministes en études littéraires mobilisant les outils du post-structuralisme. La réception des auteurs de la French Theory — Deleuze, Derrida et Foucault — sur les campus américains offre à Joan Scott un changement radical de perspective sur l’histoire et sa méthodologie, ainsi que les moyens concrets de la rupture réflexive qu’elle appelait de ses vœux en 1980 au congrès de l’American Historical Association. Ces philosophes, en mettant en question les catégories « évidentes » de la pensée et du débat historique et politique, proposent de mettre au jour les systèmes normatifs sur lesquelles elles reposent [9]. Pour Joan Scott, ils invitent à historiciser toutes les catégories. Dans cette perspective, il ne s’agit plus seulement d’analyser la place des femmes et des hommes dans l’histoire, mais de déconstruire ces catégories mêmes d’« homme » et de « femme » qui organisent la société en un système binaire et inégalitaire. Il est dès lors possible de penser la domination autrement que par les structures objectives qui, comme le marché du travail ou la famille, l’organisent et la reproduisent. Son article, « “L’ouvrière, mot impie, sordide”. Discours de l’économie politique française sur les ouvrières (1840-1860) », initialement paru en 1987 et traduit en 1990 pour les Actes de la Recherche en sciences sociales, est la concrétisation de ce changement de méthode qui privilégie l’analyse des structures discursives [10]. Elle y étudie comment, au XIXe siècle, l’essentialisation des fonctions féminines, caractérisées comme naturellement domestique et maternelle, et la stigmatisation des jeunes ouvrières célibataires qui dérogent à ce modèle privé et conjugal, contribuent à l’invisibilisation et à l’infériorisation réelle des femmes sur le marché du travail. Joan Scott offre ainsi un prolongement à son étude sur le travail et la famille menée avec Louise Tilly. La question de la construction des rapports sociaux de sexe et celle des qualifications féminines et masculines se trouvent alors ressaisies en termes de structuration des discours. Son ancienne collaboratrice critique d’ailleurs cette méthodologie déconstructionniste, « littéraire et philosophique » qui outrepasse les frontières de la discipline historique pour intervenir « aussi sur la politique féministe, sur l’épistémologie et sur l’ontologie », et qui, finalement, délaisserait les rapports de classe pour tout attribuer aux seuls rapports de genre [11].
Concept central de « l’entreprise féministe de dénaturalisation du sexe » [12], le genre s’impose progressivement dans les sciences sociales anglo-saxonnes à partir des années 1970 avec la parution de l’ouvrage Sex, Gender and Society de la sociologue britannique Ann Oakley [13]. Elle est l’une des premières à élaborer une distinction entre le sexe biologique et le genre socioculturel. Le genre est ainsi défini comme la masculinité et la féminité socialement et culturellement construites. Dans son article de 1986 qui a fait date, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Joan Scott inscrit cette définition dans une théorie de la domination [14]. Établissant une généalogie critique des usages du genre dans les sciences humaines et sociales, elle en souligne les évolutions, les apports et les limites. Constatant l’incapacité des théories existantes à expliquer la persistance des inégalités entre femmes et hommes, elle propose une nouvelle conceptualisation du terme à la croisée des sciences humaines féministes et des théories post-structuralistes. Ainsi, le genre est non seulement « un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes », mais aussi une « façon première de signifier des rapports de pouvoir », un champ de normes et de pratiques par le moyen duquel le pouvoir est articulé [15]. Par cette définition en deux temps, Joan Scott propose une alternative à l’analyse marxiste des rapports sociaux de sexe, qui, si elle permet d’étudier les structures sociales inégalitaires entre les sexes, échoue à interroger la conceptualisation même de cette différence. Elle explore ainsi les pistes ouvertes par Denise Riley dans Am I that name ? qui, montrant les variations de sens prêtés à la catégorie « femme » à travers l’histoire, invite à ne pas considérer l’identité du groupe « femmes » comme point de départ de la réflexion féministe mais seulement et toujours comme « lieu de controverses » [16]. Le genre est un agent de signification, structurant la perception et l’organisation, autant concrète que symbolique de toute la vie sociale. Aussi Joan Scott propose-t-elle d’interroger l’emploi des catégories aussi évidentes que « femmes » et « hommes », « féminin » et « masculin » dans la production du récit historique. En effet, le genre est un opérateur de valeur pouvant légitimer non seulement les hiérarchies entre hommes et femmes, mais également d’autres hiérarchies sociales liées aux rapports de classe, de race, ou de sexualité. La féminisation du colonisé ou de l’ouvrier pour justifier sa domination, la masculinisation de la militante sans-culotte pour dire sa transgression sont autant de processus discursifs qui permettent de saisir de façon située comment la politique construit le genre et comment le genre construit la politique.
La traduction rapide de cet article en 1988 dans les Cahiers de GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes) contribue à introduire le concept de genre en France alors que les études féministes peinent à s’institutionnaliser. De manière générale, la conceptualisation de Joan Scott a permis de réaliser un saut qualitatif et décisif dans le champ des sciences humaines et notamment en histoire. Si le cadre d’analyse, centré sur les discours et les symboles au détriment des structures matérielles de la domination, et la formulation du concept de genre, en apparence plus neutre que « rapports sociaux de sexe » ou « différence des sexes », suscitent des réticences, il n’en demeure pas moins que les catégories d’analyse et les définitions mobilisées par la plupart des chercheuses françaises partagent de nombreux points communs avec celles que propose Joan Scott. À peu près simultanément, Christine Delphy, l’une des principales théoriciennes du féminisme matérialiste d’influence marxiste, élabore ainsi une autre définition du genre comme rapport social et diviseur qui institue les deux sexes et les constitue en « classes » antagonistes [17]. Pour Joan Scott, ces tensions dans la formulation et la conceptualisation du genre, loin de constituer une dissension problématique dans le champ des études féministes sont au contraire la raison d’être du questionnement féministe dont l’intérêt durable « tient à son refus de maintenir le statu quo » [18].
Joan Scott n’a donc pas fini de déstabiliser l’histoire des femmes et du genre. La psychanalyse occupe actuellement une place centrale dans ses réflexions. Elle s’intéresse particulièrement à la notion de fantasme en reprenant les développements de Freud sur les processus identificatoires. En soulignant la complexité et les tensions constitutives du processus d’identification de chaque individu comme homme ou femme, la psychanalyse fait de la masculinité et de la féminité un problème permanent, chaotique et contingent. Joan Scott y voit la possibilité d’interroger les imaginaires et les désirs à l’œuvre dans la construction des mouvements féministes et de leur identité politique. Avec la notion d’« écho-fantasme », qu’elle définit comme la circulation historique, sous forme d’écho, de fantasmes d’« identification empathique », elle cherche notamment à repérer les logiques inconscientes sous-jacentes à l’œuvre dans la construction de la catégorie « femme » comme « dénominateur commun » du féminisme [19]. Ainsi, dans le sillage de la théoricienne Judith Butler, Joan Scott envisage une histoire du genre comme objet d’angoisse, d’incertitude et de contestation, afin de traquer les efforts constants de redéfinition des frontières entre les hommes et les femmes qui parcourent la société [20].
L’universalisme républicain à l’épreuve du féminisme critique
Dans le sillage de Michel Foucault, Joan Scott appelle à écrire une histoire qui serve de levier pour dévoiler les normes implicites et pourtant structurantes sur lesquelles reposent nos certitudes sociales et politiques. L’« histoire-levier » qu’elle propose est celle de la mise en question des catégories de la différence. Si le genre constitue son entrée privilégiée, la race, la classe, la nationalité ou la sexualité se trouvent également convoquées dans ses travaux à la faveur d’une approche qui traque les hiérarchies croisées de la domination. C’est dans cette perspective qu’elle s’efforce de mettre à jour les paradoxes de l’universalité promue par le républicanisme français. De la fin des années 1990 à la fin des années 2000, de La citoyenne paradoxale à The Politics of the Veil, en passant par Parité !, les travaux de Joan Scott ont proposé une analyse critique de la façon dont le modèle républicain, au nom de l’universalité, a marginalisé les revendications féministes, de même que celles des homosexuel-le-s et des minorités raciales.
Dans La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme en 1998, Joan Scott dévoile et analyse le paradoxe qui structure l’histoire du féminisme en France depuis la Révolution française. Ce paradoxe résulte de la coexistence, au sein du discours républicain, de deux universalismes contradictoires : l’individualisme abstrait et l’universalisme de la différence sexuelle. Les pratiques discursives propres à l’avènement de l’universalisme républicain sous la Révolution française se sont ainsi immédiatement accompagnées de la référence aux différences « naturelles » entre les sexes pour justifier l’exclusion des femmes de la citoyenneté politique. L’universalisme de la différence des sexes a donc prévalu sur celui de l’individualisme abstrait en République, et, par là même, a contribué à faire advenir le féminisme et son positionnement paradoxal dans le champ politique. Joan Scott entend lire autrement l’histoire du féminisme et envisage ce dernier en termes de « processus discursifs qui produisent des sujets politiques et rendent possible l’action » [21]. Elle montre alors comment le paradoxe du féminisme tient à ce double discours républicain qui les oblige à se battre en tant que femme — et donc à s’organiser en mouvement féministe — pour obtenir le droit de ne plus être considérée comme femme — et donc obtenir les mêmes droits que les hommes. En 2005, avec son ouvrage Parité ! L’universel et la différence des sexes, Joan Scott reprend sur le mode contemporain cette réflexion sur la difficile articulation entre l’universalité des droits de l’homme et l’universalité de la différence des sexes. Nouveau volet de son histoire du féminisme français, Parité ! propose une étude de la mobilisation paritaire dans le cadre plus large d’une crise de la représentation politique amorcée par la question du vote des immigrés dans les années 1980, puis dans le cadre du débat sur le PaCS et la reconnaissance du couple homosexuel. Elle développe une analyse fine de l’argumentaire théorique en faveur de la parité et des débats que cette revendication a suscités. Selon elle, au sein de l’argumentation paritaire, l’élaboration d’un individu abstrait et sexué — pouvant donc être aussi bien homme que femme — constitue une tentative de reformulation de l’universalisme et une réponse possible au « dilemme de la différence ».
Racialisation, classe et sexualités constituent également des déterminations de l’individu que l’universalisme républicain « fait semblant d’ignorer » ou de réprimer. Ainsi, dans ThePolitics of the Veil, l’un des rares ouvrages de Joan Scott qui n’a pas bénéficié d’une traduction française, elle investit la question des discriminations que subissent les personnes issues de l’immigration en France à l’occasion de la promulgation de la loi sur l’interdiction du port ostensible des signes religieux à l’école en 2004. Elle insiste particulièrement sur la racisation et la sexualisation du débat sur la question du voile qui l’accompagne. S’il concerne a priori la laïcité, ce dernier est aussi un discours stigmatisant les populations arabes et musulmanes, visant d’abord et avant tout les femmes, leur corps et son exposition « ostentatoire ». Ainsi, les discours contre le port du voile, faisant de ce dernier le symbole de l’oppression de genre et de sexualité de « la » femme musulmane, sont pour Joan Scott l’expression d’un nationalisme sexuel où laïcité et liberté sexuelle sont devenues des synonymes. Dans ces discours qui imputent aux musulmans l’échec de l’intégration républicaine, « la sexualité était la mesure de la différence, de la distance que les musulmans devaient traverser afin de pouvoir devenir pleinement français » [22].
Récemment, à l’occasion de la deuxième édition du colloque Penser l’émancipation organisé à l’université de Nanterre en février 2014, Joan Scott a prolongé les réflexions de cet essai en proposant une généalogie des usages racistes de l’émancipation sexuelle dans les dernières décennies qui permet l’exclusion des musulmans en particulier du « droit à avoir des droits » [23]. Elle insiste notamment sur les transformations actuelles de l’universalisme républicain qui, à la promotion passée de l’égalité entre individus abstraits, substitue l’égalité d’individus sexuellement actifs. Dit autrement, le dilemme n’est plus tant celui de la différence des sexes que celui de la différence des sexualités. Si Joan Scott défend le caractère nécessaire d’une démocratie qui soit également sexuelle, c’est-à-dire qui intègre une pluralité de pratiques sexuelles, elle s’oppose en revanche à ce que ce pluralisme constitue le prétexte d’une stigmatisation à l’encontre des populations dominées, demandant à être reconnues comme membres de plein droit des États nations d’Europe occidentale dans lesquels elles résident.
Joan Scott met à mal les mythologies contemporaines de l’universalisme républicain. Aussi son féminisme critique et son engagement dans le débat public ont-ils pu être rejetés, parfois violemment, par une partie de la classe intellectuelle française y voyant le produit du radicalisme « bruyant » et « acariâtre » d’un « féminisme à l’américaine ». Cette opposition s’est notamment manifestée à l’occasion de « l’affaire du Sofitel » en 2011. Dénonçant l’euphémisation de l’accusation de viol dont fait l’objet Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du FMI, dans les réactions d’hommes politiques et de journalistes français qui vont jusqu’à évoquer un simple « troussage de domestique » [24] propre à l’habitus libertin de l’élite, Joan Scott critique une certaine « théorie française de la séduction » qui récuse les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la sexualité. Sa tribune parue dans le New York Times suscite les critiques vives d’Irène Théry, de Mona Ozouf, de Claude Habib et de Philippe Raynaud qui lui opposent par tribunes interposées la défense d’un « féminisme à la française » revendiquant « les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction » [25]. Le soutien alors reçu par Joan Scott de la part de philosophes, sociologues et politistes jouant un rôle de premier plan dans les études de genre en France permet de ne pas réduire cette controverse à un simple clivage franco-américain [26]. Selon ces derniers, c’est bien plutôt l’opposition entre un féminisme critique et un féminisme conservateur qui se révèle dans ces moments de politisation des questions sexuelles. Ce prétendu modus vivendi des sexes à la française constitue une ligne de défense idéologique permettant d’abstraire la question de la sexualité de la domination masculine et hétérosexuelle. Ainsi, là comme ailleurs, Joan Scott, en historienne réactive au présent, a proposé des pistes pour déconstruire les discours fantasmatiques et historiques de la République et dévoiler l’inégalité des rapports de sexes, de race ou de sexualité qu’ils peuvent légitimer.
« Le Féminisme ne peut être qu’une pensée libre et critique », disait la féministe révolutionnaire Suzanne Blaise en 1975 [27] ; les travaux de Joan Scott nous en persuadent, tant le genre y constitue un outil permanent de dévoilement des inégalités. Si ces travaux et la méthodologie déconstructionniste qu’elle affectionne tendent parfois à la placer plus du côté de la théorie critique que de la pratique historique, il n’en reste pas moins que ses réflexions sur le genre et les paradoxes de l’universalisme républicain sont continuellement mobilisées et retravaillées dans le champ des sciences humaines et sociales et particulièrement en histoire.