J’peux plus exister là
J’peux plus habiter là
Je sers plus à rien — moi
Y’a plus rien à faire
C’est par ces paroles que Bernard Lavilliers, lui-même ancien apprenti métallurgiste, décrivait dans sa chanson Mains d’or (2001) un ancien travailleur devant son usine fermée. En effet, que reste-t-il au monde ouvrier quand le lieu de ses souffrances, mais aussi de son identité, disparaît ?
C’est à cette question brutale que s’attèle l’ouvrage interdisciplinaire dirigé par Stéphane Beaud et Gérard Mauger. Celui-ci s’appuie, comme rappelé par les deux auteurs (p. 7), sur un paradoxe des sciences sociales françaises. D’une part, il y apparaît un regain d’intérêt, notamment en sociologie, pour le monde du travail [1]. D’autre part, la notion même de « monde ouvrier », ensemble doté d’une certaine cohérence, notamment symbolique, est progressivement évacuée par le pluriel des « classes populaires » [2].
Les deux auteurs se concentrent sur les couches les plus jeunes de ce monde ouvrier en crise. Ce n’est pas un hasard : les mutations du capitalisme français ont créé une rupture béante entre les travailleurs ayant connu le compromis fordiste des années d’après-guerre et leurs enfants et petits-enfants qui ont subi d’incessantes transformations économiques.
L’ouvrage fait le pari de s’appuyer sur une approche ethnographique. Sur les 11 chapitres de l’ouvrage, 9 sont issus d’enquêtes de terrain — de la banlieue au monde rural, du bassin minier lorrain à Marseille, des « Petits Blancs » aux minorités ethniques — menées dans le cadre de séminaires de l’EHESS ou de l’ENS.
Une vie en pointillé
Quelque chose s’est rompu avec la crise du capitalisme industriel. Le cas de Hassan, un « vieux jeune » (p. 21-33), en est un exemple saisissant. Vincent Burckel, auteur de cette analyse, montre ici tout l’intérêt, mais aussi la force du récit biographique. Hassan habite à Hagoncourt, petite ville minière dont l’activité industrielle a disparu entre 1966 et 1993. Né en 1964, il se retrouve coincé entre deux générations dont il est exclu, à l’instar de son groupe d’âge.
D’une part, il a été trop jeune pour connaître la carrière durable des anciens, comme mineur ou ouvrier d’usine. D’autre part, il est trop âgé pour partager les codes et les pratiques des « bandes ». Pas assez ouvrier pour les premiers (précarité, chômage, instabilité), il l’est trop pour les seconds (culture du travail, langage respectueux et lent, refus des conduites prédélinquantes ou délinquantes). Hassan symbolise tragiquement ce passage de relais raté, des années 1980 aux années 1990, entre les générations des classes populaires.
La vie en pointillé qui est la sienne souligne le sentiment de déréliction qui touche certains jeunes hommes des classes populaires. Olivier Coquard reprend une formule lapidaire d’une des personnes interrogées pour résumer celle-ci : « Pas de diplôme, pas de taf, pas de meuf » (p. 51-61). Un des jeunes que l’auteur suit, Steve, poursuit à un âge adulte un comportement adolescent, « voyou », qui lui ferme les portes de l’insertion matrimoniale et professionnelle.
On retrouve le même constat chez Thomas Beaubreuil (p. 63-81) à propos des « jeunes du hall ». Percevant trois âges dans la rue, il distingue les plus jeunes (à partir de 17 ans), les grands frères et les « piliers » de la rue (dans la vingtaine) et les « tox », drogués particulièrement disqualifiés par les deux précédents groupes dont ils sont pourtant issus.
Se distinguer des perdants
Cette disqualification entre strates du lumpenprolétariat montre, jusqu’à l’absurde, combien le souci de « distinction » peut segmenter un même groupe, ici sur la base de l’âge. Cette opposition à des comportements perçus comme anomiques peut cependant lier les différentes générations des classes populaires ; ainsi dans la salle de boxe thaïe à Blancy, étudiée par Karim Oualhaci (p. 83-96). Celle-ci, qui promeut à la fois un sport de compétition et de loisir, constitue un lieu de discipline rigoureuse pour une fraction plus stable des classes populaires. La salle combine la force physique, qui inspire le respect, et des règles strictes que les jeunes adultes réinvestissent dans une trajectoire scolaire et professionnelle plus réussie que la moyenne du quartier.
Néanmoins, les filières d’ascension sociale sont ambivalentes. C’est ce que montre Sophie Orange à propos de jeunes diplômées de BTS d’origine populaire, restées à proximité de leur lycée à Bressuire (p. 113-124). En couple précocement, assignées à un rôle genré (dépendantes du mari « qui travaille »), contraintes par un bassin d’emploi limité, elles ont néanmoins acquis des codes (sport, activité culturelle ou artistique) et une certaine assurance intellectuelle qui les distinguent de leurs parents, en particulier de leurs mères.
De même, l’espoir d’une promotion individuelle des jeunes d’un atelier RATP, étudié par Martin Thibaud (p. 143-153), cristallise les mutations du monde ouvrier. Aux générations plus âgées, marquées par l’identité du groupe soudé contre la direction, s’opposent symétriquement des jeunes plus diplômés, refusant l’identité ouvrière et jouant sa proximité culturelle avec le management. Hiérarchie managériale et jeunes employés essaient mutuellement d’instrumentaliser cette faille dans l’atelier, pour promouvoir des stratégies personnelles de promotion.
Cet exemple de la RATP débouche sur le questionnement du non-rapport entre mouvement ouvrier et jeunes des classes populaires. Prenant l’exemple de la CGT face aux jeunes précaires de la grande distribution et de la restauration rapide à Marseille (p. 127-141), Charles Berthonneau note l’ambiguïté de ces interactions : les militants syndicaux sont à la fois des références, par leur combativité, et des défenseurs du « travail bien fait », parfois en conflit avec des jeunes dont le sérieux professionnel peut laisser à désirer.
En sens contraire, les deux études sur les formes de l’activisme (Lorenzo Barrault et Clementine Berjeaud sur les lycées professionnels, p. 157-167 ; Samuel Bouron et Pierig Humeau sur les punks et militants identitaires, p. 169-181) notent que la dépolitisation supposée des jeunes de milieux populaires doit être nuancée. Tout d’abord, les catégories droite-gauche survivent, mais elles sont désormais interprétées de manière ethnique ou raciale (les « racistes » contre les « minorités »). Ensuite, le positionnement social (habitat pavillonnaire ou logement d’urgence, parents précaires ou non, insertion sociale et scolaire ou échec éducatif et pauvreté) joue lourdement dans l’intérêt et l’orientation politiques. Ainsi, aux punks en rupture familiale et aux lycéens professionnels issus de la grande précarité, s’opposent un élève proche de l’extrême droite et des identitaires socialement plus favorisés, qui, en fin de compte, perpétuent un culte très prolétaire du travail, du sérieux et de la fidélité à son groupe.
Une reproduction sociale partielle
Trois articles non directement ethnographiques (Gérard Mauger sur la culture ouvrière, Ugo Palheta sur les jeunes femmes de classes populaires diplômées, Florence Weber dans la conclusion) permettent une analyse plus globale et bienvenue. Ils ouvrent autant de pistes qui parcourent les enquêtes de terrain.
La première réside dans le paradoxe de la « diplomanie » et l’injonction à la mobilité (sociale, économique, scolaire) à laquelle les classes populaires sont sommées de participer. Ainsi, les jeunes filles de classes populaires qui réussissent à l’école, selon l’analyse implacable d’Ugo Palheta, se heurtent au plafond doublement renforcé du genre et du milieu social.
Le second point concerne la reproduction sociale partielle à l’œuvre. Si une partie de l’habitus ouvrier a disparu, certains traits ont néanmoins continué à exister, vus désormais comme des déviances, puisqu’ils sont privés de leur signification antérieure. Ainsi la force physique, autrefois recherchée à l’usine, est aujourd’hui, dans une situation de désœuvrement, source de conduites prédélinquantes ou délinquantes.
Troisième piste, probablement la plus perturbante de l’ouvrage : la décomposition partielle de ce que fut le monde ouvrier se traduit par une ethnicisation intense à l’œuvre au sein des classes populaires, opposant les « Blancs » et les autres, aussi bien sur la langue, la religion, le positionnement, que la sociabilité. Si l’avenir peut paraître bouché pour les enfants de la désindustrialisation, leur horizon social est de plus en plus fragmenté.
Recensé : Stéphane Beaud et Gérard Mauger (dir.), Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2017, 270 p., 25€.